Chapitre 14 - Monterosso : L'envol
Suite à cette apparition complètement inespérée, je déambule dans les rues pendant un certain temps. Avec mon carton entre les mains et un sourire béat sur les lèvres, je ne dois pas avoir l'air bien fin, mais je n'en ai pas grand-chose à faire.
Il faut dire que cette collision matinale a amené avec elle deux éléments pour le moins remarquables. Le premier, c'est qu'après l'avoir aperçue et cherchée pendant toute la soirée de la veille, j'ai finalement revu cette fille, et ce juste avant son départ. Coïncidence ? Je ne crois pas ! La seconde, c'est que moi, Samuel, le gars le moins entreprenant du monde quand il s'agit de drague, j'ai réussi à avoir son numéro. Son numéro. N'importe quelle personne me connaissant un tant soit peu serait estomaquée. Je ne sais pas si c'est l'air de l'Italie ou cette Stella qui m'inspire mais, croyez-moi, ce qui vient de se passer restera dans les annales.
Cette surprise me laisse sur un petit nuage. Je ne sais pas pourquoi car je la connais à peine, mais le simple fait de me dire que je vais pouvoir revoir cette fille me remplit de joie. Je suis ailleurs, tellement ailleurs que j'en oublie Ethan, notre logement et tout le reste. Je me retrouve juste à errer dans les rues, me laissant porter par les chemins qui s'offrent à moi.
Ainsi, après une ascension de je ne sais combien de mètres, je débouche sur ce qui ressemble à un promontoire en pierre ouvert sur la mer. Intrigué, je m'avance et découvre la statue d'un homme incliné et vêtu d'une toge, une main portée vers le ciel, l'autre posée sur la tête d'un animal qui ressemble à un ours. Le fer oxydé donne des teintes vertes et bleutées à sa silhouette. L'écriteau fixé à ses pieds m'indique qu'il s'agit de Saint François d'Assise.
Encouragé par la brise qui me rafraîchit après cette montée somme toute éreintante, je dépasse la statue pour m'appuyer contre la balustrade. Comme à chaque fois dans n'importe quel endroit des Cinque Terre, la vue est splendide. Je laisse mon regard se perdre dans l'enfilade de montagnes escarpées qui se jettent dans la mer, formant un dégradé de teintes du vert le plus soutenu au plus estompé. Plus elles sont loin, plus leurs contours se confondent avec le bleu du ciel.
Une bourrasque énergique me parvient. Agréablement surpris, je prends une grande inspiration et emplis mes poumons de cet air marin aux notes iodées.
Vivant. Je me sens vivant.
Encore extatique, j'extrais de ma poche le précieux petit bout de carton où la suite de chiffres est griffonnée à l'encre verte. En souriant, je réalise à quel point ce voyage, en me poussant dans mes retranchements, est en train de me changer. Je suis loin de la métamorphose, mais en seulement une petite semaine, je sens déjà que mon comportement a changé. Comme s'il était un poil plus audacieux, plus assuré. Ce n'est pas le premier évènement où cela se joue, mais cette rencontre avec Stella me le fait réaliser pour de bon. Entre le camping au lac de Côme et l'initiative de venir ici, je suis content de voir ce que j'ai déjà été capable d'accomplir. Et il me tarde de voir ce qui m'attend encore.
Pris d'un élan de fierté, je brandis mon petit bout de carton dans les airs.
— Tu déchires, Sasa !
Je ferme les yeux quand, soudain, mon exclamation victorieuse est relayée par une énorme bourrasque. Et là, c'est le drame.
Je n'ai même pas le temps de réagir : à peine ai-je ouvert les yeux que je vois le précieux bout de carton s'éloigner en virevoltant.
— Non, non !
Je me penche par-dessus la balustrade en tendant la main dans la vaine tentative de le rattraper, mais le papier est déjà bien trop loin. Dépité, je le regarde d'un air impuissant tournoyer dans les airs, emportant avec lui mes dernières chances de revoir Stella.
