LE SECRET DE MONSIEUR DAMBRE
Tous les ans, la nuit d'Halloween, le cimetière du village s'anime un petit quart d'heure. Pas plus, parce que les enfants ne restent pas bien longtemps. Déguisés en gobelins, en sorcières ou en fantômes, ils prennent leur courage à deux mains et poussent la grille du cimetière, qui n'est jamais vraiment fermée, quelques minutes avant minuit. Puis ils s'avancent en tremblant, riant très fort, agitant leurs lampes de poche et faisant voltiger les feuilles mortes, pour se créer une sorte de bulle ou de bouclier de vie, de mouvement et de bruit dans ce lieu désert et silencieux. Ils marchent témérairement jusqu'au milieu du cimetière, où ils s'arrêtent et en viennent au moment fatidique. C'est le moment où, chaque année, ils se lancent le défi terrifiant, le défi insoutenable de la minute de silence à minuit au milieu du cimetière. Ils commencent à en rêver plusieurs mois à l'avance, au milieu du mois d'août, et l'appréhension grandit de semaine en semaine, jusqu'au soir électrique d'Hallowe'en où ils se déguisent et partent gambader dans les rues entre copains, riant et avalant des centaines de bonbons, tout en sachant que dans quelques heures, à minuit, le grand moment les attend.
Ils s'asseoient en cercle au centre du cimetière et mettent leurs capuches. Ils ont posé tous leurs bonbons au milieu du cercle, ils ont réajusté leurs masques, et ils cessent de parler. Benoît se rend soudain compte qu'il fait très froid, sans doute parce qu'ils ne bougent plus. Le silence sempiternel, gigantesque du cimetière reprend ses droits et les enveloppe, comme la noirceur intersidérale, pense Benoît, doit envelopper les cosmonautes. Ils restent figés pendant une longue minute, sentant monter dans leur dos le silence, absolu et souverain, un peu comme le regard désapprobateur des morts, sur le territoire interdit desquels ils ont osé s'aventurer. Ils demeurent immobiles, malgré la main froide et invisible qu'ils sentent s'avancer lentement derrière eux, et se disent qu'il n'y a plus que quelques secondes à tenir.
Soudain, l'un d'entre eux laisse échapper un juron, disant qu'il fait bigrement froid. La minute fatale est passée ! Ils se relèvent d'un bond et se remettent (un peu trop vite) à jacasser, à sautiller et à engloutir leur réserve de sucreries. C'est de nouveau la fête : ils chantent à tue-tête en gambadant entre les rangées de pierres tombales, mangent et sèment leurs bonbons en se roulant dans les feuilles mortes, font pipi sur les tombes et font partout un remue-ménage comme les morts n'en ont pas vu depuis longtemps.
Ils vont voir certaines tombes, celles des morts les plus étranges, et se racontent les histoires que leur ont racontées leurs parents et leurs grands-parents. Madame Primeur avait été assassinée dans son salon le soir d'Halloween par un inconnu déguisé en clown, et son mari avait ensuite mystérieusement disparu. Chaque nuit d'Halloween, tout le village se demandait s'il allait revenir, lui ou le mystérieux inconnu, et si l'histoire allait avoir une suite. Du moins, c'est ce qu'on disait. Monsieur Salpêtre avait été retrouvé à l'état de squelette dans sa propre maison, où il était apparemment mort plus de dix ans auparavant, sans que personne s'en fût rendu compte. Tout le village s'en était étonné à l'époque. Monsieur Dambre, lui, était un vieillard excentrique qui se prétendait écrivain de génie, mais qui n'avait réussi à publier durant toute sa vie qu'une seule histoire, très courte. Quand on lui demandait quelles autres histoires il avait écrites, il devenait évasif, répondait que ce n'était pas si important, et refusait de faire lire ce qu'il avait écrit d'autre. Bref, il y avait toutes sortes de vies et d'aventures rocambolesques enterrées juste sous leurs pieds, et une fois par an ils venaient leur rendre hommage, même si c'était en faisant pipi sur les tombes.
