Chapitre 13 - Monterosso : Collision et séduction

Un bruit d'explosion me tire de mon sommeil en sursaut. Les rideaux transparents de la pièce où je me trouve filtrent une faible lueur rosée. Alerte, je me relève dans un lit qui m'est étranger. Lorsque je découvre la silhouette inerte d'Ethan à côté de moi, je me souviens. Nous sommes dans la petite chambre chez l'habitant que nous avons louée, après avoir passé la soirée dehors à profiter du concert et des autres festivités.

Je commence tout juste à me calmer, lorsqu'un nouveau bruit d'explosion retentit. Qu'est-ce que c'est que ça ?

Trop curieux et anxieux pour rester allongé, je me relève et me dirige vers la fenêtre. Nouveau bruit d'explosion, accompagné cette fois-ci d'un son de cloches. J'ouvre le battant pour passer ma tête au travers. Encore un bruit d'explosion. Une nouvelle paire de cloches vient s'y ajouter, générant une véritable symphonie de carillons, rythmée par de nouveaux bruits d'explosion espacés chacun de plusieurs secondes J'en compte en tout vingt-et-un.

Lorsque la ville semble de retour à la normale, je referme le battant. En faisant volte-face, je découvre Ethan redressé sur le lit. Visiblement, ce boucan a fini par avoir raison de son sommeil.

— Qu'est-ce que c'était que ce bordel ? Il n'est que cinq heures quarante-cinq... grommèle-t-il.

— Hein ? Mais non, qu'est-ce que tu...

En consultant mon téléphone, j'arrête net ma phrase. Mon ami n'exagère pas. Il n'est même pas six heures !

Mierda, ils ont osé, soufflé-je en plissant les yeux. Comme si c'était l'heure de nous donner un concerto de cloches...

Je regarde Ethan se laisser choir sur le lit d'un air dépité et sombrer de nouveau en moins de trois secondes. À croire qu'il est bel et bien capable de dormir lorsqu'il s'y met ! Je songe durant un instant à en faire de même et vais jusqu'à m'allonger, mais je suis bien trop réveillé pour ça. Résigné, je me relève et attrape des vêtements propres pour filer sous la douche.

* * *

Je me retrouve à déambuler dans le village sans trop savoir où aller. Mis à part quelques chats et deux ou trois commerçants sortant tout juste leurs devantures, les rues sont encore désertes. Après des journées à parcourir des endroits peuplés de monde, ce retour au calme me fait du bien. Il me rappelle la sérénité ressentie dans la forêt autour du lac de Côme.

Ragazzo !

Alpagué par une voix tonitruante, je me retourne brusquement. Je découvre un homme qui, visiblement, semble avoir du mal à sortir seul son stand de glaces de la boutique. Sans réfléchir, je vole à son secours pour l'aider. Quelques instants plus tard, le problème est réglé. J'en profite pour l'aider à sortir les gros bacs du congélateur pour les placer dans la vitrine.

Grazie, grazie mille... m'adresse l'homme dans un grand sourire. Il tuo nome ?

Prego, acquiescé-je d'une voix peu assurée, avant de comprendre sa question et d'ajouter : Samuel.

Dai, Samuel.

L'employé me faisant signe de le suivre dans la boutique, je ne me fais pas prier. J'y découvre alors tout un assortiment de pains et pâtisseries. Je regarde l'homme s'affairer autour de sa machine à café, qui se met vite à vrombir. Une trentaine de secondes plus tard, il se retourne et me tend une tasse de capuccino fumante.

Embêté par le fait de ne pas parler un traître mot d'italien, je me retrouve cloué sur place. Le commerçant ne s'en soucie pas plus que ça et se retourne pour aller chercher je ne sais quoi derrière. Lorsqu'il revient et dépose une part de focaccia nature enveloppée dans une serviette, à côté du capuccino, ma gêne se démultiplie encore. Heureusement, je retrouve enfin l'usage de ma langue.

Grazie mille. Il ne fallait pas...

Je tente de lui mimer des gestes pour illustrer ma phrase en anglais, mais ne récolte qu'un regard perplexe du commerçant.

Mangia, Samuel, è per tè, m'indique-t-il, avant de pointer du doigt les mets posés sur le comptoir. Collazione liguriana.

Comprenant qu'il semble y tenir, je m'avance pour goûter la focaccia.

Good ? m'interroge-t-il en esquissant un pouce en l'air.

La bouche pleine, j'acquiesce en répliquant ce même geste, ce qui semble ravir l'employé.

Oggi è una lunga giornata... poursuit-il en soupirant.

Concentré, je plisse les yeux. De ce que je saisis, il me partage que sa journée va être longue.

Festa patronale di San Giovanni Battista, ieri e oggi, articule-t-il en m'indiquant l'arrière, puis l'avant à l'aide de ses doigts.

