DERRIERE LE RIDEAU

Primeur était fou. Fou à lier.

Si proche... c'était à deux doigts, je le sens, je le sais, ou plutôt j'ai cru le savoir pendant bien longtemps, et aujourd'hui je dois bien me rendre à l'évidence : soit je n'ai rien compris à ce qu'est (ou fait semblant d'être) le théâtre, soit Primeur était irrémédiablement timbré. Je me destinais à la scène depuis mes cinq ans, depuis ce spectacle de vacances où j'avais interprété Alice dans ses aventures de l'autre côté du miroir, et où je m'étais tant amusée, et je travaillais depuis toutes ces années à parfaire mon jeu, sur les planches comme à la ville, pour être finalement capable de devenir n'importe qui. Mon unique but était d'intégrer une célèbre école d'art dramatique, et peut-être — qui sait ? — le Conservatoire. Un si maigre échec, en temps normal, n'aurait jamais suffi à me décourager. Aussi, je préfère me dire que Primeur était réellement fou. Aussi fou que le Chapelier.

Je me dis aussi que j'aurais mieux fait de partir en vacances comme tout le monde cet été-là, et de me reposer un peu avant d'entrer à l'école d'art dramatique. Les auditions se tenaient en septembre, et un petit séjour à la montagne me tentait bien, mais j'ai eu le malheur de tomber sur l'une de ces affiches : un certain M. Auguste Primeur, professeur de théâtre, proposait durant le mois d'août une formation aux étudiants en art dramatique qui souhaitaient entrer à l'école de la ville. Nous pensions que ce M. Primeur faisait partie de l'école, et qu'il nous expliquerait les attentes des enseignants, leurs exigences, bref, ce que nous devions savoir pour poser notre candidature. Les cours de ce monsieur auraient lieu le lundi et le jeudi après-midi dans une salle de l'ancienne école de danse, qui jouxtait l'école d'art dramatique et devait bientôt en devenir une annexe. Un bâtiment entre deux vies, comme je l'étais moi-même à l'époque. Ou comme je croyais l'être. Toujours est-il que la formation en question était gratuite et que j'y voyais une possibilité d'entraînement efficace en vue des auditions. Il fallait sauter sur l'occasion.

Nous n'étions pourtant que cinq au premier cours. L'offre qui m'avait semblé si alléchante n'attirait pas les foules. Peut-être la pluie y était-elle pour quelque chose. Il faut aussi dire que l'endroit était assez particulier : la salle, très vaste, aux murs d'un blanc éclatant, se trouvait juste sous le toit de l'école de danse, au troisième étage, et n'était pas même pourvue d'une scène. La grisaille du dehors s'y déversait à flots, par les fenêtres hautes comme des vitraux et par les larges lucarnes du toit qui, projetant au sol l'ombre des gouttelettes qu'elles arrêtaient, semblaient en fait les laisser passer. De petites crevettes transparentes et ondulantes jouaient sur les cases blanches du damier. Un damier! Pour une salle de répétition, on n'aurait pas fait pire. Pour une salle de danse, d'ailleurs, un sol en damier n'est pas l'idéal non plus : nous nous serions plutôt attendus à un parquet ciré aux longues planches discrètes et rectilignes. Rien de tel qu'un sol en damier pour saboter la concentration. Mais de ce côté-là, avec Primeur, nous n'étions pas au bout de nos surprises.

Auguste Primeur était un homme grand et sec, passablement dégingandé, invariablement vêtu d'un chandail rouge délavé et du même pantalon beigeâtre, sans réelle couleur. Il nous annonça d'emblée qu'il n'était aucunement lié à l'école de théâtre en elle-même. Quelque chose d'accidenté dans son élocution rendait ses propos difficiles à suivre : il haussait sans cesse la voix de manière impromptue, puis baissait de nouveau le ton pendant quelques secondes avant de recommencer, et ainsi de suite. Cette manière de monter le volume par intermittences sans vraiment mettre d'emphase sur un mot particulier pouvait être très irritante, et donnait l'impression, si l'on fermait les yeux, qu'il se déplaçait, s'approchait ou s'éloignait à intervalles irréguliers, en mouvement perpétuel. Pourtant, la plupart du temps, Primeur se tenait raide comme un balai, et légèrement voûté. Nous ne l'avons jamais vraiment vu bouger, à vrai dire. C'est qu'il avait assez d'idées saugrenues en réserve pour nous intéresser autrement.

