LE SPECTRE DE THAUMANTIAS

Bienvenue, petite. Tu es toute essoufflée. Est-ce la première fois que tu atteins le pied de l'arc-en-ciel ? Il n'y a guère que les enfants qui s'y essaient encore. Mais tu as l'air déçue... qu'espérais-tu trouver ? Des friandises, ou un trésor, peut-être ? Navré, petite, ceci n'est pas un arc-en-ciel régulier. C'est mon dernier, je pense. Je n'ai plus le droit d'en faire.

Désormais, je peins les ciels mauves. Sais-tu ce qu'est le ciel mauve, petite ? Naturellement, non, mais ne sois pas pressée. Tu le sauras bien assez tôt, hélas. C'est une triste besogne, mais c'est mon rôle, à présent. J'ai peint des arcs-en-ciel pendant des millénaires, et je connaissais mon métier, si l'on peut l'appeler ainsi. J'avais très tôt dompté le Spectre, et je savais le fragmenter, le compresser, le dilater et le ré-assembler comme nul autre sur cette Terre. J'avais percé tous ses secrets, de manière bien plus complète que vos amateurs de physiciens : Aristote, Sénèque, Descartes, Newton et tous leurs prédécesseurs et suivants n'y ont regardé que par le petit bout de la lorgnette. Ils n'ont qu'aperçu le sommet de la titanesque pyramide que j'ai érigée, siècle après siècle. J'ai probablement créé plus d'arcs-en-ciel qu'aucun de vos peintres n'a conçu de tableaux en sa vie — et pour cause, j'ai eu beaucoup plus de temps. Le temps de parfaire mon art aux quatre coins du globe : as-tu jamais visité les sommets de l'Himalaya, les volcans des Tropiques, les lacs des Andes, les chutes de Niagara? Les chutes et les cascades sont particulièrement propices aux effets les plus grandioses: pour peu que la cascade soit légèrement incurvée, il devient possible de créer deux ou trois arcs-en-ciel simultanés, et de les entrecroiser à loisir. Mon travail se rapprochait alors de celui d'un architecte, tandis que j'enchâssais mes arcs les uns dans les autres, bâtissant de véritables cathédrales de lumière. Chaque lieu donne des possibilités spécifiques, et une gamme de couleurs qui lui est propre : en pleine mer, au creux de l'ouragan, l'arc-en-ciel est un fantôme vague, évasif, incongru; au coeur des neiges éternelles, il devient téméraire et phosphorescent; au beau milieu d'un champ grisâtre, il paraît soudain rassembler toutes les couleurs et toute la vie absentes du décor. Je choisissais l'endroit et la palette. J'ai œuvré dans tous les lieux possibles et imaginables, arpenté les sentiers les plus reculés, et affiné mes techniques pendant des siècles, régalant au passage des générations de mortels de mes scintillantes créations. Celui-ci n'est pas bien brillant, je sais : je ne suis plus au sommet de mon art. Il s'estompe déjà. Tu verras d'autres arcs-en-ciel, petite, et tu sauras de quoi je parle.

Mes techniques n'ont rien à voir avec vos huiles grossières. Mes instruments sont infiniment plus ténus, presque intangibles, et cependant tellement plus exacts. Ils n'ont rien en commun avec vos vulgaires pinceaux et fusains, non — je travaille par prismes. Pour chaque microscopique note de couleur, il me faut entreprendre deux réfractions au cœur d'une infime bulle d'eau, tout en considérant l'angle sous lequel la lumière solaire viendra frapper mon œuvre. Cette lumière est mon matériau primaire, et il me faut la capturer sous un angle inférieur à quarante-deux degrés, si je veux que mon ouvrage vous soit perceptible — car c'est là le but, et la difficulté ! Que seraient mes arches évanescentes, si vous ne pouviez les contempler ? Ce n'est qu'ainsi qu'elles prennent sens.

Et encore, malgré mes efforts constants, certaines de leurs subtilités vous demeureront toujours inconnues, car je connais et maîtrise le Spectre comme nul autre, et vos iris primitifs restent incapables de reconstituer toute la complexité de mon travail. Mes supérieurs m'ont enseigné des couleurs connues d'eux seuls, et que nulle créature de votre monde ne peut percevoir — et pourtant, si elles ne cimentaient le tout, les autres couleurs sembleraient jurer, l'harmonie serait rompue. Disposant d'outils aussi précis, je m'arrange pour que vous puissiez apprécier un maximum de détails, rendant visible tout ce que je puis, et laissant aux infrarouges et ultraviolets le rôle de l'imperceptible charpente de l'édifice, qui tient lieu de frontière entre la chatoyante symphonie contenue dans l'arc et le silence azuré qui l'entoure.

De mes supérieurs, j'ai appris à formuler les couleurs, plus de couleurs qu'il n'en subsiste de par l'univers aujourd'hui. Mes premiers arcs-en-ciel furent donc de flamboyants festivals de couleurs pures, où la seule règle à respecter était celle des sept teintes permanentes : rouge, orange, jaune, vert, bleu, indigo, violet. Mais entre ces teintes de rigueur, j'insérais habilement toutes les nuances à ma connaissance, et injectais dans les zones de transition des teintes beaucoup plus rares et subtiles, n'ayant aucun équivalent sur cette planète — ni à l'époque, ni maintenant. Ces enchevêtrements virtuoses de couleurs terrestres, célestes et cosmiques atteignaient parfois des proportions démesurées, et leur densité était telle que l'on eût pu les prendre, non pour des courbes éthérées, mais pour de véritables dômes de marbre coloré. Ces arcs-en-ciel, comparés à ceux d'aujourd'hui, faisaient figure de dinosaures. De mes supérieurs, j'appris la fougue créatrice et le gigantisme, mais ce n'était pas là l'essentiel.

