Chapitre 5 ⋅ La goutte d'eau
La tension entre Miya Atsumu et Mahiru ne s'étiola pas avec le temps, en dépit de l'adage qui lui attribuait la vertu de guérir les blessures. Loin de là, à vrai dire, car les deux adolescents passèrent une bonne partie de la matinée à se lancer des éclairs, à défaut d'insultes et de menaces, sans jamais se lasser – si bien que leur professeur d'économie leur fit amicalement comprendre que leurs œillades amoureuses pouvaient attendre la pause méridienne. Les ricanements de leurs camarades de classe qui suivirent achevèrent de les calmer, et c'est dans un mélange de honte et de colère renforcée à l'égard du volleyeur, que la jeune fille s'étaient alors concentrée sur son cahier jusqu'à la fin de la dernière heure.
Midi sonna la délivrance, tant pour ses nerfs à vif que pour son estomac dans les talons, qui n'avait pas cessé de gronder pendant les dix dernières minutes de cours – lui valant au passage quelques coups d'œil amusés de ses voisins de classe. Et l'image de son bento préparé le matin même n'avait pas aidé : elle salivait déjà à l'idée de dévorer sa salade de riz et ses nems végétariens, dont elle se rappelait sans mal l'odeur caramélisée lors de la cuisson. Mahiru fut donc sur ses pieds au premier tintement de sonnerie, portable déjà en main et prête à casser la croûte, avant de se figer, horrifiée, lorsqu'elle plongea la main dans son sac :
— Oh non non non, quelle gourde ! couina-t-elle en retombant sur sa chaise de dépit.
— Qu'est-ce qu'il se passe, Nomura-chan ? s'enquit une voix féminine à sa droite qu'elle identifia comme celle de Narumi Kisara.
Elle pivota vers cette dernière avec une moue déçue. Si elles n'étaient pas particulièrement proches, les deux jeunes filles se connaissaient un peu, pour avoir été dans la même classe au collège, où leurs pupitres étaient alors côte à côte. Aussi, la savoir dans sa classe cette année compensait l'absence de sa meilleure amie et de son crush, ainsi que la présence de Miya Atsumu. Cette simple idée parvint à la calmer un peu :
— J'ai oublié mon bento chez moi... avoua-t-elle du bout des lèvres.
— Ah, en effet, c'est embêtant.
Mahiru grogna d'approbation, en même temps que son ventre impatient. Quelle plaie. Le pire, c'est que maintenant qu'elle s'en était rendu compte, la brunette se souvenait très bien avoir cuit tous les aliments, les avoir disposés selon ses préférences et noué le nœud du furoshiki avec une attention toute particulière, tout ça pour l'oublier sur le comptoir de la cuisine en partant. C'était rageant. Kisara se pencha sur le côté pour capter son regard :
— Si tu veux, je dois m'acheter un dessert à la cafétéria, on n'a qu'à y aller ensemble.
À peine la suggestion eut-elle atteint ses tympans que la reporter se redressa vivement, les yeux écarquillés face au sourire débonnaire que lui offrait sa camarade de classe – dont les longs cheveux blonds tombaient en cascade sur une de ses épaules, soyeux et clairs, si bien qu'elle oublia une seconde ses soucis pour loucher dessus avec envie. Les siens étaient bruns et fades, coiffés en carré court pour éviter qu'ils ne s'emmêlent, et loin d'être aussi souples. Son observation presque jalouse prit fin aussitôt que son interlocutrice ajouta :
— Je peux t'avancer de l'argent, si tu n'en as pas sur toi, proposa-t-elle généreusement, et Mahiru s'empourpra en se rendant compte de ses pensées honteuses par rapport à la gentillesse de son interlocutrice.
— T-t'en fais pas j'ai quelques centaines de yens, ça devrait suffire, bégaya-t-elle aussitôt pour refuser, avant de grimacer un sourire amical. Mais merci, je veux bien qu'on y aille ensemble.
Cette fois plus motivée, la brunette sauta sur ses pieds pour emboîter le pas à Kisara en direction de la sortie. Sur son chemin, elle veilla bien à esquiver Miya Atsumu, qu'elle entendit geindre comme un putois en réponse à une taquinerie d'un de ses coéquipiers, avant que les deux jeunes filles ne soient englouties par le brouhaha du lycée. Son téléphone portable vibra dans sa main à peine une minute après, pour révéler un message de Kinako :
« On t'attend au club avec Tatsuya 🥰 »
La lecture du message lui fit frôler une chute dans l'escalier avec supplément rupture du cou, car trop pressée de s'éloigner de ses camarades de classe pour faire attention, elle dérapa sur une marche et se rattrapa de justesse à la rampe – arrachant un gloussement amusé à son accompagnatrice. Aussi, elle attendit d'avoir atteint le rez-de-chaussée pour répondre à sa meilleure amie.