Ils semaient des bonbons un peu partout, et Benoît, qui était très gourmand, en ramassait le plus possible pour les mettre dans ses poches. Tandis que les autres chahutaient dans le fond du cimetière, il décida de retourner à l'endroit où ils s'étaient assis en cercle pour voir s'ils y avaient laissé tomber des sucreries. A l'aide de sa lampe de poche, il trouva plusieurs bonbons à l'endroit du cercle, dans les feuilles mortes, et encore d'autres à proximité. Un peu plus loin, près du mur d'enceinte, il en vit un autre, et alla le ramasser. En relevant la tête, il en trouva un autre à quelques mètres devant lui, et s'avança pour le ramasser. Puis, encore un peu plus loin, il en aperçut un autre, et alla le chercher. Il en trouva encore un près du robinet du cimetière, mais il hésita à aller le prendre, car il en avait déjà ramassé beaucoup, et il y avait déjà longtemps qu'il avait quitté les autres. Il finit par aller le prendre tout de même, et au milieu du tapis de feuilles mortes où se trouvait le bonbon, il aperçut quelque chose qui brillait sous la lune. Il écarta les feuilles mortes et mit à jour une grosse boucle de métal, rattachée à ce qui semblait être une trappe de bois vermoulu. Il appela les autres, mais à sa grande stupeur, il vit qu'ils n'étaient déjà plus là. Ils ne restaient jamais plus d'un quart d'heure. Ils l'avaient oublié !
Benoît eut un peu peur. Le silence était revenu. Il s'agissait maintenant de se relever et de traverser tout le cimetière tout seul en pleine nuit, sans se faire poursuivre par un fantôme ou une malédiction, ou pire. Mais en même temps, il avait bien envie de savoir ce qu'il y avait sous la trappe. Il la souleva. En-dessous, il trouva un escalier inquiétant, qui descendait assez loin dans le noir. Il inspecta quelques secondes les marches obscures à la lumière de sa lampe, et s'apprêtait à refermer la trappe et à sortir du cimetière en courant quand il découvrit, sur l'une des premières marches, un autre bonbon. Qu'est-ce qu'il faisait là ? Il avait dû tomber entre les planches moisies de la trappe. Il descendit jusqu'au bonbon pour le ramasser et, par simple curiosité, balaya de sa lampe-torche les autres marches, au cas où. Quatre marches plus bas, il y en avait un autre. Benoît descendit donc encore un peu plus bas, et là il vit encore un autre bonbon, quelques marches en-dessous, et descendit le chercher.
Arrivé en bas de l'escalier, Benoît n'était pas rassuré. Il se dit qu'il fallait maintenant remonter quatre à quatre et traverser le cimetière en courant sans regarder derrière lui, mais comme il s'apprêtait à le faire, il remarqua une lueur dans l'obscurité face à lui. Il leva sa lampe-torche : juste devant lui s'étendait un long couloir noir, et la lueur provenait de quelque part tout au fond. Elle remuait même un peu. Benoît pensa qu'il s'agissait sûrement des autres, qui avaient disparu si vite à la surface : ils avaient sans doute trouvé une trappe, eux aussi, et étaient descendus par un autre escalier pour se retrouver comme lui sous le cimetière. Un peu rassuré, il les appela dans le noir. Pas de réponse. Il appela encore, mais l'idée de crier ainsi dans l'obscurité après quelque chose qui pourrait ne pas être ses copains commença à l'inquiéter. Curieux tout de même de savoir d'où venait cette lueur, il décida finalement d'aller y voir de plus près.
Il traversa le long couloir enténébré à pas de loup ; à mesure qu'il approchait, il entendait, de plus en plus distinctement, un léger crépitement. Il arriva au bout du couloir, où il y avait un virage à droite, et se retrouva dans une toute petite pièce, devant une porte. Elle ressemblait à une porte cochère miniature, juste assez haute pour qu'un homme puisse y passer, arrondie au sommet, et éclairée de chaque côté par une torche accrochée au mur. C'était de là que provenait la lumière. Sur le mur, à gauche, il y avait un écriteau qui disait, en grosses lettres tremblantes :
VOUS PENETREZ ICI DANS UNE TOMBE. VEUILLEZ ESSUYER VOS PIEDS
ET FRAPPER AVANT D'ENTRER.
Etant un garçon très poli, Benoît suivit le conseil de l'écriteau et frappa à la porte. A l'intérieur, une voix fluette, un peu grinçante, lui répondit d'entrer. Benoît poussa la lourde porte de bois humide et entra. Il écarta quelques toiles d'araignée, referma la porte, et suivit la voix qui lui disait d'avancer jusqu'au fond de la pièce. Il se trouvait visiblement dans un caveau : les murs étaient vides et gris, et une petite lumière les éclairait, qui provenait de derrière un rideau fermé, face à lui. Il passa devant un cercueil vide, dont le couvercle était posé par terre, et alla jusqu'au rideau, que la voix lui demanda d'ouvrir.