Le mannequin dans le fauteuil en était probablement une. Nous l'avons pris pour Primeur, la première fois, en entrant dans la salle (et à d'autres occasions). Difficile de dire s'il s'agissait là d'un vestige des anciens cours de danse qui s'y étaient déroulés, ou d'un stratagème de Primeur pour nous plonger dans un certain état d'esprit, mais ce mannequin était toujours assis là, sur son trône, à fixer nos répétitions de sa face de bois, sans visage et sans yeux. Le plus impassible des spectateurs. Le plus indulgent aussi, sans doute, mais personne ne sait si c'est bien Primeur qui était allé le planter là. Le rideau, par contre, était sans conteste une de ses trouvailles (du moins, j'en suis persuadée). Le mur du fond de la salle était, en effet, couvert d'un épais rideau cramoisi, de l'aspect typique du rideau de scène, et ainsi enveloppé d'un mystère impénétrable qui le rendait particulièrement intéressant. Il s'agissait sans doute d'un banal mur blanc, comme les trois autres, mais l'intention inconnue du rideau rouge qui le cachait faisait de ce mur l'entrée secrète d'un espace réservé et tout autre, d'un double de la salle peut-être, ou de coulisses dérobées, ou d'une scène effectivement présente bien qu'encore invisible, et où nous attendait le décor de nos instants futurs. Primeur nous interdit d'entrée de jeu de toucher au rideau, qui masquait, nous avoua-t-il, notre grande surprise, notre examen de fin de formation. Et je dois avouer que c'est bien ma curiosité qui m'a fait revenir le jeudi, puis les semaines suivantes, car ce premier « cours » ne m'avait pas franchement convaincue.

La somme de toutes ces bizarreries en découragea au moins une, puisque dès le jeudi suivant, nous n'étions plus que quatre. La première excentricité de Primeur fut de placer près du rideau un poste de radio qui émettait un indéfinissable brouhaha, comme un mélange de murmures, d'instruments qu'on accorde et de grincements de porte. Nous avions de courts monologues à réciter. Il nous dit de le faire sans prêter la moindre attention à ce que nous entendions, ou à ce qu'il pouvait y avoir derrière le rideau. Ce fut difficile pour moi lorsqu'un rugissement de lion déchira la monotonie des murmures, auxquels je commençais à m'habituer, au beau milieu de mon monologue. Il me répéta qu'il ne fallait pas y prêter attention. D'autres bruits tout aussi incongrus suivirent, et nous devions tous garder un flegme d'acier face à ces surprises auditives dans notre récitation. Petit jeu pour la concentration, je suppose. Le premier jeudi, il dit également à l'une d'entre nous qu'un géant l'observait à travers l'une des lucarnes. Et cette cruche lève les yeux ! « Il peut y avoir mille sortes de public », nous dit-il en insistant sans motif apparent sur « sortes », « et vous devez être capable de vous adapter à tous. Vous êtes fonction du public, et vous vous doutez qu'on ne joue pas une pièce de la même façon pour des retraités que pour des lions ou des géants. » Une ombre trouble planait comme d'habitude sur ses mots, et venait en alourdir certains ici et là, sans vraiment en éclaircir le sens. En dehors de la cruche qui avait levé les yeux vers le géant, nous étions tous assez sceptiques quant aux discours de Primeur, et ce n'est qu'à partir de la semaine suivante que je me pris à réellement écouter ce qu'il disait, et qu'il se mit à exercer sur nous cette fascination inexplicable qui m'étonne encore aujourd'hui.

Le soleil pleuvait à torrents à travers les carreaux, le lundi suivant, et les microscopiques poussières fluctuant au ralenti d'un bout à l'autre de la salle irradiaient le rideau, qui scintillait comme une galaxie en masquant une autre. Petites cousines de ces crevettes que la pluie sur les lucarnes faisait naviguer au sol, ces particules ensoleillées flottaient autour de nous, et semblaient converger vers un tableau que Primeur avait posé devant le rideau. Il s'agissait d'une reproduction agrandie de « La Vieille Femme aux Masques », de James Ensor, comme nous l'apprit pompeusement le professeur. L'impression de fouillis qui se dégageait de l'image n'était bizarrement pas dissipée par la clarté environnante, et ce ne sont pas les élucubrations de Primeur qui nous aidèrent à y voir plus clair.

