AMBRE

Chère Ambre,

Était-ce vous ?

Oui, vous devez trouver bien excentrique de ma part de vous poser cette question après tant d'années, et sans doute vous dois-je quelques explications. Ne cherchez pas à savoir comment j'ai retrouvé votre adresse, elle n'a été divulguée à personne d'autre, et je ne l'utiliserai qu'une fois. Vous ne vous rappelez probablement ni mon nom, ni mon visage, et c'est mieux ainsi, car je ne suis pour vous qu'une anecdote. Rassurez-vous, je suis sans importance. Si je vous écris, ce n'est qu'à propos d'un vague souvenir que nous partageons peut-être, et sur lequel vous pourrez peut-être m'éclairer. Il y a de fortes chances que vous ayez tout oublié, auquel cas vous me considèrerez vraisemblablement comme folle à lier, mais si vous vous rappelez quoi que ce soit, ne serait-ce qu'un infime détail, je vous en prie, répondez-moi.

Nous étions quatre : Pierre, Agathe, vous et moi. C'était il y a près de trente ans, donc je comprends que cela puisse vous sembler un peu lointain, mais j'ose espérer que ce petit rappel vous rafraîchira quelque peu la mémoire. J'avais huit ans à l'époque, et vous n'étiez guère plus âgée. Nous séjournions tous avec nos familles dans ce petit camping dont j'ai oublié le nom, près de la mer, dans le nord du pays. C'était la fin des vacances d'été, le soir de la grande fête d'adieu organisée pour tous les résidents. Mon vieil oncle, avec qui j'avais passé les vacances, y était allé, de même que vos parents.

C'était un homme étrange : durant toute mon enfance, il n'a cessé de me raconter les histoires les plus extravagantes — des histoires comme celle-ci — me disant qu'il avait voyagé dans des pays dont nulle trace ne demeurait sur les cartes de géographie, et découvert des trésors réputés n'exister que dans les légendes. Il avait chez lui son petit musée personnel, qu'il me faisait visiter de temps à autre, et où il entreposait tous les objets qu'il avait pu glaner lors de ses multiples excursions. Il prétendait connaître des secrets le liant à d'autres mondes : par exemple, il a plusieurs fois tenté de me persuader que, chez lui, chaque dalle du carrelage était soutenue par un lutin souterrain, mauve de surcroît. J'aimais beaucoup toutes ces histoires, mais aujourd'hui encore, je me demande s'il n'y croyait pas un peu lui-même.

Enfin, je vais cesser de vous importuner avec mes souvenirs, et faire appel aux vôtres. Nous nous étions donc retrouvés seuls, tous les quatre, sans adultes, dans le petit terrain de jeux sablonneux, derrière la salle des fêtes. Vous vous rappelez peut-être qu'une navette spatiale dont je ne sais plus le nom avait explosé, ce soir-là, quelque part au-dessus de l'Atlantique. On en parla aux informations le lendemain. Vous vous souvenez peut-être aussi du toboggan rouge, sur lequel seul Pierre osait monter parce qu'il y avait des toiles d'araignées, et de cette balançoire à pneus, qui était un peu trop haute pour nous. Des échos de musique festive émanaient de la salle, et un magnifique coucher de soleil dorait le ciel entier, faisant presque oublier les nuages d'orages qui approchaient. Je ne sais pas pourquoi nous nous obstinions à jouer dehors alors que nous voyions très bien venir la tempête : nous aurions dû rentrer nous ennuyer avec les adultes. Pourtant, nous sommes restés.

L'une d'entre nous — Agathe, il me semble — avait eu l'idée de dessiner des objets dans le sable, et nous nous amusions à deviner ce que représentaient nos dessins respectifs. Nous poursuivîmes ce jeu assez longtemps, un peu sensibles, sans doute, à l'atmosphère électrique que diffusait déjà l'orage imminent. Puis — et c'est ici que vient le point qui m'intéresse — l'un ou l'une d'entre nous se lassa. Je ne sais plus qui. Toujours est-il que lorsqu'est venu (pour la énième fois) mon tour de dessiner, quelqu'un est allé s'asseoir sur la balançoire —Pierre, Agathe, ou vous. Et cette personne s'est mise à se balancer, tandis que les autres cherchaient à deviner ce que je dessinais. Je ne sais même plus de quoi il s'agissait, d'ailleurs, cela n'a plus grande importance. Je me rappelle seulement que cette personne, qui que ce soit —était-ce vous ?— se balançait beaucoup trop fort, tant et si bien que je le remarquai en dessinant. L'orage était sur le point d'éclater.

Voici à présent l'événement qui m'intéresse le plus, celui-là même qui m'a poussée à retrouver votre adresse et à vous écrire, après ces trente années. Au beau milieu du jeu, tout-à-coup, les cordes de la balançoire ont cédé, et cette personne est tombée, face contre terre. Nous avons tous cessé de jouer immédiatement, et nous l'avons regardée se relever. C'est alors que nous avons vu — que vous avez vu — cette chose qui me sembla si prodigieuse : lorsque cet enfant se releva, nous vîmes les traits de son visage, imprimés dans le sable, ciselés avec une précision que n'aurait pu égaler une main humaine. L'enfant lui-même, la figure imprégnée de sable, ne pleurait pas, émerveillé par le résultat extraordinaire de sa chute. Le souffle coupé, nous contemplions avec un soupçon d'effroi la stupéfiante symétrie de ce visage qui venait de nous apparaître, une image si frappante qu'il nous semblait l'avoir toujours connue, comme si ce visage avait de tous temps hanté nos âmes. Il a hanté la mienne depuis.

Vous souvenez-vous de cela ? Était-ce le vôtre ?

L'orage a éclaté quelques secondes plus tard, et l'ondée a dissous les traits si précis du visage en frappant le sable. Tout fut balayé en un instant. Pris d'une panique que je ne saurais encore expliquer aujourd'hui, nous désertâmes tous l'endroit, et retournâmes à vive allure vers nos familles, à l'intérieur. Mon vieil oncle a ri lorsque je lui ai raconté cette histoire, disant que j'avais rêvé. Si vous avez le moindre souvenir de cette soirée, vous aussi, je sais que vous ne rirez pas. Je saurai que je n'ai pas rêvé.

Le lendemain matin, nous ne nous sommes pas revus. Mon oncle et moi avons quitté le camping aux aurores, et je n'ai revu aucun d'entre vous en trente ans. Mais aujourd'hui, j'ai besoin de savoir. Je n'ai cessé de penser à cette étrange soirée avec vous durant toutes ces années, elle m'a accompagnée à chaque instant de ma vie, et il faut que je sache à présent, il faut absolument que je sache si je l'ai entièrement rêvée, ou si nous l'avons réellement vécue ensemble. Après ces explications, ma requête, je l'espère vous paraîtra moins incongrue — ou peut-être mon histoire vous aura-t-elle simplement confirmé que vous lisiez la lettre d'une aliénée. Les autres ont reçu des lettres similaires à celle-ci, et j'ose espérer que vous me répondrez, s'ils ne le font pas. S'il vous revient quoi que ce soit, je vous en prie, faites-le-moi savoir. Dans le cas contraire, veuillez m'excuser d'avoir pris votre temps, et laissez-moi m'en retourner à mon rêve.

Vous trouverez mon nom et mon adresse au dos de cette enveloppe. Je vous remercie d'avoir pris la peine de parcourir cette lettre, et espère qu'elle aura suscité en vous des fantômes familiers.

À bientôt, peut-être.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top