Je hoche la tête en sirotant mon capuccino, puis me rappelle du vacarme de ce matin. Peut-être que mon nouvel ami saura m'expliquer la raison de ce concerto de cloches matinal ? Dans un italien mêlé à l'anglais, je tente :

Questa mattina... Suona la campana... What was it ?

Le commerçant me fixe d'un air sceptique, avant d'acquiescer:

Ah, questa mattina, si... è le ventuno colpi di cannone. Per iniziare la giornata, la celebrazione !

Je saisis de nouveau quelques mots, très similaires à l'espagnol, qui m'aident à comprendre qu'apparemment, il s'agissait de coups de canon marquant le début de ce jour de fête. Dios Santo, pour un si petit village, ils ne font pas les choses à moitié !

Mon ami m'énonce alors ce qui ressemble à l'emploi du temps de la journée. De ce que j'arrive à en tirer, il y aurait actuellement un pèlerinage en hommage au saint-patron de la ville (où ça, telle est la question, mais sûrement pas dans le quartier vu l'aspect quelque peu désert des rues). Il mentionne la venue d'un groupe de musique le matin et une cérémonie importante à onze heures qu'il ne faudrait surtout pas manquer. Il me regarde d'une telle façon en me disant cela que je lui promets de m'y rendre, craignant de potentielles représailles. La suite est assez floue, mais au vu de la longueur de son monologue, je présume que ce dimanche s'annonce chargé.

Une fois ma colazione ligurienne finie, je me tourne vers le commerçant pour lui faire mes au revoir. Mais là, alors que je m'apprête à ouvrir la bouche, mes yeux se perdent dans la vitrine. En voyant les gâteaux alléchants, je me dis que ça pourrait être une bonne idée d'en ramener à Ethan. Je décide alors de ramener plusieurs petits formats. Je choisis un mélange des gâteaux les plus bizarres (pour Ethan) et les plus alléchants (pour moi). Je le vois aussi comme une manière de remercier le commerçant de son geste.

Quelques instants plus tard, je marche dans la rue avec un petit carton plein. En plus de ceux que j'avais achetés, mon ami le vendeur m'en a offert quatre autres. J'espère qu'Ethan est prêt à déguster, parce qu'avec tout ça, on va en bouffer, du gâteau.

Je rebrousse tranquillement chemin afin de retrouver le logement où nous sommes hébergés. À chaque nouvelle rue, j'observe l'allure des bâtiments afin de m'assurer de ne pas me tromper. Je marche depuis cinq minutes à peine, lorsqu'un vrombissement sonore rompt la quiétude du village. J'ai à peine le temps de me retourner qu'une moto, surgie d'une intersection, passe en me frôlant à quelques millimètres à peine.

Déstabilisé, je perds l'équilibre et pars en avant, entraînant la chute de mon précieux carton.

Mierda, no !

Maudit chauffard ! Ce dernier, alarmé, arrête aussitôt sa moto pour bondir du siège. Alors là, il va m'entendre ! En espagnol ou en anglais, peu importe, il n'en aura pas besoin pour savoir que je suis énervé ! 

Sous son habit de protection, je crois deviner une silhouette plutôt frêle. Parfait, cette crevette ne me fait pas peur !

Oh no, mi dispiace ! Stai bene ?

La voix féminine qui émane de ce corps anonyme me prend au dépourvu. C'est à ce moment que la silhouette retire son casque, révélant une tête brune aux cheveux ondulés et au visage angélique. C'est elle, c'est la fille que j'ai aperçue hier ! Moi qui ouvrais déjà la bouche pour lui déverser des torrents de haine, je me retrouve soudain comme paralysé.

Face à mon mutisme soudain, la motarde s'avance vers moi pour me sonder de ses yeux couleur miel, délicatement soulignés par sa frange.

Tutto bene ?

Heureusement, je parviens enfin à décrocher mon regard du sien pour retrouver l'usage de la parole.

Bueno... Sí... Estoy bien...

L'usage de la parole, certes, mais visiblement qu'en espagnol. Mince alors, cette chute m'a peut-être vraiment sonné ?

Est-ce que tu parles anglais ? l'interrogé-je, basculant finalement vers la sacro-sainte langue internationale.

La fille acquiesce vivement.

— Oui, bien sûr. Est-ce que tu as besoin d'aide ?

Je marque une pause d'une fraction de seconde.

— Euh, oui, je veux bien. J'ai un peu mal à la jambe...

C'est complètement faux. Tu es un pitoyable menteur, Samuel.

Bien évidemment, la brune marche en plein dedans et s'empresse de m'aider en venant se coller à moi. Cette soudaine proximité me révèle son odeur, un parfum estival dont les notes sucrées me rappellent l'abricot ou la pêche. Tandis qu'elle se glisse sous mon bras, je ne peux pas m'empêcher de frissonner en devinant la courbe de son épaule sous son blouson en cuir. Elle enroule ensuite son bras autour de mon dos, m'empoignant fermement le torse pour m'aider à me redresser. À peine protégé par le tissu léger de mon t-shirt, je sens ses doigts comme s'ils caressaient la peau de ma cage thoracique.

