La sphère

Bouh ! Ce n'est pas la fin mais bien le début - de la nouvelle complète.
Ainsi, vous pourrez la lire sans interruption.
J'espère qu'elle vous a plu !
Je l'ai écrite pour un concours (qui ne l'a pas aimée), donc vous pouvez en profiter :3
J'ai ajouté cette citation (un peu modifiée) au début, je me dis que ça peut servir un peu l'ambiance. Vous me direz ce que vous en pensez !
Bonne lecture et merci :3


April is the cruellest month, breeding
[Lila] out of the dead land, mixing
Memory and desire [...]

T. S. Eliot, The Waste Land



Elle est apparue comme ça, dans un coin, sans dire un mot.

Pourchassé par une horreur indicible dont je sentais la présence dans mon dos, je courais dans un long couloir percé de hautes fenêtres à travers lesquelles on pouvait voir un orage violent déchirer la toile du ciel nocturne. Chaque coup de tonnerre résonnait en moi, rebondissait sur mon diaphragme, faisait trembler ma colonne vertébrale. La masse de pattes grouillantes du monstre qui me poursuivait cliquetait sur le sol juste derrière moi. Trop proche. Un éclair m'aveugla, je perdis l'équilibre et la créature me rattrapa. D'un mouvement sec, elle me faucha les jambes. Je roulai au sol et finis sur le dos.
Dans un instant de flottement, alors que le monstre se jetai sur moi, j'aperçus l'apparition du coin de l'œil, dans une alcôve à ma droite. Je n'eus qu'un battement de cœur pour l'observer :
Peau pâle.
Robe diaphane.
Longs cheveux noirs devant le visage.
Je frissonnai.
Puis la créature me fondit dessus, sa gueule hérissée de mandibules grande ouverte. Je fermai les paupières avec force et me protégeai le visage avec les bras, un cri remplit ma gorge...

J'ouvris les yeux dans une grande inspiration. Sueur. Roulement de tambours dans ma poitrine. Une lueur orangée se glissait par les interstices de mes volets. En soupirant, je me laissai tomber sur mon oreiller. Des instantanés de mon cauchemar filaient comme des comètes sur le ciel de mon esprit. L'apparition me semblait tirée d'un film muet. Elle tirait sur un fil de mémoire, cherchant à dévider la pelote de souvenirs. Je me concentrai un moment pour tenter de me rappeler de cette jeune femme, en vain. L'entropie devait avoir rongé ce coin de mon crâne. Agacé, j'abandonnai.
Et je sus.
Lila.
Revenue d'entre les abysses de ma mémoire, ombre soudainement éclatante.
Suffocation.
Je sautai hors du lit, ouvris la fenêtre, repoussai les volets avec un grincement métallique et laissai l'air qui portait déjà la marque de la chaleur solaire m'envelopper, paupières closes afin de ne percevoir que la lueur du levant. Ma respiration se stabilisa peu à peu. Je rouvris les yeux. Face à moi, la frontière déchiquetée entre l'océan et la terre, toutes deux battues par les vents. Des vagues furieuses se fracassaient sans cesse sur les falaises rocheuses. De lourds nuages se profilaient au loin. Il pleuvrait, fort, d'ici peu. En attendant, le soleil matinal glissait sur les flots et les peuplait de millions de fées. Je fermai la fenêtre et éteignis mon phare, dont le faisceau avait déchiré le voile obscur de la nuit pendant mon sommeil.

*****

Le chuintement de l'eau en train de bouillir se mêlait au glouglou de la mixture qui mijotait dans un gros chaudron, au roulement des vagues, au tapotis des gouttes de pluie, aux coups de canon de l'orage. Un peu de fraîcheur rentrait par la fenêtre, mais la chaleur dans mon laboratoire était dense. De la sueur collait mes vêtements à ma peau et dégoulinait sur mon front plissé par la concentration, glissait devant mes yeux, prenait une trajectoire courbe sur mes joues avant d'atteindre l'à-pic de mon menton, où elle pendait un instant avant de se détacher.

Je jetai un œil sur mes notes, ajoutai quelques gouttes d'un produit. De la vapeur rougeâtre s'éleva, à couper au couteau, caressa langoureusement mon visage, en parodie d'amante. Je mélangeai ensuite précautionneusement, en tournant dans le sens horaire, de manière à créer un tourbillon, qui commença à avaler, en quelque sorte, la mixture, formant petit à petit une sorte de pierre ovoïde sombre qui se solidifiait couche par couche. Lorsqu'enfin tout le chaudron fut condensé en un caillou de la taille d'un poing, je le retirai du feu, que j'éteignis. Il ne restait plus qu'à attendre qu'elle durcisse. Je descendis donc dans la pièce à vivre me reposer sur mon canapé.