Sans doute, l'un des exemples les plus connus demeure l'arc-en-ciel qui surplomba le monde submergé, au lendemain du Déluge. Je le vis en ma prime jeunesse (c'était un autre temps), et il fit très forte impression sur moi. Sa créatrice, Astrophélia — mon prédécesseur, puisqu'il n'est pas de féminin à ce mot — est demeurée célèbre pour son travail sur ce projet. Je n'étais qu'un apprenti, à l'époque, et sa maîtrise de notre art dépassait de loin l'enthousiasme amateur avec lequel j'étalais couche sur couche de couleur maladroite. D'elle, j'appris la transparence — l'art de laisser apparaître d'autres couleurs derrière les miennes. J'appris comment me servir du ciel monotone pour démultiplier les nuances : mes arcs ne seraient désormais plus de simples blocs, mais deviendraient des masques translucides, laissant entrevoir d'autres richesses sous les leurs. J'appris enfin à aimer le ciel, et à employer mes arcs pour le mettre en valeur — mieux encore, j'appris comment le ciel pouvait devenir, plutôt qu' une simple toile de fond, une véritable extension de mes bandes colorées. Le cadre n'était plus une limite, mais un instrument parmi d'autres, que je pouvais intégrer à l'ensemble de l'œuvre. Ce sont là les grands secrets, et c'est d'Astrophélia que je les tiens. Je crois qu'elle les avait découverts par elle-même, car nos supérieurs ne me les ont jamais enseignés. Peut-être ne voulaient-ils pas qu'elle les connût. Peut-être est-ce pour cela qu'elle disparut ensuite. Je ne sais pas ce qu'elle est devenue.

Enfin, rien ne sert de s'alarmer : sans doute a-t-elle trouvé refuge dans quelque repli de l'univers, où elle effectue d'autres travaux. Nous ne risquons pas réellement de disparaître, puisque nous ne sommes pas mortels. Nous ne connaissons pas la dégénérescence, simplement la mutation. Nous nous mouvons de place en place, d'ouvrage en ouvrage, jusqu'à ce que notre temps soit révolu, ce qui fut le cas d'Astrophélia, je suppose. C'est aussi le mien, à présent.

De toute façon, je vois bien que tout cela ne t'intéresse guère. Tu t'attendais à trouver monts et merveilles au pied de l'arc-en-ciel, n'est-ce pas, petite ? Et tu avais raison. Il y a bien une amphore, emplie de pièces d'or, au bas de chaque arc-en-ciel : c'est mon salaire, celui que mes supérieurs me laissent pour le travail accompli. Du moins, c'était le cas jusqu'à récemment : ils m'ont démis de mes fonctions. Il n'y aura pas d'amphore pour celui-ci, car il n'a pas été créé sur leur commande : je l'ai fait de mon propre chef. Je ne sais pas pourquoi, c'est peut-être une espèce d'adieu au métier. Ils m'ont trouvé un remplaçant. Certes, il faut avouer qu'il est doué : on jurerait qu'il a tout appris de moi, mais je ne le connais pas. Il sait des choses que j'ignore ; il crée des merveilles dont Astrophélia elle-même ne m'a jamais montré le pareil. Il a pris ma place et il la mérite. Je ne me plains pas. Seulement, j'aurais tout accepté, j'aurais fait n'importe quoi, plutôt que d'œuvrer aux ciels mauves. Je hais les ciels mauves, car je sais trop bien ce qu'ils signifient. Ils ne sont que d'une seule couleur, et ne signifient jamais qu'une seule chose. Mes arcs-en-ciel étaient si fabuleux : chacun pouvait y voir ce qu'il voulait, en avoir peur ou courir vers eux — chacun pouvait leur donner sens, les enrichir à sa manière. Avec le ciel mauve, tout est dit : il n'a qu'un sens et un seul, et je suis seul à le connaître. C'est un bien lourd secret. C'est peut-être cela, en fin de compte, qui m'émerveillait encore après tant de siècles à composer des arcs-en-ciel : je savais tout à leur sujet, excepté leur sens.

J'en faisais, quelquefois, les soirs de ciel mauve, et debout sur mon arche vespérale, je saluais le conducteur du train céleste qui passait sous la voûte, comme sous un pont. Il m'arrivait de penser à ce que je ferais ensuite, et je sombrais alors dans mon grand rêve : les aurores boréales. J'aurais donné mille arcs-en-ciel pour pouvoir peindre ne fût-ce qu'une toute petite aurore boréale, mais dorénavant je n'ose plus trop y croire. Oh, je ne crains pas de disparaître : comme je l'ai dit, nous autres, faiseurs cosmiques, sommes plus ou moins éternels. Non, ce qui m'inquiète, c'est d'être oublié. Si je me vois condamné jusqu'au Jugement Dernier à peindre des ciels mauves au sens invariablement unique, que me vaut l'éternité ? Déjà, les mortels ne voient plus de sens dans mon travail. Bientôt, je le sens, après les ciels mauves, je serai relégué aux fonds sous-marins, là où mon travail même ne sera plus visible. Tout sens, toute vie seront plongés dans l'ombre ; toute couleur sera noyée dans l'onde. Mon propre prisme m'engloutira, et avec moi tout mon savoir et la mémoire de mon œuvre. Celui qui fut le maître du Spectre en sera bientôt un lui-même.

Mais voici que les nuages se retirent; l'arc-en-ciel se dissipe. Rentre chez toi, petite, je ne sais si tu as trouvé ce que tu étais venue chercher. Je ne sais si tu retiendras un traître mot de ce que je viens de dire, mais après tout, qu'importe ? Mon art était celui de l'éphémère.

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