Épilogue ⋅ À l'infini
La remise était plongée dans l'obscurité. Ni fenêtre ni lampe n'apportaient de lumière à la minuscule pièce enclavée, et la surcharge de tout ce qui y était entreposé n'aidait pas à y voir plus clair. D'un côté, des étagères remplies de cartons, caisses et boîtes en plastique diverses projetaient leurs ombres menaçantes sur le sol depuis le mur qui constituait leur dernier appui avant de s'effondrer sur elles-mêmes. De l'autre, d'immenses modules en mousses occupaient l'espace du sol au plafond dans un drôle d'assortiment qui ressemblait cruellement à un jeu de Tetris. Au fond, enfin, derrière des filets de volley-ball pliés à la va-vite et une panière de ballons prêts à l'emploi, du mobilier divers s'accumulait au gré dès besoin du club – des chaises et des tables superposées, un escabeau en équilibre instable ou encore un tableau noir mobile gribouillé de dessins à la craie. On n'y voyait aussi bien, en somme, que dans un terrier de renards.
Et au cœur de ce noir presque total, Mahiru n'avait d'autre choix pour se repérer dans l'espace que de se raccrocher à d'autres sens, à d'autres sensations. La chaleur des mains d'Atsumu sur son cou, sa taille, ses hanches. Le goût sucré de ses lèvres qui ne quittaient les siennes que pour ses joues ou son cou, parfois plus bas. L'odeur musquée de sa peau et de ses cheveux, assez étourdissante pour rester sur ses vêtements des heures après s'y être déposée. La mélodie de son rire, enfin, qui gravait le tout dans son cœur pour mieux l'enticher encore.
— Atsu, bon sang...
Le volleyeur ricana doucement à son soupir, qui tenait davantage du gémissement que de la plainte. Pourtant il ne lui répondit pas tout de suite, préférant jouer un peu plus avec elle, avec ses lèvres sur lesquelles ses dents se refermèrent machinalement, avant de daigner formuler une bribe de réponse :
— Mmh, Mahi ?
Elle sentit ses os se liquéfier aux accents rauques de sa voix, au point d'être incapable de lui refuser les trois baisers suivants, trois baisers qui lui coupèrent le souffle au sens propre comme au sens figuré. Et profitant du fait qu'Atsumu se détournait de sa bouche pour aller picorer sa mâchoire, elle soupira contre son oreille, dans un mouvement d'air qui fit voleter ses boucles dorées déjà bien en bataille – enfin, elle le suposait avec la pénombre ambiante :
— Faudra que j'aille au club journal.
Il grogna de désapprobation, ses doigts se resserrant doucement sur le tissu immaculé de sa chemise d'uniforme avec possessivité, de sorte à l'attirer encore plus contre lui si tant est que ce fût possible.
— Encore deux minutes... insista-t-il, et la reporter ne retint pas un pouffement sceptique.
— Tes deux minutes en durent toujours cinq fois plus.
Un petit rire suffisant monta dans la gorge de son amant, vibra contre ses bras enroulés autour de son cou, jusqu'à venir lui chatouiller les tympans comme ses lèvres s'attardaient un peu trop sur son lobe. Mahiru frémit, le regard perdu par-dessus son épaule en direction du tout et du rien qu'elle parvenait à distinguer dans les ténèbres du cagibi – et quelque part, ça l'arrangeait bien qu'il fasse noir, comme ça cet idiot de volleyeur ne put pas voir comment son visage s'enflamma lorsqu'il poursuivit d'une voix licencieuse :
— Logiquement, ça devrait t'arranger, si je dure toujours plus longtemps que ce qui est prévu.
— Oh purée, t'es sérieux... ? pesta-t-elle aussitôt sans même cacher son outrance, ce qui ne fit que renforcer l'amusement d'Atsumu.
— Bah... ouais ? Et vu comment tu fonds comme glace au soleil sous mes doigts, ça a pas l'air de te déplaire, chantonna-t-il contre sa joue brûlante d'embarras.
— D'ailleurs en parlant de doigts, si tu pouvais retirer les tiens de mon soutien-gorge, ce serait cool.