*****

La voiture était le grondement du tonnerre tandis qu'elle fusait sur la route comme la foudre : éclat rouge. Nous riions aux éclats, grisés par le vent qui hurlait, transpercé par le bolide. Tes cheveux de jais virevoltaient, animés d'une vie propre. Nous riions, riions, et le monde semblait s'effacer autour de nous. Bientôt, il ne resta plus que ton visage, la bouche ouverte sur un sourire, puis sur un cri lorsque tu vis l'arbre remplir le pare-brise, immense et inamovible, et la voiture hurla lorsqu'elle s'écrasa contre l'écorce, se plia, se déchira comme ta peau soudain si fragile et je tendis la main vers toi pour accrocher ton âme.
L'obscurité explosa.

Je me redressai en sursaut. Le silence m'accueillit. L'orage était passé. Dehors, le soleil jaunissait les herbes à nouveau accablées par la canicule. Le ciel pesait de tout son poids sur le monde. Encore endormi, mes membres et mon cerveau étaient engourdis. Mon regard accrocha mon reflet et se figea sur l'ombre derrière mon visage. Main glacée sur mon crâne. Longs cheveux noirs. Je me retournai face à la pièce vide, seulement remplie de ma peur. Ma main droite tremblait, je la maintins avec la gauche, avalai ma salive. J'avais besoin de fermer les yeux quelques instants, pour me reconcentrer, mais je n'osai pas, de peur de laisser à Lila l'espace pour réapparaître. Je me contentai alors de pincer l'arête de mon nez.

À pas lourds et malhabiles, sur lesquels le sommeil pesait encore, je gravis l'escalier pour aller à mon laboratoire, de moins en moins englué dans la toile de Morphée. Un éclat attira cependant mon attention et je me penchai. Les dernières marches brillaient comme si elles avaient été peintes avec un peu de soleil. Dorées. Je fronçai les sourcils et tâchai de réunir les morceaux épars de mon esprit. Je finis de monter l'escalier à toute vitesse, pris d'un mauvais pressentiment.

Mon laboratoire scintillait d'un éclat mat. De l'or, de l'or partout. Je me penchai sur le chaudron doré. Au centre, un œuf doré. La pierre, complète et fonctionnelle. Trop fonctionnelle. La lumière se fit dans mon esprit. Elle transformait tout en or et se répandait. Il fallait stopper le processus. Je pris les tenailles d'or, sortis la pierre, attrapai un marteau d'or, la posai sur une table d'or, la maintint bien en place et abattis le marteau. Il y eut un son clair, net, pur. Or contre or. La pierre resta intacte mais le bout de mes doigts jaunit. Je jurai et reculai précipitamment. Les implications de ma découverte m'apparurent avec une netteté effrayante. L'air lui-même scintillait, lentement transformé en or. J'inspirai, et les particules brillantes, semblables à de la neige dorée, s'approchèrent. Mon instinct de survie prit le dessus. Fuir.

Je redescendis les marches quatre à quatre pour arriver dans la salle à vivre, rassemblai en quelques instants la nourriture qu'il me restait, remplis des bouteilles d'eau, empaquetai quelques vêtements. Dans un éclair de conscience professionnelle inutile, j'allumai mon phare. Je remplis ensuite ma voiture et m'assis au siège conducteur. Dans le rétroviseur, la base en stuc blanc commençait déjà à prendre la couleur du soleil dans la brume. Dos à la porte, dans une posture neutre, les bras le long du corps, Lila m'observait derrière ses cheveux d'ombre – regard brûlant. Sa peau d'albâtre, d'abord indiscernable du mur semblait petit à petit s'en détacher à mesure qu'il se dorait, comme une pelure qu'on arracherait très lentement. Je détournai les yeux et fixai la route, qui fonçait droit vers l'horizon à travers la lande. Le moteur toussota et vrombit. Inspiration. J'appuyai sur la pédale d'accélération, la route se mit en branle sous ma voiture, sorte de tapis roulant immense. Deux ruisseaux d'or dégoulinaient depuis les ouvertures de mon phare, lui-même nimbé d'une auréole. Le projecteur balaya le jour d'une lueur plus jaune, artificielle.

Je laissai la radio allumée, ainsi mes pensées restaient occupées par la musique, les pubs, le flot incessant de syllabes décousues des animateurs. Je n'étais pas seul. Le babil d'un enfant m'accompagnait, où je reconnaissais parfois des mots, des mélodies avant que tout ne redevienne qu'une langue étrangère, inhumaine car captée à des endroits aléatoires par mon cerveau en roue libre : antenne radio dysfonctionnelle. Au loin, derrière moi, le soleil se coucha avec un éclat doré. Le bleu intense de la nuit suivit son départ, puis tout fut sombre : je ne voyais plus que la route transpercée par mes phares d'un blanc éclatant. Plusieurs jours passèrent ainsi, dans ce silence brouillé.

*****

Autoroute vide, à perte de vue dans l'obscurité à peine repoussée par les pleins phares. En périphérie de ma vision, les arbres formaient une masse indistincte et hachée. L'encre nocturne m'absorbait lentement depuis plusieurs heures et m'entraînait dans une douce somnolence, par la monotonie de la route dont les quelques virages me rappelaient le doux balancement d'un berceau. Le temps n'existait plus depuis que le soleil avait définitivement disparu. J'avais jusqu'à oublié l'existence de l'aube : pourquoi devrait-elle un jour se produire ? L'obscurité durait maintenant depuis la nuit des temps.
Je roulais depuis la nuit des temps.