« OK, je passe acheter un truc à la cafet et j'arrive »
Mahiru soupira à l'idée de devoir monter à nouveau les escaliers après les avoir descendus comme ça, mais dut prendre sur elle. Il fallait bien qu'elle mange si elle voulait tenir le reste de la journée – et ne pas avoir l'air d'une crevette desséchée quand elle fusillerait cet abruti de Miya du regard. La réponse, ou plutôt les réponses de son amie ne se fit pas attendre.
« ??? »
« Et tes nems végétariens ? »
Si elle pinça les lèvres au souvenir de ses nems cuisinés avec amour, contrainte de se rabattre sur un sandwich au pain industriel et dont la garniture serait sans nul doute composée de viande, la jeune fille tapa à regret sa brève réponse :
« Oublié dans ma cuisine 😭 »
« T'es une andouille 😂 »
Elle leva les yeux au ciel en lisant la réponse de sa meilleure amie – sur qui, de toute évidence, elle ne pouvait pas compter pour obtenir du soutien. Alors, comme Kisara et elle arrivaient aux abords de la cafétéria bondée, elle se contenta de prévenir de son arrivée un peu tardive. Ni l'une ni l'autre n'eut le temps de poser un orteil dans le self, toutefois, stoppées dans leur lancée par une voix en provenance de l'autre bout du couloir.
— Mademoiselle Nomura ! la héla à sa grande surprise Harumata-sensei, le professeur référent du club de journalisme. Je peux vous parler une minute ?
Mahiru arqua un sourcil, mais acquiesça docilement. Même si c'était formulé comme une question, sa phrase relevait plus de l'ordre que de la réelle demande – elle avait beau ne pas avoir Harumata-sensei en cours, son statut d'enseignant exigeait respect et obéissance de tous ceux qui étudiaient à Inarizaki. Et c'était le cas, vu comment la foule se fendait en deux devant lui, telle la mer devant le Moïse biblique.
— J'ai lu votre article sur le début de la saison sportive, annonça l'adulte à brûle-pourpoint, peu désireux de tourner autour du pot. Très bon, d'ailleurs ! Il y a certes quelques formulations que je changerais, mais c'est plus que correct.
— Ah, merci beaucoup, s'inclina aussitôt la lycéenne, dont le coin des pommettes se colorait de fierté sous les compliments de son vieux professeur.
— Ce n'est rien, il faut le dire quand le travail est bien fait ! Mais ce n'est pas pour ça que je viens vous voir, à vrai dire.
— Je... Oui ?
Ce disant, Mahiru fit un petit bond sur le côté pour laisser passer des élèves de première année, reconnaissables à leur petit air perdu et leurs yeux brillant d'émerveillement dès qu'ils entraient dans un nouvel endroit – ce n'était que le lendemain de la rentrée, après tout. Ça lui permit de constater que, en retrait de leur conversation, Kisara l'attendait patiemment. Le professeur poursuivit :
— J'attends encore la confirmation du Conseil d'Administration, mais si tout se passe bien, le journal devrait de nouveau être en charge de la présentation des clubs cette année. Ça vous tenterait d'être chargée de la partie sport ?
— Oh, euh... oui, bien sûr ! s'exclama-t-elle aussitôt, tandis que l'image de Murao Ryouhei revenait la hanter agréablement. J'adorerais, à vrai dire !
— Parfait, conclut le professeur. Je reviendrai vers vous quand j'aurai reçu la confirmation, mais c'est déjà ça de réglé. Allez, je vous laisse ; votre amie vous attend. Bon appétit !
La brunette n'eut que le temps de répondre un faible « merci », et de lui retourner la formule, que déjà son professeur disparaissait au bout du couloir, englouti par les grandes portes coupe-feu qui ne tenaient jamais en place. Si elle resta immobile quelques secondes – le temps que l'information monte au cerveau – un sourire enthousiaste finit par se frayer un chemin sur ses lèvres, et c'est presque en sautillant qu'elle finit par rejoindre Kisara près de l'entrée du réfectoire.
— Une bonne nouvelle ? devina sans mal la blondinette en avisant la joie qui suintait par tous les pores de sa peau.
— Oui, je viens peut-être de décrocher une giga opportunité au club de journalisme, s'extasia-t-elle en tapant dans les mains d'impatience. Je hype si fort !
