4. La Genèse
Je descends les marches de l'entrée du musée Rodin, jette mon mégot au loin et commence à avancer dans les ruelles sombres et grises de Paris. Elles sont désertes et la pluie torrentielle n'arrange rien, seules quelques âmes en peine errent dans les rues, un démon chuchoteur accroché à leurs épaules. Ces démons sont particuliers. Ils font partie des quelques créatures de l'Enfer à pouvoir voyager d'un monde à l'autre sans escorte, sans invocations de qui que ce soit. Leurs rôles : pervertir les humains pour qu'ils succombent à l'un des sept péchés capitaux. Plus on est de fous en Enfer, plus on rit !
Ils ressemblent à des silhouettes de fumée, seuls leurs yeux brillent dans la nuit. Ils sont invisibles pour les mortels. Ces créatures adorent se poser tranquillement sur l'épaule de quelqu'un et y enfoncer leurs griffes. Une fois bien installés, ils commencent à chuchoter doucement à l'oreille de l'humain harponné. Leurs murmures sont à peines perceptibles, même pour moi. En général, ils n'incitent à rien de grave. Ils viennent d'un peu partout en Enfer. Les péchés qu'ils prêchent dépendent du cercle pour lequel ils ont étaient créés.
Je croise un homme en surpoids, le collègue assis sur son épaule me salue. L'humain passe devant un fast-food. Le démon chuchote quelque chose à son oreille. Le bougre lutte de toutes ses forces en regardant le menu, puis en regardant sa silhouette dans la vitrine. Le chuchoteur insiste. La victime entre en soupirant dans le restaurant. Il va se goinfrer de mal bouffe. La créature a réussi sa mission. Il y aura une âme en plus dans le cercle de la Gourmandise.
Un peu plus loin, dans un quartier délabré, un homme en costume cravate laisse tomber son portefeuille devant un sans-abri sale et affamé qui paraît encore plus désespéré sous cette pluie. Les deux êtres humains s'observent pendant quelques minutes. Un démon apparait sur le dos du riche et lui parle doucement. Le pauvre pose un regard implorant sur les pièces éparpillées devant lui. L'être surnaturel continue son œuvre et l'individu ramasse son argent et s'en va sans se retourner. Celui-ci passera son éternité au côté de Mammon, chef du cercle de l'Avarice.
Cet ainsi que les chuchoteurs fonctionnent. Il en existe pour chaque pêché mineur. Chaque habitant de l'Enfer a un rôle bien défini. C'est ainsi.
Je continue ma route et trouve un petit hôtel pour le reste de la nuit. J'ai besoin d'un endroit calme pour me poser et réfléchir à ma mission. Derrière le comptoir de la réception est assise une jeune femme assez jolie. Brune, teint halé, longues jambes et poitrine généreuse. Une créature lui impose de paresser devant une émission de télé débile. Elle me regarde à peine et pousse un long soupir. Soudain, le chuchoteur paresseux s'évapore et laisse place à un autre de la luxure. Du coup, la brunette se retourne vers moi, se lève et s'avance délicatement à la manière d'un chat qui vient de repérer un oisillon tombé du nid.
- Bonsoir, bel étranger, me dit-elle d'une voix sensuelle.
- B'soir, je voudrais une chambre.
- Pour une nuit ?
- Oui, s'il vous plait.
- Très bien, ce sera la 23 au deuxième étage, le petit déjeuner est à partir de 8h30.
- Je vous remercie, dis-je en prenant la clé qu'elle me tend.
- Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je veux parler de n'importe quoi, n'hésitez surtout pas, insiste-elle.
Je pourrais me laisser tenter, mais je ne cède que très rarement aux humaines et, de toute façon, je ne suis pas là pour ça.
La fille me fait un clin d'œil et se mordille la lèvre inférieure. Je jette un regard chuchoteur sur son épaule, il lève les paumes d'un air innocent. J'adresse un petit sourire de politesse à la réceptionniste et me dirige vers les escaliers.
La chambre est sordide, sombre et un peu effrayante, juste ce qu'il me faut. La moquette rouge sang est déchirée par endroit. En guise de meubles, seuls un buffet en chêne robuste et une table de nuit bancale me serviront, au moins jusqu'au lendemain. Dans la petite pièce qui sert de salle d'eau, une minuscule cabine de douche dans laquelle je ne suis même pas sûr que ma carrure entre, et un WC quasiment collé au lavabo dont le robinet coule lentement, éclairé lui-même par un néon bruyant qui clignote. Un véritable décor de film d'épouvante.