Elle sut au mouvement de ses lèvres toutes proches des siennes que le volleyeur avait fait la moue pour exprimer sa réticence à cette demande, si bien qu'elle la regretta presque. Presque. Car si en d'autres temps et en d'autres endroits, ça ne la gênait pas trop que ses mains se faufilent dans son dos et ailleurs, là elle craignait qu'à force de jouer il ne finisse par dégrapher son sous-vêtement – ce qui, en supposant qu'il la laisse partir au bout des deux minutes promises, retarderait considérablement son arrivée au local de l'Inarizaki Today puisqu'il lui faudrait faire un crochet par les toilettes avant cela.
Fort heureusement – ou malheureusement, elle ne savait pas trop – Atsumu n'eut jamais le temps d'aller au bout de ses bêtises. Il parvint à faufiler ses doigts un peu plus loin sous la bretelle de son soutien-gorge, avant que ceux-ci ne se crispent contre sa peau quand le grincement significatif de la porte retentit soudain dans la pièce, à les arracher dans un sursaut des enfers à leur étreinte. Le plafonnier clignota une, deux, trois fois avant de projeter sa lumière cru sur l'intégralité de la remise. Mahiru battit des cils, éblouïe, puis le cadre de la porte redevint net, ainsi que les deux silhouettes se tenant sur son seuil. Osamu et Suna haussèrent les sourcils en synchronisation à la vue des corps entrelacés des deux adolescents – le premier fort amusé de les surprendre ainsi, le second davantage blasé.
— Tiens, tiens... Elizabeth Bennet et Fitzwilliam Darcy, chantonna le pointu en croisant les bras d'un air suffisant.
— Hein ? C'est qui ça ? fit Atsumu, les sourcils froncés par une confusion évidente, sans pour autant s'éloigner de Mahiru qui soupira.
— Laisse tomber, c'est personne.
Tout en s'efforçant d'ignorer le feu qui naissait sur ses joues depuis l'irruption des deux volleyeurs dans la pièce, ainsi que la fébrilité dans ses mains, elle ponctua sa remarque d'une pression sur les épaules de son petit-ami depuis voilà trois semaines déjà pour le forcer à reculer. Il s'exécuta à contre-cœur, non sans avoir au préalable profité du fait que Suna se faufilait derrière lui de sorte à prendre du matériel, pour s'attarder un peu plus contre elle. Osamu, quant à lui, ne manqua rien du spectacle depuis la porte qu'il refusait d'abandonner – y compris quand le central le dépassa avec la panière à ballons – et d'ailleurs sa raillerie suivit bien vite :
— T'es quand même conscient que c'est pas comme ça que t'auras des articles plus flatteurs sur toi dans le journal, 'Tsumu ?
— Pff, j'ai pas besoin de ça pour avoir de bons articles, répliqua le concerné dans un rire suffisant.
— Ah mais les articles qui te taillent sont bons. Je dis juste que galocher la journaliste dans la remise ou lui offrir mes taiyakis rendra pas ses articles flatteurs plus réalistes.
— Et de toute façon, en nature ou en nourriture, on ne m'achète pas.
L'intervention un peu fiérote de Mahiru, qui s'affairait jusqu'alors à défroisser du plat de la main sa chemise malmenée par les mains d'Atsumu un peu plus tôt, attira sur cette dernière l'attention des deux frères. Et si le faux-blond se contenta d'une moue sceptique tout au plus, son cadet n'eut pas la même réserve avec son éclat de rire :
— Tu m'excuseras, Nomura, mais j'ai du mal à te prendre au sérieux quand tu le laisses fourrer sa langue de pouilleux dans ta bouche.
— N-non mais je te permets pas, commença à bégayer la reporter en piquant un fard, mais Atsumu l'interrompit avec au moins autant de maturité que son jumeau.
— Ma langue de pouilleux, contrairement à la tienne, elle sert. Nan parce qu'aux dernières nouvelles, t'es toujours célib', gros fumier !
— Qu'est-ce qui te fait dire que je suis célib, déjà ?
— Ça se voit à ta tronche de cake, pour commencer...