Elle ne cessa pas de danser sur place d'ailleurs, ni quand son interlocutrice la félicita, ni lorsqu'elles arrivèrent toutes deux face au comptoir de la cafétéria où se démenaient les employés de service dans leur uniforme opalin. La joie était telle que Mahiru ne grimaça même pas en s'apercevant, d'un coup d'œil sur la vitrine de l'étal, qu'il ne restait bel et bien plus de repas végétarien. Mais tout avait une fin, et le trouble-fête du jour avait des cheveux teints en blond, ainsi que l'incroyable capacité à se faire entendre avant de se montrer :
— Oï, 'Samu ! aboya-t-il quelques pas derrière elle. Qu'est-ce que tu fous à la cafet ? Tu t'es déjà préparé un bento ce matin, j'te rappelle !
— J'ai faim, répondit calmement son jumeau comme si cela pouvait tout justifier.
Et Atsumu de croiser les bras, contrarié.
— Sans déc', j'ai l'impression que tu passes plus de temps ici qu'à l'entraînement, ça commence à me les briser.
— Ah.
Du coin de l'œil, Mahiru vit Osamu mollement hausser les épaules, signe de son indifférence totale à cette annonce. Son frère leva aussitôt le menton, bombant le torse et redressant les épaules, tel le chat qui hérisse ses poils pour se rendre plus effrayant.
— J'vais finir par devoir utiliser mon autorité suprême de capitaine, tu sais.
— Vas-y, essaie, lâcha le gris sans sourciller.
— Je vais me gêner, ouais !
Cette fois, l'autre arqua un sourcil sceptique, nullement impressionné par le petit jeu d'Atsumu, avant de faire la moue :
— Elle a ptet pas tort la meuf qui a fait l'article du journal, t'es un vrai gamin.
— Quoi ?! s'offusqua dans la foulée le blond, et Mahiru se retourna immédiatement pour leur tourner le dos.
Les yeux écarquillés, elle laissa échapper un juron surpris qui se perdit dans le brouhaha du réfectoire. Loin de son hébétude discrète, pourtant, la dispute se poursuivait, un poil plus salée :
— Tu vas quand même pas être d'accord avec cette meuf ?!
— Bah... si ?
— T'es mon frère, je te rappelle, s'indigna Atsumu, donc tu devrais me soutenir !
— Hier, t'as dit que papa et maman m'avaient trouvé dans une benne à ordures, fit remarquer l'autre, plus blasé qu'attendri par ses simagrées.
Atsumu répliqua dans la seconde, par un grognement incompréhensible mais sans nul doute composé aux trois-quarts d'insultes. La lycéenne quant à elle ne put pas les écouter davantage, puisqu'une des employés du réfectoire la héla, et peu désireuse de faire attendre Kinako plus longtemps pour cet idiot de volleyeur, elle se hâta de formuler sa commande.
Quelques minutes plus tard, leur repas enfin en main, Kisara et elle s'éloignaient lentement du comptoir pour prendre la sortie. Entre la foule de lycéens qui se marchaient sur les pieds et la file d'attente longue de cent pieds au moins, elles passèrent inévitablement près du petit groupe où patientaient les jumeaux Miya, ainsi que quelques uns de leurs amis. Atsumu boudait, à en croire sa main flanquée dans une poche de sa veste et la moue qu'il cachait derrière le goulot d'une bouteille d'eau, de toute évidence rongé par une de ses colères que la jeune fille avait gentiment qualifiées de « caprices » dans son article.
Mahiru allait simplement le dépasser sans trop s'attarder sur lui, peu désireuse de s'attirer ses foudres, mais ce fut sans compter sur sa chance légendaire. Elle sentit avant de les voir la course de ses pupilles à travers la foule, brûlantes sur la peau de son visage toujours baissé, ainsi que la façon dont ses épaules se raidirent à son passage. Et au moment où leurs bras se frôlèrent, dans un contact aussi léger qu'électrisant, il était déjà trop tard pour que la lycéenne n'esquive. Un filet d'eau glacée coula sur sa nuque, imbiba la chemise de son uniforme et perla en gouttes irrégulières sur le sol boisé du réfectoire.
— Qu'est-ce que... murmura Mahiru en se passant une main sur la nuque pour essuyer tant bien que mal l'eau qui coulait.
Leurs regards se percutèrent dans le hoquet de stupeur qui s'élevait autour d'eux. Atsumu souriait, de ce rictus insolent dont lui seul avait le secret. Il levait à peine le bras, la main renversée de sorte à ce que sa bouteille se retrouve le bec vers le bas, où seules quelques gouttelettes retardataires s'échappaient encore pour s'écraser sur les cheveux bruns de la reporter. Et le volleyeur se pencha imperceptiblement, assez pour que ses mèches blondes effleurent ses joues :
— Un point partout, la balle au centre.
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