Chapitre 10 - Côme : Une nuit en forêt
— Bon, je pense qu'il va falloir commencer à chercher un endroit où dormir.
La déclaration d'Ethan sonne l'heure de la salvation pour mes pieds meurtris. Après tous les kilomètres que l'on s'est enfilés, j'ai plus que hâte d'enfin pouvoir m'allonger un peu.
— Avec plaisir.
En le voyant marcher et arpenter les alentours, je l'interroge :
— Quelle genre de caractéristique doit avoir notre spot, exactement ?
— Je dirais qu'il doit être plutôt caché.
Intrigué, je fronce les sourcils.
— Caché ? Pourquoi caché ? Est-ce qu'il y a des animaux sauvages... dangereux ?
Ma question fait rire Ethan, qui balaie aussitôt l'hypothèse d'un geste de la main.
— Des animaux sauvages ? Non, pas du tout.
— Alors de quoi sommes-nous censés nous cacher, exactement ?
— Eh bien, je dirais que ce sont plutôt des animaux domestiques...
— Mais enfin, de quoi tu parles ?
Le silence qu'il laisse planer me semble durer une éternité.
— Communément appelés les gardes forestiers, ou la police, complète-t-il finalement.
Je manque de m'étrangler avec ma salive.
— La police ?
— Eh bien, techniquement, le camping sauvage est interdit en Italie...
— Pardon ? le coupé-je en braquant sur lui des yeux ronds comme des billes. Tu veux dire que tu nous as embarqué dans un plan illégal ?
J'insiste bien sur ce dernier mot pour renforcer son côté dramatique.
— Oh, ne fais pas cette tête, Sammy !
— Mais enfin, tu savais, toi ! Comment est-ce que tu as pu ne pas me le dire avant ?
— Parce que je savais très bien que tu réagirais comme ça.
— Évidemment, que j'allais réagir comme ça ! C'est une idée foireuse !
Je passe quelques instants à tourner en rond en pestant. Nerveusement, je me passe une main dans le cou, puis dans les cheveux. Pendant ce temps, Ethan ne dit rien.
— Et il se passe quoi, si on nous trouve en train de camper ici ? l'interrogé-je finalement.
— On pourrait écoper d'une amende allant de 100 à 500 euros.
— Dios Santo... murmuré-je en fourrant mon visage entre mes mains.
— Mais ne t'en fais pas, ça n'arrivera pas.
— Non, ça n'arrivera pas, parce qu'on va s'en aller. Maintenant.
Mon ton sec et autoritaire est loin de convaincre Ethan, qui se met à faire de grands gestes.
— Maintenant ? Mais enfin, Samuel, ça n'a pas de sens ! La nuit est tombée, c'est trop dangereux de marcher dans les montagnes. On n'est pas équipés pour ça...
— Si tu ne veux pas y aller, c'est ton problème. J'irai seul s'il le faut.
Je commence déjà à ramasser mon sac pour partir bille en tête, mais Ethan me barre la route.
— C'est hors de question, Samuel. Tu es fou, ou quoi ? Tu me l'as dit toi-même, tu n'as presque jamais fait de randonnée ! Comment peux-tu ne serait-ce qu'envisager de te faire la malle tout seul en pleine nuit ?
— Je suis fou, vraiment ? Dixit le type qui m'a embarqué dans un plan « camping sauvage interdit » à mon insu !
— Écoute, je n'aurais pas dû te cacher ça. Je suis désolé, je ne pensais pas que tu le prendrais si mal. Ça m'est déjà arrivé plusieurs fois de camper dans des endroits où ce n'est pas autorisé, parfois même sans le savoir... C'est plus fréquent que tu ne le crois.
Toujours remonté, je le fixe en fronçant les sourcils.
— Ce qui est fait est fait... poursuit-il. On ne va pas pouvoir rebrousser chemin maintenant. Alors écoute-moi bien : on va dormir ici. Pas de bruit, pas de feux, nous resterons loin des routes et de potentielles habitations. On repartira pile au lever du jour, et je t'assure que tout ira bien.
J'ai beau ne pas sentir du tout son plan, l'air sérieux d'Ethan me laisse entendre qu'il n'y a pas vraiment d'autre option possible. Alors, dans un geste de capitulation, je pousse un long soupir en secouant la tête.
— Tu m'en dois une, mec. Vraiment.
* * *
Le repas du soir se fait dans un silence mortuaire. Enfin, si c'est possible de qualifier notre en-cas comme tel. Au menu pour moi, des raviolis en boîte. Ethan, lui, a opté pour une conserve de lentilles. Nous terminons ce somptueux buffet sur quelques gâteaux. Au chocolat pour ma part – pourquoi prendre des risques lorsque l'on peut s'en tenir aux classiques et ne jamais être déçu ? –. D'une saveur indéchiffrable pour Ethan. La curiosité m'envahit lorsque je le vois croquer dans des petites boules fourrées d'une crème rouge et blanche, mais je suis encore trop remonté pour faire un pas vers lui.