Éclat tranchant sur ma rétine. Ébloui, je fermai les yeux, en vain : la noirceur comateuse avait aussi fui mes paupières. Je les rouvris, plissant les paupières. Dans une sorte de ralenti, l'aire d'autoroute défila comme une tapisserie, en silence. Des projecteurs transperçaient la brume de leur lumière légèrement bleutée, découpaient les silhouettes titanesques et mélancoliques de deux colonnes et leur créaient des ombres épaisses où semblaient se nicher des abominations rampantes. Ces deux piliers d'inspiration romaine ne soutenaient plus que le ciel, qui semblait les avoir écrasés, ce qui expliquait cette nuit si sombre. Celui de droite paraissait glisser lentement sur le côté, prêt à s'écrouler, dans un équilibre si précaire qu'un enfant aurait pu précipiter sa chute. Si massif, si fragile... Lila, d'un geste doux, sans me regarder, le caressait pensivement. L'autre, à gauche, dormait sur le lit terrestre, d'autant plus majestueux qu'il incarnait la grandeur de la maison cyclopéenne dont il était le témoin fatigué.

Je ne pus m'empêcher de frissonner en pensant aux créatures qui avaient érigé ces colonnes. Cultivées, probablement. Orgueilleuses, sans doute. Des colosses aux mains larges comme des roues de carrosse, aux yeux brillants comme la lune, aux pas lourds qui faisaient trembler de peur les petits humains. Et pourtant, disparus sauf pour quelques vestiges en ruine : deux colonnes et la vague réminiscence terrifiante d'un temps ancien, inscrite dans l'inconscient et prête à reprendre le dessus. Je retournai d'un coup dans le tunnel sombre de l'autoroute et il ne resta plus qu'un vague éclat de cette aire dans mon rétroviseur. Quelques instants plus tard, dans un grand craquement lumineux, l'aube dorée apparut, dardant ses rayons fatigués qui devaient traverser une mélasse pour nous atteindre.

À la radio, j'entendis soudain parler d'or. Je tournai le volume d'un geste tremblant pour mieux entendre. Une sorte de sphère d'or était apparue, qui s'étendait de façon régulière. Origine inconnue. Panique. Curiosité. La détruire. Fin du monde. Je continuai à rouler, dans mon monde à moi qui se limitait maintenant à ma voiture, au vrombissement du moteur, aux lignes blanches disjointes. J'étais isolé. J'étais dans un autre monde.

D'un coup, il y eut de plus en plus de voitures sur l'autoroute. Exode, fuite en avant, insensée. Le monde est une prison, on ne peut en sortir vivant. Les claustrophobes l'avaient sans doute compris les premiers. On ne peut échapper à la Sphère d'or. Alors pourquoi roulai-je encore ? C'était la seule chose à faire, pour vivre un peu plus, voir la fin, voir encore Lila.

Petit à petit, le monde changea de couleurs. Les jours étincelaient presque, les rayons étaient quasi palpables, en solidification, calcification ; la lumière beaucoup plus crue et, bien sûr, dorée. Les nuits aussi semblaient flamboyer, comme si un ver luisant gigantesque se promenait quelque part derrière la crête d'une montagne. La lune jaunit comme une dent de fumeur et le ciel tourna lentement jaune canari tandis qu'aube et crépuscule semblaient embraser tout le firmament.

Les routes finirent par se vider. Les gens s'étaient résignés à mourir et passaient leurs derniers jours avec ceux qu'ils aimaient. La radio n'émettait plus qu'un son blanc. Parfois, quand je regardai dans mon rétroviseur, la tête de Lila apparaissait, assise sagement sur le siège du milieu, sans sa ceinture. Elle n'en avait plus besoin. Malgré le rideau de ses cheveux devant son visage, je savais qu'elle souriait. Qu'elle me souriait. Elle approuvait ma décision. Tant que je vivrais, elle vivrait aussi par mon souvenir sans cesse recréé. Nous étions ensemble pour encore un moment, et cela réchauffait mon cœur. Quant à mon corps, il restait froid comme le métal qui rongeait lentement notre existence.

*****

La voiture crissa sur le sable lorsque je freinai, arrivé en bout de course. La tête en toupie, j'ouvris la portière et sortis. Devant moi : un reste d'océan dévoré par une mer d'or gigantesque. Au-dessus de moi : un couvercle doré qui semblait prêt à s'effondrer, d'où gouttait une pluie aurifère. Derrière moi : l'horizon se rapprochait avec le calme terrifiant du prédateur qui sait sa proie condamnée. Le vent hurlait, tournoyait dans sa cage dorée, fouettait ma peau. Sous mes pieds, le sable se durcit lentement. Il faisait aussi froid que dans une tombe et les gouttes qui tombaient tintaient avec un son sec sur la surface dure de l'océan d'or. Une main chaude et douce se posa au creux de la mienne, un souffle chaud caressa mon cou. L'or fut partout. Mon cœur frissonna.

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