SOUS LE CARRELAGE


Allons bon, c'est reparti, voilà le Vieux qui revient. Chaque fois que la Petite est en vacances, c'est pareil : elle vient chez lui, et il lui fait faire le tour de la maison en lui racontant ses histoires à dormir debout. Enfin, on ne peut pas vraiment parler d'une maison, car à vrai dire, le Vieux s'est fait bâtir un véritable manoir, avec presque autant de pièces qu'il a de souvenirs dans la tête. Des souvenirs, c'est du moins ce qu'il prétend. En vérité, peu de gens avalent vraiment le ramassis de bobards qu'il ne cesse de sortir à tout va, mais qu'importe : quand le Vieux est parti pour gamberger, il gamberge, vaille que vaille. Et les énormités qu'il débite ne trompent personne, à part la Petite, qui croit tout ce qu'il dit. Heureusement pour lui qu'elle est là, d'ailleurs.

Le Vieux est lourd, très lourd, il est énorme, un vrai Falstaff, et nous sommes bien placés pour le savoir. On dirait qu'il porte en lui, et surtout dans sa vaste bedaine, la somme de toutes les formidables aventures qu'il dit avoir vécues en son jeune temps. Au seul volume du bonhomme, on lui accorderait volontiers le statut légendaire auquel il prétend, mais à part la Petite, personne ne croit ses balivernes. A l'écouter, on croirait que le Vieux a parcouru la Terre entière, et même un peu plus, et qu'il aurait réussi à fourrer son nez là où tous les autres hommes n'ont jamais posé le pied. Et il l'a pesant, le pied. Chaque fois que la Petite vient en vacances chez lui, il se remet à lui narrer ses centaines de voyages homériques, ses croisades un peu vagues et ses quêtes un peu alambiquées, et elle l'écoute béatement déblatérer sur les jours anciens et heureux (s'ils ont toutefois existé) où il bourlinguait sur les sept mers, où il franchissait les plus hauts cols de la planète, où il bravait monts et marées avec ses amis extraordinaires pour retrouver des trésors dont il ne subsiste à présent (bizarrement !) aucune trace. Enfin, il a tout de même ramené quelques trophées. Le Vieux raconte ses salades, et la Petite, bien qu'elle les ait toutes entendues déjà un million de fois, les écoute encore, bouche bée, croyant parfois relever dans une histoire un nouveau détail qu'elle n'avait pas repéré auparavant, alors que bien souvent, c'est en fait le Vieux qui vient de l'ajouter. L'invention du Vieux, tout comme sa panse, est débordante. Et il y a une raison valable derrière chaque trait de sa personnalité : chacun de ses gestes est justifié, chacune de ses émotions lui est (soi-disant) dictée par une aventure qu'il aurait vécue autrefois. S'il se tient à distance des moulins, c'est à cause de son aventure dans le Moulin aux Epouvantails ; s'il n'aime pas l'odeur de cannelle, c'est à cause d'une histoire de fantômes ; s'il enlève son chapeau lorsqu'il passe devant le portrait accroché au mur dans la Grande Salle, c'est parce qu'il a discuté avec son habitant, pourtant mort depuis plus de trois cents ans .

Le Vieux raconte énormément de salades. Mais la Petite ne prendrait pas tout ce qu'il dit pour argent comptant, s'il n'y apportait des « preuves ». Elle a confiance en son grand-père, bien sûr, et elle a toujours cru tout ce qu'il disait dans la mesure du vraisemblable, mais il a tout de même dû, le jour de ses quatre ans, lui montrer exactement de quoi il parlait. Depuis ce jour, elle ne met plus sa parole en doute, et gobe sans condition tout ce qu'il lui raconte. C'est le jour où il l'a fait entrer dans le « Musée ». Ou la Grande Salle, c'est selon, mais on peut réellement parler de musée, car dans cette salle immense au carrelage en damier, le Vieux a entreposé tous ses « trophées », tous les objets (et toutes les autres choses) qu'il a rapportés de ses voyages extraordinaires. Le Vieux s'est ainsi créé un véritable musée personnel, dédié entre autres et surtout à lui-même et à sa propre mythologie, retraçant tout l'univers légendaire dont il se considère comme le centre et l'astre unique. Et chaque fois que la Petite vient en vacances, il l'amène dans le Musée, et lui offre une visite guidée qui dure des heures, des heures longues et pénibles où il se traîne pesamment d'un trophée à l'autre, d'un pied sur l'autre, en dissertant à n'en plus finir sur les aventures qui l'ont amené à récupérer tel ou tel objet. Et il y en a, des objets !