— Comment tu te sens ? me demande-t-il, brisant le silence qui s'était installé.
— Ravi, rétorqué-je avant de casser mon gâteau en deux. Je brûle d'impatience à l'idée d'enfreindre les lois d'un pays inconnu et de passer ma première nuit de délinquant.
Je fourre le bout de biscuit dans ma bouche en plissant les yeux. Insensible à mes inquiétudes, mon interlocuteur secoue la tête en laissant échapper un petit sourire.
— Oh, ça, je m'en doutais. Je parlais plutôt de ton état physique.
— J'ai un peu mal aux pieds, mais ça va. J'irai bien m'allonger, cela dit. Est-ce que tu peux me passer le matériel de camping ?
Ethan acquiesce, avant de tirer son sac vers lui. Il commence par en sortir un sac de couchage microscopique et un tapis de gym dont l'épaisseur n'a rien à envier à une feuille de papier. J'observe ce qu'il me tend d'un regard sceptique.
— Super, commenté-je. Vas-y, sors tout...
— Eh bien... ça y est.
— Comment ça, ça y est ?
— Ben, c'est mon matériel de camping.
— Dites-moi que je rêve.
Un silence mortuaire salue mes paroles, avant que je ne craque :
— C'est pas possible ! Qu'est-ce que tu me réserves, encore, comme surprise ? Une petite visite nocturne de tes amis les ours ?
— Il n'y en a pas, ici, si ça peut te rassurer. L'endroit est bien trop touristique et proche des zones peuplées pour ça.
Le ton tempéré d'Ethan, bien trop calme face à la nuitée cauchemardesque qui m'attend, m'exaspère plus que tout.
— Si ça peut me rassurer... grommelé-je. Tu sais ce qui pourrait me rassurer ? Que tu aies du vrai matériel de camping !
— Mais, ça en est.
— Non, Ethan, c'est pas du matériel de camping, ça ! C'est du matériel de... de yoga !
— Je te signale que le sac de couchage est super. Il a même un repose-tête intégré !
— Waouh, génial. De quoi passer une nuitée cinq étoiles.
Je continue de pester tandis qu'Ethan demeure silencieux. Finalement, il propose :
— Je te laisse les deux, le sac de couchage et le tapis, d'accord ? Ils sont faits pour pouvoir passer la nuit à la belle étoile. Je l'ai déjà fait et on dort plutôt bien. Le tapis te protège de l'humidité du sol et le sac de couchage te maintient au chaud et à l'abri des insectes.
Ah oui... Les insectes...
Je prends sur moi pour ignorer les appréhensions qui s'emparent de moi, et l'interroge :
— Mais toi, tu vas dormir comment ?
— Je me débrouillerai.
— Non, Ethan, c'est insensé. Il faut au moins que tu puisses t'allonger. On est deux dans cette galère, alors on va faire moitié-moitié.
Quelques instants plus tard, nous sommes couchés dans notre spot, dissimulé entre quelques arbres et buissons touffus. Je suis emmitouflé dans le sac de couchage d'Ethan, pendant que ce dernier est allongé sur son matelas. Pour garder pied, je caresse distraitement les perles en bois du rosario de ma grand-mère, espérant qu'il ne faillira pas à son rôle de protecteur pour cette nuit.
Cela fait désormais plusieurs heures que le crépuscule a laissé place à la nuit et à toute la vie parallèle qui l'accompagne. Tout autour de nous, l'obscurité est bercée par le chant de la forêt. Le bruissement des feuilles sous l'effet de la brise et le craquement des brindilles sont parfois agrémentés du cri solitaire d'un volatile ou du hululement d'une chouette.
L'amateur de musique que je suis ne peut pas s'empêcher d'apprécier la sonorité de cette bande-son, mais je n'en reste pas moins prudent. Mes oreilles et mes yeux sont prêts à réagir au moindre bruit anormal. Pas sûr que je réussisse à fermer l'œil dans un tel état d'alerte.
— Tu dors ?
Cette question, lâchée d'une voix nonchalante, brise l'harmonie mélodieuse dans laquelle j'étais plongé. Allongé sur le dos, je ne bouge pas d'un poil.
— Oui.
Nouveau silence.
— Est-ce que tu m'en veux ?
— Tu veux vraiment te lancer dans cette discussion maintenant ? Dios Santo, Ethan, tu ne dors jamais ?
— On dormira quand on sera morts.
Dans la pénombre, j'arque un sourcil en tournant la tête vers mon voisin. Cette phrase ne me surprend pas tant, venant de lui. Je ne l'ai pas vu dormir un seul instant depuis que nous nous sommes rencontrés, à la tombée de la nuit dernière. Je suis sûr que cela fait près de quarante heures qu'il n'a pas dormi, et nous avons une randonnée d'une vingtaine de kilomètres dans les pattes. Ce n'est pas possible, cet être n'est pas humain !