J'enlève mon fidèle perfecto et le dépose sur le dossier de la seule chaise qui se trouve dans la pièce. Je m'y assois et allume une nouvelle cigarette. Il faut que je fasse le vide. Je dois trouver une humaine quelque part sur terre. Je ne sais même pas à quoi elle ressemble, quel âge elle a, ni même son nouveau prénom et encore moins où chercher. Quand un démon plonge dans le Léthé, le fleuve de l'oubli, il renie son passé et ses souvenirs. Il adopte une nouvelle vie humaine, dans un nouveau corps et une nouvelle mémoire. Je ne sais même pas par où commencer. Cette mission pourrait bien prendre des décennies. Mais qu'est-ce que sont des dizaines d'années quand on a déjà connu plusieurs millénaires ?
Je ferme les yeux et fais le vide dans mon esprit. Malgré mes efforts, rien d'autre ne me vient en tête que cette scène de notre passé. La création :
***
La fameuse création de notre père arrivait à sa fin. Il avait créé un jardin qu'il nomma « Eden ». À l'intérieur, il y avait mis de la végétation, puis de l'eau et enfin l'Homme. Ce dernier, prénommé Adam, était fait pour garder le jardin, le cultiver et lui obéir Adam avait le droit de disposer comme il le voulait de tout ce qu'il y avait dans le jardin. Sauf de l'arbre du savoir. Son tronc était majestueux, il trônait au centre d'Eden. Ses fruits, des pommes, étaient d'un rouge vif et brillant. Rien que de le regarder, nos yeux s'en délectaient. Il enfermait en lui toute la connaissance du bien et du mal. Si l'Homme ne goûtait ne serait-ce qu'un fruit, il aurait tous les savoirs et n'aurait plus besoin de sa servitude envers le créateur. Mais alors pourquoi lui coller un accès interdit juste sous le nez ? Pour le tenter et le tester. Si Adam osait toucher le fruit défendu, l'éternel le punirait sur le champ de la pire des façons. Malgré cela, notre père continuait de nous baratiner avec des messages d'amour et de paix. En gros, il était compatissant et soi-disant miséricordieux, par contre si on lui désobéissait, il le serait beaucoup moins. Et par désobéir, j'entends se fier à son instinct et non au sien. Lucifer était en désaccord avec notre père à propos de tout cela. Lui, espérait laisser faire à Adam tout ce qu'il désirait. Le voir interagir avec son environnement sans avoir recours à la prière, juste avec ses mains et la sueur de son front. Il voulait qu'Adam dispose de cette magnifique invention de notre père, qu'était l'imagination, pour voir plus loin, plus grand. Pour mon frère aîné, le premier Homme devait avoir ses propres convictions sans qu'on lui impose d'être soumis. Mais Dieu ne l'entendait pas de cette oreille. Le but de la création de l'Homme était dans un premier temps d'avoir des adorateurs obéissants et disciplinés. Lucifer tenta quelques fois de convaincre Adam de se rebiffer, pourtant ce dernier était bien trop asservi à son créateur et complétement abruti, incapable de réfléchir plus loin que le bout de son nez. Afin d'asservir l'Homme davantage, Dieu lui offrit un cadeau, une femme.
***
Je suis une nouvelle fois arraché à ma nostalgie. Des coups retentissent à la porte de ma chambre.
- C'est pour quoi ? grogné-je.
- Service d'étage, répond une voix féminine.
- J'ai rien demandé !
Les chocs crépitent une nouvelle fois et beaucoup plus fort. Je tire une dernière bouffée sur ma cigarette avant de l'écraser sur un dessous de verre. Je me dirige vers la porte en grognant et l'ouvre brusquement. Quelle surprise de voir la jolie brune de la réception en dessous noir affriolant. Je jette un coup d'oeil dans le couloir, on ne sait jamais ! personne d'autre.
Je la regarde de la tête au pied, elle est vraiment très belle.
- Je sais que vous n'avez rien demandé, mais c'est un petit supplément quand les clients sont sympas et particulièrement sexy ! dit-elle en me caressant le torse.
Je réfléchis.
Cela fait au moins une heure que je suis arrivé dans cet endroit miteux. Tout ce que j'ai réussi à accomplir, c'est repenser à une époque révolue au lieu de me concentrer sur Alrinach.
Et puis, je ne suis peut-être pas humain, mais je ne suis pas fait de bois non plus !
Si Lucifer était là, il me dirait d'obéir à mon instinct et de faire ce qui me fait plaisir. Voilà pourquoi je saisis la fille par la taille et claque la porte derrière elle, bien décidé à lui offrir une nuit dont elle se souviendra longtemps.
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