9. La chute de l'Homme
L'escale à Shangaï ne dure pas assez longtemps pour pouvoir profiter de la ville. Je me contente de sortir fumer des cigarettes devant l'aéroport et m'asseoir loin des autres passagers, qui m'horripilent de plus en plus.
Même si j'ai toujours été entouré à chaque étape de ma vie, je ne suis pas assez sociable pour supporter une épreuve telle qu'un long voyage comme celui-ci. Tant de personnes en même temps, dans un espace si confiné, c'est lent et difficile.
C'est l'inconvénient dans mes missions, je dois essayer de me fondre dans la masse, moi qui suis tout sauf quelconque.
Nous voici de retour dans un appareil qui n'est pas assez grand pour contenir l'exaspération qui rugit au fond de moi.
Surtout ne pas perdre le contrôle.
Encore un vol jusque Chongqing, puis un bus m'emmènera jusque Fuling, où un autre prendra le relais jusqu'à ma destination ; Fengdu la cité fantôme.
À peine quelques secondes après le décollage, chaque passager reprend ses occupations. Quelques personnes âgées jouent aux mots croisés, une mère de famille dont les deux enfants sont particulièrement bruyants commande un alcool fort. Son mari est en plein travail sur son ordinateur portable et ne fait attention à rien d'autre. Il y a ce jeune homme qui met tout en oeuvre pour attirer l'une des hôtesses de l'air dans son lit et ainsi gagner le pari lançait avec ses trois potes qui l'accompagnent pour un city trip bien arrosé. Quelques sièges devant moi, il y a ce type à la coupe afro qui balance sa tête au son de la musique qui lui parvient de ses écouteurs. Le mouvement de ses cheveux d'avant en arrière a un effet hypnotique. La rangée devant, un couple s'embrasse avec tellement de férocité que je me demande quand viendra le moment où ils vont partir discrètement au WC l'un après l'autre. À ma gauche, un adolescent absorbé par sa console portable s'efforce d'ignorer les questions sur la durée du vol émise par son petit frère assis derrière lui. Comme l'aîné fait la sourde oreille, l'enfant donne des coups de pieds de colère dans le siège. L'un des chocs touche mon dossier et je me retourne brusquement pour fixer le jeune garçon. Il a environ dix ans, les cheveux bruns en pics et le regard innocent, mais espiègle. Il sursaute au moment où nos yeux se croisent.
- Pardon, m'sieur ! dit-il d'une voix confuse.
Je reprends ma position initiale et réajuste ma veste d'un geste sec pour faire comprendre ma frustration.
Quelques passagers ayant assisté à la scène chuchotent entre eux. Ce qui a le don de m'énerver davantage.
Le problème, ce que quand je suis dans un état de stress optimal, je ne contrôle pas mes pouvoirs. D'habitude, il faut que je me concentre très fort sur un individu pour entendre ses pensées. Mais si je suis excédé, les réflexions de toutes les personnes présentes à proximité me parviennent en une infernale bacchanale qui s'introduit et explose tous les boulons que composent mon système nerveux. Je n'ai jamais réussi à dépasser cette lacune, mon caractère est beaucoup trop enragé. Je dois juste essayer de faire abstraction de ce qui se passe dans l'avion, sinon j'entendrais les préoccupations de chacun en même temps que leurs voix. Tout se brouillera dans ma tête et je risque d'exploser.
Je ferme les yeux et expire doucement. Au fur et à mesure, j'arrive à faire le vide. Je ne vois plus les charriots des hôtesses, ni les halos de lumières au-dessus des passagers qui lisent un bouquin. Je n'entends plus les cliquetis des doigts de mon voisin s'acharner sur sa console. Les bâillements de lassitude des parents sans autorité deviennent lointains. Les cris répétitifs des enfants insatisfaits se perdent dans un écho et sont remplacés par la voix de mes frères :
***
- C'est une réussite, Lucifer ! Quelle est la prochaine étape ? demande Azazel en félicitant notre ainé pour avoir fait goûter la pomme à la première femme.
- Eve est à présent convaincue de la non-supériorité de notre créateur. Il suffit d'attendre encore un peu et elle aura toutes les raisons de le défier à nouveau. L'une après l'autre, chaque créature ouvrira les yeux et sera de notre côté, sourit Lucifer.
En effet, quelque temps après, nous observions Eve au pied de l'arbre de la connaissance en grande conversation avec son compagnon :
- Goûtes-y, Adam ! Il faut que tu ressentes ce que je ressens !
- Mais cela nous est interdit ! Tu vas mettre Dieu en colère et cette fois, il ne sera pas miséricordieux ! répondit Adam, très agité.
- Pourtant, il nous rabâche les oreilles de sa soi-disant compassion, il doit accepter que ses créations ne soient pas parfaites. Il nous a mis cet arbre sous le nez et nous a interdit d'y toucher. C'est cruel et injuste !
- Mais il nous a donné la vie ! La moindre des choses en retour, c'est de respecter ses consignes ! clama Adam.
- Tu n'as pas envie de savoir ? N'es-tu pas curieux ? Regardes-moi Adam, dis-moi que tu n'es pas juste son instrument. Je sais que tu es plus que ce qu'il veut que tu sois !
- Non, Eve !
- La créature qui m'a donné ce fruit, m'a dit que la seule façon de résister à la tentation, c'est d'y céder. Croque juste un morceau de cette pomme et tu ouvriras les yeux. Tu seras comme moi, tu verras tout ce que tu peux accomplir, la beauté de notre existence, supplia Eve en tendant une pomme vers le premier homme.
- Il nous tuera !
- Il n'en saura rien ! Nous serons discrets, goûtes ! répéta la jeune femme.