— Tu n'as pas répondu à ma question.
— Oui, je t'en veux. Je te faisais confiance et toi, tu m'as menti pour m'emmener ici. Mais bon, ça me passera...
— Je suis désolé, Sammy. Je crois que j'avais sous-estimé la réaction que tu aurais. On est tellement différents, toi et moi. Parfois, c'est dur de comprendre à quel point certaines choses peuvent être rédhibitoires pour toi.
— Oh oui, c'est sûr qu'on est bien différents...
Notre conversation est ponctuée d'une nouvelle pause, durant laquelle je me concentre sur tous les petits bruits qui s'élèvent autour de nous.
— Qu'est-ce qui te fait le plus peur, dans ce voyage ? m'interroge finalement Ethan, mettant fin à ma brève méditation.
— Tu veux dire, mis à part chacun des objectifs de ma liste ?
— Alors, certes, il y a cette fameuse liste... Mais est-ce qu'il n'y aurait pas autre chose ?
Touché. J'ai beau lui en vouloir, je ne peux pas nier qu'Ethan est assez doué pour viser juste. En sentant cette préoccupation remonter en moi, je commence déjà à me crisper. Peut-être que de vider mon sac pourrait me faire du bien ?
Dans un élan de courage, je prends une grande inspiration.
— Techniquement, je ne m'appelle pas vraiment Samuel. Enfin, ce n'est que mon deuxième prénom... Mon premier est Diego. Seulement, depuis plusieurs années, j'ai demandé à ce que l'on arrête de l'utiliser.
Ma révélation arrache un silence chargé de perplexité à Ethan.
— Euh... D'accord... Et c'est ça qui te terrifie tant ?
— Pas exactement. Si j'ai demandé à ce que l'on arrête de m'appeler Diego, c'est parce que ce prénom était celui de mon oncle. Le frère de mon père, un Quintero également. Qui est mort à seulement dix-huit ans, au cours de son propre voyage initiatique.
Un silence flotte quelques instants sur mes mots.
— Je suis désolé, souffle Ethan.
— C'était en Norvège. Diego était un grand amateur de sensations fortes et rêvait de réaliser un saut en windsuit, ces combinaisons ailées. Tout était organisé pour qu'il puisse sauter du haut du mont Kjerag, un spot connu dans le monde entier. Mais ce rêve lui aura coûté la vie...
— Est-ce que c'était l'un des objectifs de sa liste ?
— Comme tu t'en doutes, oui.
J'entends Ethan pousser un soupir à côté de moi.
— Ça a dû être un vrai coup dur pour ta famille.
— Je n'étais pas né, alors je ne peux pas te le certifier... Mais de ce que j'en perçois encore aujourd'hui, ce décès les a beaucoup marqués. Personne ne s'y attendait. Ce n'est pas pour rien que mon père a donné ce nom à son premier enfant.
— Mais lui, il n'a pas peur de t'envoyer là-bas après ce qui est arrivé à son propre frère ?
— Eh bien, c'est le cas de ma mère... Mais mon père, lui, a toujours répété que ma vie n'avait rien à voir avec celle de Diego. Il refuse de tourner le dos à tout un siècle de traditions et à la volonté de mes ancêtres à cause de ce qu'il considère comme un malheureux accident.
— Sauf que toi, tu n'es pas vraiment d'accord avec lui...
— Le fait de renoncer à ce prénom a été le fruit de plusieurs années de doutes et de réflexions. Et c'était d'autant moins facile, car je savais que j'allais devoir affronter les foudres de mon père. N'empêche qu'il fallait que je le fasse. En me faisant appeler Diego, j'avais l'impression de traîner la terrible histoire de mon défunt oncle partout avec moi, tout en devant être à la hauteur du souvenir glorieux qu'il avait laissé derrière lui. Évidemment, ça n'a jamais été le cas. J'ai toujours été trop réservé, pas assez courageux, ni assez assuré pour prendre sa relève. Ce prénom ne m'allait pas.
Mes explications flottent quelques instants dans le silence de la nuit.
— Je comprends, déclare finalement Ethan. Ce n'est pas facile de porter un prénom avec une charge symbolique si forte. C'est donc aussi ce qui explique que tu aies si peur de ce voyage ?
Les mots prennent leur temps à franchir le seuil de mes lèvres.
— J'ai toujours eu peur que ce prénom me porte préjudice... soufflé-je. Et de subir le même sort que lui.
Un aveu qui cède sa place à un lourd silence mais qui, étrangement, m'allège d'un certain poids.
Comme si cette déclaration nocturne m'avait délesté d'une partie du fardeau, qui s'envole désormais dans l'air frais de la montagne...
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