« L'homme, en tout et pour tout, n'est que rapiècement et bigarrure, disait Montaigne. Et rien n'est plus vrai lorsque l'on touche au théâtre. Car il y a trois foules à chaque représentation : celle des spectateurs assis dans la salle, celle des acteurs ayant déjà interprété votre rôle, assis dans de vieux fauteuils poussiéreux au fond de votre esprit. La troisième foule est celle des rôles que vous avez déjà joués ou êtes capables de jouer, c'est celle des masques, celle des nuances, celle des possibles, et c'est cette foule-là qui doit vous intéresser. Cette foule-là, c'est vous. C'est cette vieille femme dans le tableau, noyée au coeur d'un tourbillon de masques colorés, secrets ou criards, et s'il s'agit d'une grande actrice, c'est que son visage n'est que celui d'entre eux qu'elle a choisi pour son portrait. Voyez sa figure bariolée : elle contient les couleurs de tous les autres masques, différemment dosées. A chaque nouveau personnage qu'il vous faut interpréter, la foule des rôles déjà joués se représente à vous: ils se pressent et se bousculent au portillon, comme autant de candidats à un entretien d'embauche. Mais aucun d'entre eux ne doit avoir le poste. Un bon acteur — une bonne actrice — ne se répètent jamais. Chacun de nous ne possède qu'un nombre limité de couleurs, mais les combinaisons sont infinies. Le masque qu'il vous faut est camouflé derrière, ou plutôt dans ceux que vous connaissez déjà, et il vous faut le débusquer, le passer à la chaux, et le repeindre. Il faut le composer en y mêlant les teintes de tous ceux qui vous semblent s'y prêter. De quel masque a-t-elle pris ses yeux, ses lèvres, sa nostalgie ? De plusieurs, qu'elle a mélangés. Et chacun d'entre eux est un mélange des précédents, aucun ne s'est créé de rien, pas même le premier, le masque originel dont ils sont tous issus, si tant est qu'il y en ait un. »

Mon masque originel, c'était Alice, et je rentrai chez moi ce soir-là en m'efforçant de retracer les points forts de son personnage, tel que je l'avais interprété à l'époque. Je n'avais que cinq ans, bien sûr, mais bon, il s'agissait bien de mon masque originel ! Et face au miroir de la salle de bains, je refaisais les sourires, les moues et les mimiques de la petite fille rêveuse perdue dans un étrange univers, je retrouvais, entre deux grimaces, quelques répliques et des regards cachant des sentiments plus sombres, et je cherchais à faire revenir les larmes du moment où Alice s'assied sur un rocher, croyant qu'elle ne rentrera jamais chez elle. J'avais réussi à pleurer, à l'époque. Ayant rassemblé autant de vestiges que possibles de mon masque originel, je passai la soirée devant la glace, à repenser les différents rôles que j'avais joués en les comparant à mon Alice, en cherchant à leur donner, ici un peu de sa candeur, là une pincée de son espièglerie, là encore une touche de sa colère inoffensive. Je finis même par améliorer mon Alice grâce aux trouvailles appliquées aux autres rôles. Et, tout en me servant d'elle comme d'un fil conducteur pour relier entre eux les mille masques qui défilaient dans le miroir, je repensai vaguement à la face vide du mannequin de bois, assis seul dans l'obscurité de la grande salle.

La semaine suivante, il pleuvait à coups redoublés, et les gouttes énormes bataillaient sec (si l'on peut dire) contre la lucarne. Ca grouillait ferme sur le damier. L'effervescence de l'orage qui grondait au-dessus de nous donnait vraiment l'impression que, pour une fois, le géant était là et s'impatientait méchamment. Primeur, sans doute pour contrecarrer le tonnerre, nous jouait les Nocturnes de Chopin sur le poste radio posé à côté du mannequin, comme si celui-ci, affalé sans vie dans son fauteuil, était capable d'apprécier. Au bout de quelques minutes, la cruche lui demanda (à Primeur, s'entend) pourquoi nous travaillions sur un carrelage en damier, parce que cela gênait sa concentration.