Tout ça... Pour ça ?
La vie est cruelle.
* * *
Quand je retrouve enfin le chemin de notre logement, le soleil est déjà bien haut dans le ciel. À peine ai-je poussé la porte de la chambre qu'Ethan m'assaille de questions :
— Ah, quand même, j'ai cru que tu ne reviendrais jamais ! Où étais-tu ? Qu'est-ce qui t'es arrivé, tu t'es fait traquenarder par les pèlerins du village, ou quoi ?
Repensant à toutes mes aventures matinales, je réponds d'un air évasif :
— Oh, si tu savais...
Ethan m'examine d'un air inquisiteur. Pour dévier le sujet, je déclare :
— En tout cas, tu vas être content. Je t'ai ramené des gâteaux bizarres, comme tu les aimes !
Comme pour prouver mes dires, j'ouvre la boîte dans un sourire enjoué. L'amas informe de pâtisseries mi-écrasées, mi-fondues que je découvre me l'arrache aussitôt.
Dios Santo. Heureusement que mon ami le commerçant n'a pas vu ça, sinon, j'aurais fini dans le même état que ces gâteaux.
— Hum, d'accord, tu n'as pas pris les choses à la légère quand je t'ai dit que j'aimais tester des choses qui sortent du commun... remarque Ethan.
Je fixe le carton d'un air dépité sans rien dire. Je me doutais que les gâteaux ne seraient pas en super forme après toutes ces péripéties, mais quand même. Je ne m'attendais pas à... ça.
Heureusement, mon ami fait de nouveau preuve de son optimisme légendaire :
— Bon, ils ont un peu souffert du voyage, certes... déclare-t-il d'un air plus tempéré. Mais il ne faut pas se fier à l'apparence de la nourriture, après tout ! Tu connais l'histoire de la tarte tatin, pas vrai ? Peut-être que l'on s'apprête nous aussi à faire une découverte culinaire incroyable.
Je le fixe d'un regard incrédule, bluffé par sa foi inébranlable.
— Euh... Peut-être, oui.
Sans attendre, Ethan saisit ce qui s'apparente plus ou moins à un morceau de gâteau pour le fourrer dans sa bouche.
— Mmmm... commence-t-il.
Mais son expression enthousiaste ne me convainc pas vraiment.
— Alors ? l'interrogé-je.
— Pour la découverte culinaire hors du commun, il faudra repasser. Les pâtisseries sont bel et bien meilleures quand sont maintenues au frais et qu'elles se tiennent.
J'arque un sourcil, avant de saisir à mon tour ce qu'il reste de l'entremet au chocolat que j'avais choisi. Malheureusement, le dessert se désintègre entre mes doigts avant même que j'aie eu le temps de le porter à ma bouche.
— Tu m'étonnes.
Ethan, que l'aspect des pâtisseries ne semble pas rebuter plus que ça, termine d'engloutir un nouveau gâteau avant de reprendre :
— Mais, dis-moi, si tu me racontais plutôt ce qui est arrivé à ces malheureux gâteaux pour qu'ils atteignent un tel stade de décomposition ?
Sa question inattendue me laisse muet comme une carpe.
— Euh...
Hésitation qui n'échappe pas à Ethan. Plus motivé que jamais, ce dernier se plante devant moi avec de grands yeux curieux.
— Ooooh, voilà qui m'intrigue d'autant plus ! Je vous écoute, monsieur Sammy. Quelle est l'histoire qui se cache derrière ce carton de pâtisseries ?
Comprenant qu'il ne va pas me lâcher la grappe, je lui fais part de ma matinée : ma rencontre avec le commerçant, ma collision inespérée avec Stella puis le moment où, telle une quiche, je laisse son numéro s'envoler dans le vent.
Loin d'être ému par mon récit poignant, Ethan éclate de rire.
