LES PETITS MUSICIENS
Mes nuits n'ont rien de bien fantastique. Je connais pas mal de gens — ma femme, par exemple — qui n'ont qu'à plonger le nez cinq minutes dans un oreiller pour se retrouver propulsés dans des équipées fantasmagoriques, mais ce n'a jamais été mon cas. Je n'ai pas la moindre imagination, et mes rêves sont plats au possible. À tel point qu'il m'en devient exaspérant de me réveiller le matin pour écouter les récits épiques des incroyables voyages que ma femme a faits à mon côté, tandis que je me promenais dans une rue insipide en rencontrant d'insipides collègues de bureau. Je dois même ajouter quelques détails surréalistes, quand vient mon tour de raconter, pour masquer la fadeur et le vide de mes rêves atrocement anodins.
Fait étrange, cependant, ces rêves d'une platitude sans bornes me laissent souvent une impression durable, trop durable, et presque inquiétante. Il n'y a rien de plus agaçant que d'être obsédé toute la journée par un rêve parfaitement ennuyeux, comme il m'arrive fréquemment. Je ne vois pas quoi que ce soit dans ces rêves qui vaille que l'on s'y attarde, et pourtant quelque chose m'y retient, des heures durant, chaque jour. Et les choses ont empiré ces derniers temps, depuis que j'ai fait un rêve particulièrement sinistre. Encore une fois, je ne vois rien dans ce rêve qui puisse capturer mon attention plus de cinq secondes: il est vraiment effroyable de banalité. Et cependant, je ne cesse d'y penser depuis des semaines. N'allez pas croire que ce rêve hante mes nuits ou torture mes sommeils de façon régulière : je ne l'ai fait qu'une fois. Seulement, l'impression est durable. Il me hante à sa façon.
Un jeune couple se balade dans une grande ville, à la tombée de la nuit. C'est un soir pluvieux, il fait un peu froid, et les enseignes aux lueurs chaudes sont comme autant de feux de cheminée. La jeune fille est souriante pétillante, pleine de vie. Le jeune homme sourit, mais se sent un peu malade. Fébrile, il grelotte, et doit lutter pour empêcher la fine pluie de pénétrer jusqu'à ses os. On entend une musique un peu vieillotte, un peu laide, comme un orgue de barbarie. Quand on entend cette musique, on pense toujours à un vieux mur grisâtre, au pied duquel des gens sont peut-être morts. Je ne sais pas pourquoi. Ne me demandez pas.
La mélodie — truffée de fausses notes — plaît à la jeune fille, et elle entraîne malgré lui le jeune homme de ruelle en ruelle, vers le lieu d'où proviennent les accords morbides. C'est dans le Quartier Piéton. Tout le monde sait bien que c'est le quartier mal famé de la ville, que ces redoutables bandes de jeunes, sur leurs patins à roulettes, s'y propagent quand vient la nuit. Il la met en garde, mais elle veut à tout prix savoir d'où vient la musique. Se faufilant à travers des rues étroites, de moins en moins éclairées, ils s'enfoncent au cœur du Quartier Piéton, où il ne reste pratiquement personne. La musique se fait plus forte à mesure qu'ils avancent, jusqu'à ce qu'ils débouchent sur un grand boulevard presque désert. Les rares passants se hâtent de disparaître le long des trottoirs. Ils savent ce qui va se passer. Le jeune garçon frissonne : il voudrait être n'importe où, sauf ici. Les yeux de la jeune fille étincellent : elle vient d'apercevoir la source de la musique. Les petits musiciens se tiennent en un noyau serré sous la fine pluie, et se concentrent sur leurs instruments. Ce sont des enfants. Ils jouent sur le trottoir, le dos au mur grisâtre au pied duquel des gens sont peut-être morts. Il y a un violon, un petit accordéon, et un cuivre bizarre qui ressemble à un saxophone, dont joue l'aînée, une petite fille coiffée d'un béret trop ample. Les deux petits garçons l'accompagnent dans une atroce cacophonie qui plaît énormément à la jeune fille. Elle veut s'approcher d'eux. Le jeune homme lui répète qu'il se fait tard, que ce n'est pas un endroit où traîner après une certaine heure, mais elle n'écoute que la musique.
Comme ils traversent la rue en courant, soudain, la chose se produit: des ombres hurlantes émergent du fond du boulevard et glissent jusqu'à eux. Avant même de se retourner vers elles, le jeune homme sait de quoi il s'agit. Il entend le crissement des roulettes sur le bitume trempé. Dans une joie cruelle, toute une bande se rue sur eux sans qu'ils puissent se défendre : ils arrachent la jeune fille à son bras, le poussent de tous côtés et le jettent en riant sur le trottoir avant de disparaître en ouragan, emportant avec eux celle qu'il aime. C'est le plus triste spectacle que j'aie jamais vu.
Le voyant recroquevillé au pied du mur, non loin d'eux, les enfants cessent de jouer et accourent vers lui. Ils ont l'air navrés, les petits chérubins, et cherchent à l'aider, mais il ne remue plus d'un pouce. Il fixe le boulevard désert, droit devant lui, à l'endroit précis où il a perdu celle qu'il aimait. Les petits angelots s'affairent autour de lui, lui tapotant l'épaule, lui demandant si tout va bien dans une langue étrange qu'il ne comprend pas, ne voyant pas qu'il est inconsolable.
C'est à ce moment-là que j'arrive, que je chasse les petits crétins, et que je brise leurs maudits instruments. Ils ne se rendent pas compte, ils ne voient pas que ce qui est arrivé est de leur faute, qu'ils ont ruiné la vie de ce pauvre garçon avec leur musique à deux sous. Les trois petits bohémiens déguerpissent en courant d'air, emportant avec eux les restes de leurs instruments éventrés, et je me penche sur le jeune homme. La fine pluie pénètre jusqu'à ses os. Il devient une flaque, une lagune, une mer morte. Il ne me voit même pas. Il reste assis là, les genoux serrés entre ses bras, les yeux vides de tout ce qui avait pu les animer autrefois. Et je sais ce qu'il vient de perdre. Et je ressens ce qu'il ressent. Ma femme ne comprend pas pourquoi je me penche sur lui, pourquoi j'essuie son visage, tout ça parce que cette histoire ne m'est jamais arrivée en réalité. Mais je me penche sur lui malgré tout, parce que je ressens ce qu'il ressent. Parce que je sens que ce jeune garçon perdu sous une pluie glaciale, avec ses épaves au fond des yeux, c'est un peu moi, quelque part.
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