« Comment, ça ne vous aide pas ? J'ai choisi cette salle pour que le carrelage vous donne des repères. Sur un bête parquet, vous placeriez vos pieds n'importe où. Sur scène, vous devez voir ce quadrillage, car vos déplacements sont stratégiques. Sur scène, vos pieds sont vos pions. »

Je dus lui faire remarquer qu'un quadrillage entièrement blanc nous aurait été plus utile, et que les cases noires du damier ne faisaient que nous distraire.

« Un quadrillage tout blanc, la belle affaire! Et en quoi serait-il intéressant, si toutes les cases sont pareilles? »

Sa façon de faire tonner les mots « toutes » et « cases » lui donnait une allure vaguement autoparodique. Il bredouilla encore quelque chose sur la nécessité du conflit au théâtre, et marmonna une dernière bribe sur la convenance du damier, avant d'attirer notre attention sur la nouvelle image qu'il avait placée devant le rideau rouge.

« Ce n'est certainement pas la discipline théâtrale qu' Edvard Munch avait en tête lorsqu'il s'est mis à peindre « Le Cri », et pourtant, sans le savoir, il nous a donné une leçon magistrale de composition. Regardez bien ce tableau. S'agit-il d'un homme ? d'une femme ? On s'interroge encore. Et c'est là ce qui nous intéresse : il ne suffit pas, pour connaître un personnage, de connaître son sexe, son histoire ou ses goûts. Il faut aller chercher ce qu'il y a derrière lui, ou elle, la force énigmatique, la main puissante qui tire les ficelles du pantin. C'est ce que nous montre Munch ici : ce n'est pas l'homme ou la femme qu'il est allé chercher, mais bel et bien le terrible cri qui se cache derrière et dans le personnage, et qu'il découvre à nos yeux. Cette force, une fois découverte, irradie l'atmosphère, se propage alentour. Car l'essentiel est que le monde bouge, que l'air vibre, ce sont les radiations, que le décor et les spectateurs convergent, gravitent autour de vous, de vos mouvements, de vos actes, de votre voix. Inutile de coller au plus près des habitudes du personnage : tout le monde se moque de la façon dont il bâille, mange un œuf dur ou regarde sa montre. Ce que vous devez chercher, c'est pourquoi il bâille ou regarde sa montre de cette façon, et c'est très difficile, car ce pourquoi est un fantôme fugace, une ombre vitreuse, une bête immonde et rugissante — diamantine, en un mot — qu'il s'agit d'aller débusquer aux tréfonds de sa tanière. Et le public n'a pas besoin de savoir ce pourquoi, ni même de le voir, il doit simplement sentir que vous le savez, vous, parce que vous êtes allés au fond du gouffre tirer la bête de son antre, et l'avez mise dans votre poche, et que vous pouvez la faire rugir, sourire, pleurer, cligner de l'œil, à volonté. Devant la bête que vous leur ferez voir, ils oublieront jusqu'à votre présence. C'est la Bête qui compte avant tout, et sans elle pour lui insuffler la vie, le masque que vous aurez si soigneusement mis au point de demeurera qu'un chiffon de papier mâché. Une feuille morte. »

Et lors des exercices qu'il nous fit faire ensuite, je commençai à me prendre au jeu : il me semblait, dans l'intensité de mes efforts, pouvoir changer progressivement les couleurs du tableau et des autres membres du groupe, imperceptiblement d'abord, puis de plus en plus fort, jusqu'à réellement sentir que je déplaçais avec moi l'orage au-dessus des lucarnes lorsque je traversais la salle d'une certaine façon. Pour la première fois alors, je me dis que Primeur n'était peut-être pas entièrement cinglé. Peut-être avait-il compris certaines choses...