Ce qu'il trouva derrière le surprit : là, juste à côté du sinistre caveau vide, se trouvait un petit salon assez confortable, avec deux fauteuils, une table basse sur laquelle se trouvaient une théière et des tasses, quelques livres et des chandelles allumées un peu partout. Et sur l'un des deux fauteuils était assis un squelette, emmitouflé dans d'épais châles de laine, qui semblait le regarder. Benoît resta ainsi debout près du rideau, sans parler, peut-être une minute ou deux. Saisi d'une impression bizarre, il se demandait où était la personne qui lui avait dit d'entrer
« Allons, entre et assieds-toi, mon garçon, le thé est servi. », dit soudain le squelette. Et Benoît vit que son impression était juste. Il s'assit sur le second fauteuil, en face du squelette qui se mit le plus naturellement du monde à boire son thé.
« Alors ? dépêche-toi, il va être froid. », insista le squelette. Benoît prit sa tasse et aspira deux ou trois gouttes de son thé, qui s'avéra fort bon. Il se rendit compte qu'il allait maintenant falloir parler avec ce squelette, et n'ayant jamais fait la conversation à un squelette, il ne savait pas trop comment s'y prendre.
« Tu te demandes sans doute ce qui se passe ici, et ce que nous faisons là ? », lui demanda le squelette, qui avait lu la question dans ses yeux. Benoît acquiesça vivement, et but une autre gorgée de thé.
« Vois-tu, mon garçon, tu es en ce moment le héros d'une histoire. Il y a quelque part, non loin d'ici, un autre monde, un monde assez difficile, dans lequel je suis mort. Comme tout le monde, me diras-tu. Mais il n'est pas facile de mourir, garçon, quand on sait ce que c'est que d'être vivant. Et il est encore moins facile, ensuite, de rester mort. C'est surtout cela qui fait peur aux gens. Alors, avant de mourir, j'ai décidé d'écrire une histoire, une histoire qui me permettrait de revenir à la vie, assez souvent, grâce à toi. Car dans cette histoire, il y a un petit salon confortable dans ma tombe, où on peut prendre le thé, et je reviens à la vie chaque fois que tu trouves la trappe sous les feuilles mortes et que tu descends l'escalier, chaque fois que tu t'avances jusqu'au bout du couloir et que tu frappes à ma porte, chaque fois que tu t'assieds ici avec moi pour prendre le thé. Et tu fais toutes ces choses chaque fois que quelqu'un lit mon histoire. Le héros de cette histoire, c'est toi.
__ Mais..., répondit Benoît, surpris, vous voulez dire que mes copains, là-haut, et la trappe et le passage secret, et vous et moi, tout fait partie d'une histoire ?
__ Bien entendu. Vous viendrez toujours faire la fête dans ce cimetière. Tu trouveras toujours des bonbons sur le sol, et tu descendras toujours le passage secret pour venir me retrouver. Toutes les histoires sont des passages secrets. »
Benoît fut sidéré. Il ne savait pas quoi dire. C'était tout de même incroyable. Mais si ce squelette avait raison ? Il but une autre gorgée de thé.
« Mais, excusez-moi monsieur, si tout ceci n'est pas vrai, si ce n'est qu'une histoire, comment se fait-il que vous soyez le seul au courant ?
__ C'est normal, mon garçon, puisque c'est moi qui l'ai écrite.
__ Et qui... qui êtes-vous ?
__ Je suis Monsieur Dambre. Benoît Dambre. Et grâce à toi, on ne m'oubliera pas. »
Après le thé Benoît, qui commençait à se sentir un peu mal à l'aise là en bas avec toutes ces bougies et ce squelette parlant, prit congé de Monsieur Dambre et remonta. En haut, une fois la trappe refermée, dans le cimetière vide, il se rendit compte qu'il n'avait plus peur d'être là tout seul. Il sentit les bonbons dans sa poche, et se demanda s'il n'avait pas rêvé. Pas juste le passage secret et le caveau de Monsieur Dambre, mais la soirée, le cimetière, la bande de copains, tout. Il se demanda même si ce n'était pas Monsieur Dambre qui rêvait véritablement tout.
Et depuis ce jour, Benoît repense souvent à la tombe de Monsieur Dambre, avec son petit salon confortable et ses chandelles, et il se demande souvent si des gens lisent encore son histoire, le soir, quand il s'endort.
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