Cette armoire de chêne sombre, par exemple, il ne faut surtout pas y toucher : elle renferme une charmante hamadryade, attachante certes, mais qui pourrait vous entraîner dans un monde d'où il est difficile de revenir. Et ce diamant véritable, oui, il vient bel et bien de Golconde, la fameuse cité perdue, où tant de pauvres fous sont allés eux aussi se perdre dans l'espoir de retrouver l'une de ces précieuses pierres. Quant à cette tuile noire, d'apparence si banale, il l'a pourtant de ses mains arrachée au toit de la sinistre Tour Suspendue du Somerset, réputée introuvable et inaccessible. Eh oui, il était là ! Comment ? Cette torche sur le mur, celle qui brûle en permanence ? C'est le flambeau éternel qui éclairait la caverne du Tombeau de la Sainte, ce lieu sacré perdu et oublié depuis l'époque des croisades, et oui, il l'a volé, mais bon, en fin de compte, puisque personne à part lui ne sait où se trouve ce tombeau, qui d'autre pourrait bien en profiter ? Et même ce carrelage en damier, oui, le carrelage de toute la Grande Salle, il l'a ramené avec lui après avoir gagné un pari avec le roi d'un peuple de lutins quelque part en Islande, et chaque dalle, oui, chaque dalle de ce carrelage est portée sur ses épaules par l'un de ces lutins. Parfaitement, un lutin pour chaque dalle, ils sont tous revenus avec lui, tels étaient les termes du pari. Et ces lutins sont mauves. Ha ! Il n'y avait que le roi des lutins pour accepter un pari comme celui-là. Pardon ? Ah, l'histoire de l'arc-en-ciel ? Eh bien, il n'a pas pu ramener de trophée avec lui, pour la bonne raison qu'il n'y a rien au pied de l'arc-en-ciel. Rien du tout, pas de trésor. Il en a discuté avec le responsable, il n'y avait rien à faire.

Et le Vieux remet deux sous à la musique, prolonge son récit, s'attarde devant telle ou telle relique, et traîne de tout son poids sur le damier magique. Et la Petite ne se lasse pas de ré-entendre pour la énième fois l'histoire du train volant, ou celle de la Bête d'Ecrevain changée en pierre, ou bien celle (encore une fois) du Moulin aux Epouvantails, où il a bien failli laisser sa peau, il faut le redire. Elle aime beaucoup celle du petit temple secret qu'il a découvert en Grèce, et que personne d'autre ne connaît. Elle aime bien aussi celle du voyage en montgolfière au-dessus de l'océan. Mais malgré tous ses efforts, elle n'arrive jamais à lui faire raconter des histoires de la période où il fut capitaine. Lorsqu'elle évoque le sujet, il se contente de marmonner : « Oh oui, c'est vrai... à une époque... c'était il y a longtemps... »

Et la Petite est à chaque fois plus résolue : a chaque refus du Vieux, sa curiosité grandit, et elle persévère dans ses efforts, lui posant la question à chaque visite, espérant qu'un beau jour enfin, il se décidera à répondre. Mais il semble qu'il refuse volontairement d'en parler, comme si à cette époque, un sombre échec était venu ternir la légende dorée de ses exploits, quelque défaite ou naufrage irrémédiable qui aurait à tout jamais faussé la donne de ses aventures si éblouissantes. Lorsqu'elle en parle, le Vieux s'arrête, les yeux vides, et semble tout d'un coup fatigué, lassé, et même un peu triste, comme si toutes ses victoires ne valaient au bout du compte rien, rien du tout en comparaison de cet énigmatique échec. Alors il reste planté là sur le damier, lourd comme une statue endormie, oubliant où il est, oubliant l'heure, le temps, et même la Petite, qui attend patiemment à son côté qu'il reprenne le récit. Et qui sait, peut-être un jour, le récit du temps où il fut capitaine.

Puis, enfin, il se remet à bouger, il soulève sa masse atlantéenne et fait un pas, puis deux, s'arrache finalement à sa torpeur nostalgique, prend la main de la Petite et quitte enfin le carrelage de la Grande Salle, pour notre plus grand soulagement. Car il pèse lourd, très lourd, le Vieux, croyez-nous : nous sommes bien placés pour le savoir.

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