— Mon Dieu, Sammy, tu es vraiment un sketch à toi tout seul !
— Merci de ton soutien, grommelé-je.
— Excuse-moi... hoquète-t-il entre deux éclats de rire. C'est juste que je ne m'attendais pas à ce que le Sammy amoureux soit aussi drôle. Laisse-moi juste le temps de m'en remettre.
— Vas-y, prends ton temps.
Je l'observe se remettre de sa crise d'un air réprobateur. Finalement, Ethan s'essuie une larme au coin des yeux, avant de reprendre :
— Plus sérieusement. Tu sais ce que je pense ?
— Moi, deviner ce qui se passe dans ton esprit tortueux ? Jamais.
— Les choses se passent pour une raison. Son numéro, ce n'était qu'une garantie de sécurité, une manière de t'accrocher à ce qui se serait autrement fait naturellement.
— Naturellement ? Ethan, cette fille sillonne actuellement les routes de l'Italie, un pays de plus d'environ soixante millions d'habitants. Je n'ai aucune chance de la revoir.
— Si le hasard a remis cette fille sur ton chemin après que tu l'aies entrevue une première fois hier soir, je suis sûr qu'il le fera à nouveau.
Peu convaincu, je toise Ethan en plissant les yeux.
Je ne suis pas sûr d'y croire autant que lui mais, à présent, c'est le seul espoir qu'il me reste.
* * *
Nous passons la journée à tourner dans le village de Monterosso, profitant de la fanfare et des prières qui animent les rues. À onze heures, nous nous rendons sur la place de l'église principale pour la fameuse cérémonie dont mon ami le pâtissier m'a parlé.
Là-bas, nous apercevons un cortège en train de sortir de l'édifice religieux le simulacre du Saint Patron, une petite niche richement décorée où se tient une statue de San Giovanni. Alors qu'ils sont encore en train de descendre, des sachets de poudre colorée sont propulsés dans les airs, déclenchant sur la place une véritable explosion multicolore. Du rouge, du bleu, du jaune, du vert, du violet... Toutes les teintes se mêlent et donnent à la scène les allures festives qui lui reviennent. Émerveillé, je m'empresse de sortir mon téléphone pour immortaliser ce moment et le partager avec ma famille. Ils vont adorer, c'est certain.
La suite de la journée se déroule plutôt tranquillement : après un plat de pâtes locales dans un petit restaurant, nous assistons à une nouvelle célébration eucharistique devant l'église. Cette fois-ci, c'est un orchestre agrémenté d'une castafiore qui suit. Plus tard dans la soirée, une fois la nuit tombée, un feu d'artifice magistral donne le bouquet final de ce week-end de célébration.
Nous nous apprêtons à quitter la plage, lorsque nous remarquons qu'une foule est en train de se former. Curieux, nous nous approchons.
— Aspetta, passami la tua candela.
La plage semble comme plongée dans une atmosphère feutrée. Des chuchotements se mêlent pour ne former qu'un murmure indistinct et, d'une main à l'autre circulent des petites bougies. Leurs flammes projettent une lumière chaude sur des visages de tous âges, tous animés par le même sourire béat.
— Non hai una candela ? Prendi questo.
Interpellé, je me tourne vers ma voisine de droite, une dame d'une cinquantaine d'années, qui nous tend, à Ethan et moi, deux petites bougies.
— Oh, grazie mille.
Je prends la mienne au creux de mes mains, tandis qu'elle acquiesce en l'allumant avec la sienne. La petite flamme qui en émane me réchauffe le visage et le cœur.
Je regarde Ethan, avant de suivre le reste du cortège vers la mer, où quelques uns ont déjà déposé les leurs. D'un geste, je retire mes chaussures pour m'avancer dans l'eau. Dès que je rencontre la houle, sa fraîcheur revigore mes pieds engourdis par la chaleur et la marche. Et, une fois que l'eau m'arrive aux genoux, je dépose ma bougie.