Le soir, dans la salle de bains, je tentai de déceler autour de mon reflet des traces de cette énergie que j'avais dégagée toute l'après-midi — je ne dis pas une espèce d'auréole ou de halo derrière ma tête, mais plutôt une légère vibration, une évanescence du genre de celle qui émane des routes en béton surchauffées au soleil. Je n'avais jamais soupçonné une telle vie derrière les larmes et les caprices d'Alice. Et je repensai au mannequin de bois dans la salle, rivé sur son trône, ayant passé toute l'après-midi à écouter Primeur comme nous, et à emmagasiner jusqu'au soir, comme une éponge, toute l'énergie que nous avions laissé s'évaporer dans nos efforts pour dompter la Bête. Dans l'obscurité de la salle vide, il me sembla le voir trembler.

Le ciel était d'une blancheur laiteuse lorsque nous regagnâmes la salle le lundi suivant, si bien que nous nous attendions presque à de la neige. Il est bien possible qu'il ait neigé ce jour-là, d'ailleurs, je n'en saurais rien, car nous n'avons pas jeté l'œil dehors de l'après-midi. Enfin, pour un mois d'août, ç'aurait été surprenant. Mais avec Primeur, comment savoir ? Il avait encore une fois mis les Nocturnes de Chopin au moment où nous arrivions dans la salle, ce qui nous donnait vaguement l'impression d'entrer dans une bulle. J'étais, pour une fois, très enthousiaste. Primeur, par contre, semblait maussade, et jetait par la fenêtre un regard apathique, sous les yeux désabusés du mannequin. Toute la tristesse du monde qui nous entoure semblait s'être concentrée dans les mailles de son chandail déteint. Nous avons dû passer au moins un quart d'heure à faire semblant de poser nos affaires et de discuter, en attendant qu'il se décide à nous enseigner la sacro-sainte leçon du jour.

« Dites-moi, que vous reste-t-il de vos voyages ? »

Sa question, surgie si brusquement, et avec une telle emphase inexplicable sur « reste », nous saisit. Il poursuivit sans conviction, d'une voix légèrement grinçante, comme s'il avait regretté une quelconque heure de gloire personnelle que nous n'aurions jamais pu comprendre.

« Des bibelots, des statuettes, des photos cornées... tout ce qu'on en rapporte n'est que pierre et fixité. Rien ne nous ramène son mouvement, sa dérive. Les films de vacances ne font que l'aplatir encore. Le voyage, aussitôt fini, jette l'ancre et se calcifie. C'est peut-être là ce que René Magritte avait en tête lorsqu'il a peint ses « Souvenirs de Voyage », dont voici un exemplaire. »

Nous suivîmes son geste vers le rideau, devant lequel était posé un nouveau tableau. Il s'agissait d'un homme et d'un lion, tous deux de pierre, enfermés dans une chambre elle aussi de pierre. Voilà qui intéressait sans doute le mannequin.

« Mais après tout, peut-être qu'il pensait à tout autre chose. Difficile à savoir, et d'ailleurs sans intérêt. Il y a des rôles difficiles, obscurs, et vous aurez fatalement à en jouer tôt ou tard. Un rôle qui vous semblera faux, maniéré, artificiel, impossible à rendre de manière naturelle. Vous travaillerez à votre masque et chercherez désespérément la Bête fauve et vivante qui vous permettra de l'animer, sans succès. Car il arrive que le personnage et sa Bête soient momifiés, poussiéreux, amidonnés, et qu'ils ne vous semblent que fiction, encre et papier. Ils sont rigides, fixes. Les héroïnes de Racine vous font cet effet-là : difficile de se glisser dans leur peau de pierre. Vous refermez le livre épuisés, dépités, comme après vous être époumonés à tenter de réveiller une statue par vos cris, mais la Bête pétrifiée ne s'est pas animée. Dans ce cas, faites comme si de rien n'était : rentrez chez vous, faites semblant de laisser le personnage derrière vous, dans la salle, et de quitter son labyrinthe. Mais cachez-vous derrière un muret, et restez tapi dans un recoin. A un moment donné, au beau milieu de la nuit, quand la lune se glissera par la fenêtre et viendra lui dire qu'il est seul, son marbre changera de couleur : il vous semblera mauve, orangé, se réchauffera, et bientôt la Bête se mettra à gronder. C'est à ce moment-là que vous pourrez bondir vers elle et la saisir. »