Adam était torturé entre son asservissement au Seigneur et sa curiosité. Mais comme l'avait dit Eve, malgré ce que Dieu croyait, sa création n'était pas parfaite. La tentation était sous son nez depuis le début. Il avait essayé de ne pas y penser, mais Eve y avait gouté et il voulait savoir, lui aussi quel gout ça avait.
D'une main tremblante, Adam prit la pomme, en caressa la surface lisse et y plongea les dents. Le jus en jaillit pour éclabousser son menton. L'homme exalté ferma les yeux et laissa tomber le fruit.
- Tu as raison, c'est incroyable !
Il regarda sa compagne. Cette dernière était dans une sorte de transe, comme si le fait qu'Adam ait mangé aussi le fruit défendu accentuait le pouvoir de l'arbre. Ainsi tous deux avaient les yeux ouverts sur la connaissance du bien et du mal. Ils se regardèrent enfin et s'indignèrent d'être nus. Ils se firent des pagnes avec des feuilles. Tout à coup, une lumière aveuglante enveloppa le jardin. Père venait leur rendre visite. Les deux humains se cachèrent, mais notre père les appela. Quand ils se présentèrent devant lui, Dieu leur demanda pourquoi ces pagnes ?
- Nous avons honte d'être nus, ô grand créateur ! s'agenouilla Adam.
Dieu comprit à cette réponse qu'ils avaient profané l'arbre sacré en dévorant ses fruits. Il entra dans une colère noire. Pour se disculper, Adam accusa Eve qui fut terriblement choquée de la lâcheté de son époux. Celle-ci tenta de s'expliquer en racontant qu'une créature de songe lui avait ordonné de manger la pomme. Notre père intima à Eve de se taire et clama haut et fort qu'aucune créature dans le jardin, à part les deux humains, n'était capable de parole et donc qu'elle mentait.
Sous nos yeux ébahis, Dieu bannit l'homme et sa compagne du jardin en les maudissant. Les condamnant à errer sur une autre de ses créations qu'il avait appelée « Terre » jusqu'à ce que mort s'en suive. Alors qu'Adam voulut ouvrir la bouche, père le fit taire en proclamant que dans cette nouvelle vie, l'homme serait toujours en proie à la tentation et qu'il devrait regagner sa confiance en y résistant pour l'éternité. La première femme essaya d'intervenir à son tour, mais le créateur hurla que pour sa pénitence, Eve donnerait la vie dans la souffrance pour lui rappeler son péché « originel ».
***
Les silhouettes humaines chassées du Paradis s'estompent dans mon esprit au moment où l'avion touche le tarmac. Je m'échappe difficilement de ce souvenir amer alors que les autres passagers sont déjà debout prêts à sortir.
J'attends encore quelques secondes et m'extirpe à mon tour de cet enfer de taule. C'est à grandes enjambées que je rejoins une file déjà longue qui nous conduira, après une heure et trente-six minutes de trajet, jusqu'à la ville de Fuling, paisible cité bercée par les eaux du fleuve Yangtsé. J'approche petit à petit de mon but.
Ma tête posée sur la vitre du bus vibre. Je suis déjà lassé de ce trajet et ce n'est que le premier. Ce n'est qu'une seule étape dans cette lugubre et longue enquête qui m'attend. Je repense à la prédiction de mon frère ; « Cela te prendra du temps, cette mission sera la plus difficile de toutes ». Plus difficile que la fois où j'ai dû aller chercher l'âme de Ted Bundy ? J'ai du mal à le croire ! Mais si Lucifer le dit, c'est que c'est comme cela que ça va se passer.
Heureusement pour moi, il n'y a pas autant de passagers que pendant le vol. mais il y a quand même beaucoup de conversations. Une famille qui essaie de briser les barrières de la langue avec les locaux qui se trouvent dans le bus et ça donne un sacré bordel. Je préfère me focaliser sur le paysage qui défile devant mes yeux. Les eaux du fleuve changent de couleur au fur et à mesure que nous avançons. Parfois turquoise, parfois marron. Nous serpentons le long des montagnes gorgées de végétations et nous risquons à tout moment de basculer. Cela ne rassure pas les autres personnes qui sont soudain prises de vertiges et de malaises. Je souris en m'imaginant m'extraire par la fenêtre épaisse, si le bus tombe, en déployant mes ailes sous le regard abasourdi de ces pauvres créatures. Si je fais ça, il faudra trouver un moyen de les convaincre qu'ils ont subi une hallucination collective, à la manière de l'armée. Et ce ne sera pas chose facile. Nous traversons un pont suspendu et la route est plus stable. Les passagers, soulagés, préfèrent se taire et rester assis pour mon plus grand bonheur.
Nous arrivons enfin à l'entrepôt où le deuxième et dernier bus m'attend. J'y monte assez rapidement comme pour me persuader que cela m'amènera plus vite à destination. Le trajet est beaucoup moins long, mais désastreusement beaucoup plus rempli de touristes. Les bras déjà chargés de souvenirs et des gros appareils photos pendus autour de leur cou, ils s'enthousiasment pour chaque petit cerisier ou pour chaque restaurant de nouilles que nous croisons sur la route. C'est fatiguant !
Puis mes yeux croisent enfin ce que j'attends de voir depuis le moment où j'ai mis un pied dans l'aéroport Charles de Gaules. Ce n'est pas grand-chose et pourtant pour moi cela représente ma délivrance. Un panneau au fond bleu dont les écritures Chinoises blanches brouillent un peu cette petite phrase en anglais qui se perd dans le coin gauche : Welcome to Fengdu, The Ghost City.
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