Je jette un bref coup d'œil à Ethan, juste derrière moi. Il me répond d'un sourire émerveillé. Je ne sais pas si nous sommes censés prier, ou faire un vœu mais, en me retournant, je décide de prononcer les seuls mots qui me paraissent justes à cet instant précis :
— Merci, murmuré-je.
Je reste quelques instants debout, en compagnie d'Ethan. Mon regard est comme absorbé par la flamme de ma bougie, qui s'éloigne en dansant dans cette constellation scintillante.
— C'est beau.
Je réponds à mon ami en acquiesçant, les yeux encore happés par ce ballet de lumières.
— Je vais prendre la route de la France, demain.
Cette fois-ci, ces paroles m'arrachent à ma contemplation. Intrigué, je me tourne pour porter sur Ethan un regard inquisiteur.
— La France ?
— Oui. On n'a pas vraiment eu l'occasion d'en parler, mais mon voyage à moi, je ne le fais pas qu'en Italie. J'ai prévu de visiter d'autres pays d'Europe.
— Oh.
Je ne parviens à rien dire de plus, mon cœur étonnamment serré par cette annonce. Instinctivement, je détourne le regard pour le pointer vers l'horizon, qui s'apparente plutôt au néant en cette nuit obscure.
Si Ethan quitte l'Italie, cela signifie que nos chemins vont se séparer. Je sais depuis l'instant où nous nous sommes rencontrés que ce moment finirait inévitablement par arriver, mais je ne m'attendais pas à ce que l'entendre soit si difficile.
À croire que je m'étais attaché plus que je ne l'aurais cru à ce canadien aux airs de Bob le bricoleur et aux idées farfelues.
Je déglutis difficilement, tentant au mieux d'avaler cette vague d'émotion indésirable.
C'est ridicule, Samuel, tu connais à peine ce type, me sermonne une petite voix.
— Et toi, où tu vas ?
Sa question me prend au dépourvu. Je ne sais pas quoi répondre, la vérité étant que je suis plus perdu que jamais. Que faire ? Prolonger encore un peu mon séjour avec Ethan en remontant avec lui la côte vers le Nord de l'Italie, ou bien renoncer à sa présence et continuer de mon côté ?
— Il faut que tu suives la voie qui fait le plus sens pour toi, Sammy.
Une fois de plus, les paroles sages d'Ethan m'aident à remettre un peu d'ordre dans mes pensées. Dans le fond, j'ai beau m'agripper au semblant de sécurité qu'il représente, je sais que ma route doit désormais se faire vers le Sud de l'Italie. C'est là que m'attendent mes prochains objectifs.
L'évidence de ma décision ne la rend pas moins difficile à prendre. J'ouvre la bouche pour lui répondre, mais les mots ne sortent pas.
Quand, soudain, un bruissement d'ailes en provenance de la plage attire mon attention. En me retournant, je découvre avec surprise un petit oiseau posé sur les galets. Un petit oiseau bleu étrangement familier.
Je ne suis pas un expert en volatiles, mais là, j'en suis certain. C'est une taranga azuleja, le même petit oiseau que j'ai aperçu chez ma grand-mère pendant la cérémonie.
Confus je fronce les sourcils. Que fiche un oiseau tropical ici, en Italie, sur une plage des Cinq Terres ? Ça n'a pas de sens...
Soudain, je suis envahi par un nouveau sentiment. Sans savoir pourquoi, ni comment, je me sens étrangement plus serein, plus confiant. Comme si la sagesse de ma grand-mère s'était soudain insinuée en moi, m'insufflant la force nécessaire pour prendre cette décision.
Lorsque le petit oiseau prend son envol et disparaît dans la nuit, je comprends.
Il est temps que je continue ma route, moi aussi.
— Je vais prendre la direction de Florence, déclaré-je finalement dans un sourire.
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