Ses haussements de voix irréguliers nous empêchaient de savoir s'il était vraiment sérieux, mais ce discours eut un puissant effet sur moi. Nous travaillâmes quelques extraits de Racine cette fois-là, et je sentis tout au long du cours que mon texte se dérobait, refusait de se prêter à mes manipulations, et que je n'aurais ma revanche que durant la nuit. Je passai peu de temps dans la salle de bains ce soir-là : le miroir n'avait plus rien à m'apprendre, le travail se ferait désormais exclusivement à l'intérieur. Je me couchai, luttai pour m'endormir, puis y réussis. Je me retrouvai dans la grande salle, la nuit, à l'insu des autres et du monde entier, baignée par la clarté bleutée qui venait inonder le damier à travers les carreaux et les lucarnes. Tout flottait légèrement : une salle de danse déserte et bleue, la nuit, est-ce que ce n'est pas déjà un peu la lune ? Et, tapie dans un recoin, j'observai le mannequin, et je vis ce qui se passait probablement toutes les nuits devant le rideau. Enfin seul, imbibé des multiples rôles interprétés devant lui au cours de la journée, ayant emmagasiné les énergies shakespeariennes et cyranesques que nous avions dégagées, le mannequin vibrait, s'animait et se levait. Debout, il s'étirait lentement puis se mettait à remuer, à poser dans le blanc turquoise qui se déversait par les hautes fenêtres, et à répéter à son tour, en silence, plaignant Yoric, faisant l'éloge d'un nez, s'asseyant sur le rebord illuné d'une fenêtre et rêvant au meurtre du Duc, ballerine lunaire sur le damier luisant. Pierrot de bois sous des lucarnes démesurées. Bien meilleurs acteur et actrice que nous tous. Les plus grands rôles sont muets.

Je crus avoir compris beaucoup de choses cette nuit-là, et me dis à mon réveil que si Primeur nous semblait fou, il y avait néanmoins de la méthode dans sa folie. Je me sentais capable d'attaquer n'importe quel rôle. Mais l'examen final, la semaine suivante, me détrompa.

Nous avions chacun un court monologue à apprendre et à déclamer devant Primeur. Je connaissais le mien sur le bout des doigts, j'avais conçu le masque, convoqué les foules, trouvé la Bête, et étais venue la dompter dans la salle durant la nuit. J'étais prête. Lorsque j'entrai dans la salle, le rideau était ouvert. Il laissait voir un immense miroir qui s'étendait d'un bout du mur à l'autre, sans doute un miroir sans tain, qui permettait aux élèves de l'ancienne école de danse de venir observer les cours des autres groupes, et de prendre des notes sur les mouvements. C'était donc là ce qu'il nous cachait depuis le début.

Primeur me dit de commencer. Je fis de mon mieux, mais le miroir me gênait. La salle semblait d'un coup deux fois plus grande. Je me demandai s'il y avait quelqu'un d'autre derrière la glace. Une réplique stupide d'Alice me revenait sans cesse en tête. Le Primeur dans la glace avait l'air plus sévère que l'autre, et mon reflet semblait en avoir peur. Il finit par me dire d'arrêter. Il me regarda longtemps, comme s'efforçant de comprendre ce qui n'allait pas. Je lui dis que j'aurais préféré laisser le rideau baissé.

« Mais si le rideau reste baissé, il n'y a pas de théâtre du tout ! »

Sur ces mots, il se retourna vers la fenêtre avec une expression de regret presque féroce. Je sortis tout de suite après. Quelque chose m'avait manqué, mais je ne savais pas quoi. Je ne le sais toujours pas. En sortant, je maudissais cette saleté de mannequin qui n'avait rien à prouver, qui ne se voyait jamais dans le miroir, et qui ne partageait pas ses secrets.

Je ne me rendis pas aux auditions en septembre. Je choisis une carrière beaucoup plus traditionnelle, tout à fait banale, où je n'aurais jamais le sentiment d'avoir été trahie du jour au lendemain par ce que je croyais connaître le mieux. Je ne suis jamais remontée sur les planches. C'est peut-être mieux ainsi. Autrement, il me faudrait admettre que Primeur n'était pas vraiment fou, qu'il avait une idée formidable derrière la tête, une idée qui aurait pu changer ma vie du tout au tout. Et c'est précisément cela que je ne peux pas admettre. Sinon, qui serais-je ?

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