L'ALECTON
Ce sont des soirs comme celui-ci, des soirs où le ciel est mauve. C'est alors que descend le « train », comme vous l'appelez, vous autres occidentaux, bien que ce ne soit pas un train à proprement parler, non plus qu'un dragon, comme l'ont cru vos ancêtres et les anciens Chinois. Les Egyptiens le nommaient Apophis, d'autres l'appelèrent Ouroboros, et les explorateurs de tous temps y voient une caravelle céleste. Mais, en vérité, ce n'est rien de tout cela. Chacun y voit le train de son propre siècle.
Il traverse les cieux, crève les nuages et apparaît les soirs de ciel mauve, les soirs où l'heure est venue, comme pour toi, vieillard. Ne savais-tu pas que leur dernier soir sur Terre, tous les mourants voient le ciel mauve ? C'est alors que leur « train » vient les chercher, pour les emmener où il ne reste plus rien, « de l'autre côté », comme vous diriez, hors de cette vie. Tel est le rôle de l'Alecton, et telle est ma charge, puisque je le conduis. Mais ce n'est pas vraiment un train.
Prends place à bord, vieillard.
Ne me demande pas où nous allons, car nous n'y allons pas. Il n'y a que le Néant là où vous emporte ce « train », et vous y perdez tout ce que vous avez jamais pu être ou posséder. C'est pour cela que nous n'y allons pas. Tu n'aimerais pas cela, vieillard.
Il me semble que j'ai conduit l'Alecton de toute éternité, mais j'ai mis du temps à comprendre ce qu'était réellement le Néant. Je pense que vous autres vivants le ressentez un peu, chaque fois que vous avez de la fièvre, que vous chancelez, que vous perdez quelque chose, pas forcément un être cher, mais une babiole à laquelle, étrangement, vous tenez, et qui vous consolait dans les jours gris. Vous réagissez tout spécialement à la mort d'un chien, parce que le chien a une existence beaucoup plus courte que la vôtre, et ne comprend pas pourquoi il doit partir avant vous. Il aimerait pourtant rester, vous tenir compagnie encore un peu, mais il doit partir et ne comprend pas, ne comprendra jamais pourquoi. Je ne m'occupe pas des chiens —je ne sais même pas si quelqu'un s'en occupe. J'ignore s'ils voient le ciel mauve, eux aussi, mais qu'importe ? L'Alecton n'emporte que les humains. Ce que je ressens pour vous et votre courte vie se rapproche de ce que vous éprouvez pour les chiens. Mais c'est là ce qui est étrange.
Prends place à bord, vieillard.
Je ne suis pas un ange, non plus qu'un démon. Je fais juste mon travail, et vous emmène vers le Néant d'après la vie, depuis toujours. Mais seuls les vivants ressentent des choses. J'ai vu mourir des milliards d'entre vous sans sourciller, pendant des siècles, car je ne suis pas vivant. Il n'y a que les vivants que la mort effraie. Puis, un jour —il y a mille ans, peut-être— j'ai vu cette petite fille, penchée sur son chien qui venait de mourir. Elle ne pleurait pas; au contraire, elle essayait de le faire revivre à l'aide de formules ineptes et de bâtonnets brisés. Ensuite, elle a pleuré, bien sûr, parce que son tour de magie ne marchait pas. Ce jour-là, pour la première fois en des millénaires d'existence, j'ai ressenti quelque chose.
Il m'est venu l'idée de changer de route. J'ai commencé à emmener mes passagers ailleurs, là où ils pourraient retrouver des choses perdues depuis bien longtemps. Et à voir ces vivants séparés par le temps se retrouver, s'étreindre et caresser de vieilles babioles auxquelles ils tenaient étrangement, j'ai à nouveau éprouvé quelque chose, plus fort, cette fois-ci. C'est une chose terrible qu'une émotion, quand on n'en a pas ressenti en mille ans.
Le Néant n'était plus une raison suffisante pour me faire conduire l'Alecton jusqu'à la fin des temps. Je venais de découvrir bien mieux : voir ceux à qui la vie avait tout arraché retrouver leur jeunesse, leurs amours, leurs trésors, leurs sourires, et voir leurs lèvres tremblantes, leurs regards incrédules, et entendre leurs « mercis » presque muets, soufflés par ce qui leur arrive! Je n'emmènerai plus les hommes vers l'abîme, parce qu'ils m'ont ému, comme un grand corniaud céleste que je suis. Bien entendu, mes supérieurs ne vont pas apprécier... sans doute savent-ils déjà ce que je fais, mais pour l'instant, ils n'interviennent pas. Ils n'interviennent jamais. Et il faut bien quelqu'un pour vous donner une seconde chance...
Voilà ce que peut faire l'Alecton, voilà ce qu'il fait et fera désormais, voilà où je te ramène, vieillard! En ta prime jeunesse, pour que tu revoies tes compagnons d'antan, pour que tu serres à nouveau dans tes mains ces babioles sans intérêt, pour que tu retrouves la vigueur de tes bras de vingt ans, et que tu t'en serves pour enlacer celle que tu aimais alors! Peut-être que tu ne la perdras plus, cette fois-ci. Peut-être auras-tu moins de regrets, la prochaine fois que viendra le ciel mauve...
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