La reporter roula des yeux à cette dernière réplique, qui achevait de propulser la conversation dans une toute nouvelle dimension à laquelle elle n'était pas tout à fait sûre de vouloir assister. Après un rapide coup d'œil à ses propres vêtements à peu près corrects et un coup de main dans ses cheveux de sorte à les recoiffer un minimum, elle se décida à interrompre l'aîné des jumeaux au milieu de sa réplique en tirant sur la manche de sa chemise.
— Je vais y aller, glissa-t-elle à son intention. Je vous laisse à votre débat pour décider de qui va hériter du cerveau que vous vous partagez depuis votre naissance.
— Hein ? sursauta-t-il à cette remarque, et il la rattrapa par le poignet. Hé, attends, Mahi.
Elle pivota à demi vers lui, vers son regard noisette qui glissa avec un peu trop de malice sur ses pommettes déjà parcourues de rougeurs. Le volleyeur tendit une main hésitante en direction de son visage, dont il dégagea du bout des doigts une mèche rebelle qui retombait sur ses yeux. Elle se crispa, le souffle bloqué dans sa poitrine à ce geste tendre, presque timide, de son petit-ami. Puis sa large paume de volleyeur épousa la peau de son cou parcouru de frissons, à la faire fléchir pour de bon dans le processus, pour l'attirer à ses lèvres le temps d'un ultime baiser.
— Y'a des hôtels pour ça, hein, marmonna la voix d'Osamu en arrière-plan.
Mahiru sentit au mouvement de main dans son dos qu'Atsumu adressait un doigt d'honneur à son frère, dont le soupir se fit entendre bruyamment, vite suivi de ses pas qui s'éloignaient. Elle ne retint pas un petit rire tout contre les lèvres de son volleyeur, et ce dernier s'apprêta à en profiter pour approfondir le baiser, mais elle l'arrêta à la dernière seconde. Une moue exagérément boudeuse accueillit ce rejet, avant de se fendre d'un sourire charmeur face à son air désabusé.
— J'te laisse partir mais à une seule condition, décréta-t-il en tapotant de l'indexe le bout du nez de sa reporter, qui arqua un sourcil intrigué.
— Laquelle ?
Il ne répondit pas tout de suite, le regard soudain très songeur. L'espace d'un instant, la reporter crut être revenue trois mois en arrière, à cette toute première interview pour laquelle ils s'étaient donné rendez-vous dans le patio. Le volleyeur lui avait alors demandé un droit de regard sur toutes ses notes pour vérifier qu'elle ne modifiait rien en sa défaveur. Un sourire vola à ses lèvres à ce souvenir. Oh, comme le temps avait passé depuis ce moment-là. La tension n'était plus – enfin si, concrètement, il y avait bien une tension, or ce n'était plus tout à fait la même. Ni haine ni dégoût ne venaient la colorer, désormais. Juste des sourires et des petites piques, des baisers et des regards furtifs – comme celui de son interlocuteur qui plongeait actuellement un peu trop dans l'écranchure de sa chemise – et surtout une compréhension mutuelle, un respect gagné coup après coup, ainsi que, accessoirement, une touche d'amour née au milieu du chaos. Le même amour qui miroita dans les yeux d'Atsumu quand ils remontèrent sur son visage pour lui adresser ces quelques derniers mots avant son départ pour le club de journalisme :
— Je veux que tu écrives un article grandiose sur moi.
Un sourire.
Quelques rougeurs incontrôlées.
Des yeux levés au ciel de sidération à ses exigences habituelles.
Un baiser, enfin, aussi léger qu'une goutte de pluie – goutte qui finit par se muer en bruine, puis très vite en averse, véritable torrent de tendresses auquel nul ne saurait résister. Pas eux, en tout cas. Et les pelotages n'aidèrent pas, le magnétisme de leurs corps irrémédiablement attirés l'un par l'autre non plus, repoussant encore et encore le moment fatidique où le monde se rappellerait à eux. Juste un instant. Encore quelques minutes. Le temps d'un dernier baiser. Le tout dernier, vraiment. Encore un, et c'est tout. Et puis le suivant, aussi. Et celui d'encore après, tant qu'à faire.
De toute façon, ils étaient déjà en retard – autant en profiter.
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