Une fois debout, je tourne la tête vers elle. À quelques centimètres à peine de son visage, je me délecte de chaque détail que je découvre, des subtiles tâches de rousseur qui parsèment ses pommettes relevées et son nez en trompette, au dessin presque parfait de ses sourcils, interrompu seulement à un endroit par une petite coupure.

Finalement, la fille se retire de sous mon bras, mettant fin à ce moment hors du temps.

— Je suis vraiment, vraiment désolée... Je n'aurais pas dû rouler si vite. J'étais pressée et il n'y avait personne dans les rues, je ne pensais pas croiser un piéton dans ce virage...

Son accent italien donne un côté mélodieux à son anglais, ajoutant encore à son charme.

— Tu portais un carton, en plus... J'espère que ce n'était pas fragile ?

Sa question me renvoie aussitôt à mes pâtisseries, qui ne doivent pas avoir fière allure. Je lui réponds d'un geste désinvolte, me surprenant moi-même.

— Oh, non, ne t'en fais pas pour ça.

La fille esquisse une moue gênée, visiblement peu convaincue.

— Où allais-tu comme ça ? l'interrogé-je finalement, en réaction à sa remarque antérieure.

— À Pise. Tu connais ?

— Juste de nom. Tu es de là-bas ?

Ce moment étant certainement ma seule chance d'en savoir plus sur cette fille qui m'intrigue tant, je n'ai pas grand-chose à perdre. Autant essayer de tirer tout ce que je peux de cette conversation. À ma grande joie, ma stratégie marche.

— Non, je suis de Naples, mais je fais un voyage en moto tout le long de la côte. Je pars de Gênes et je m'arrête à différents points le long de ma route pour y passer quelques jours.

Ravi de trouver une résonance entre son projet et le mien, je m'empresse de commenter :

— C'est vrai ? Moi aussi je fais un voyage à travers l'Italie !

— Oh, cool ! Tu es d'où, à la base ?

On dit bien que les étrangers sont attirants, non ? Et c'est sans parler des latinos. Fier comme jamais de mes origines, je déclare :

— De Colombie.

L'évocation de ce pays étire ses lèvres dans un sourire discret, presque énigmatique.

— Waouh, ça fait loin ! Sacré voyage.

J'acquiesce.

— Comment tu t'appelles ?

— Stella. Et toi ?

Stella, étoile. Jamais un nom ne m'avait paru si beau.

— Samuel. Enchanté.

Je lui offre un large sourire, avant de tenter le tout pour le tout :

— Dans mon voyage, j'ai prévu de m'arrêter quelques jours à Naples. Peut-être que je pourrais garder ton contact ? Je t'enverrai un message quand je passerais par là-bas, au cas où tu y es aussi, si ça te dit.

Durant la fraction de seconde qui suit ma proposition audacieuse, je retiens mon souffle en passant une main nerveuse dans mes cheveux. Je ne sens que mon cœur, qui tambourine comme un fou dans mes oreilles.

— Oui, bien sûr.

Sa réponse est accompagnée d'un sourire, plus franc et plus large que le précédent, qui dévoile cette fois-ci ses dents blanches. Soulagé, je laisse échapper un sourire à mon tour.

— Tu as de quoi noter ? m'interroge-t-elle.

Je tâte mes poches, réalisant avec effroi que je n'ai pas pensé à prendre mon téléphone pour ce que je pensais être une simple petite balade matinale.

— J'ai tout... Sauf le stylo, confessé-je.

Stella éclate de rire, et je ne peux pas m'empêcher d'en faire de même. Puis, en se tournant vers sa moto, elle soulève un petit sac qu'elle commence à fouiller.

— Tiens, voilà le stylo qu'il te manque.

J'attrape le feutre fin vert pomme qu'elle me tend en la remerciant, avant de m'accroupir pour arracher un petit bout du carton de pâtisseries.

— Je suis prêt.

Stella me dicte son numéro, que je note attentivement, scellant ainsi cette rencontre fortuite. À peine ai-je fini de noter le dernier chiffre qu'elle enfonce déjà son casque sur sa tête.

— C'était un plaisir, mais je vais devoir filer, Samuel. Si je me suis levée si tôt, c'est pour échapper au trafic légendaire qui encombre la route de la côte à cette période de l'année.

J'acquiesce, encore un peu sonné par cet évènement improbable.

— Attends, laisse-moi te rendre ton stylo.

Stella me répond en m'envoyant un clin d'œil malicieux :

— Je te le laisse. C'est toujours utile d'avoir de quoi écrire sur soi. Profite bien de ton séjour, et écris-moi quand tu seras à Naples !

Comme si j'allais oublier...

— Je n'y manquerai pas. Bonne route, Stella.

Et, dans un dernier sourire, elle disparaît aussi vite qu'elle est apparue, me laissant planté au milieu de la rue déserte, mon petit bout de papier cartonné entre les mains.

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