Chapitre 4 ⋅ Face à face
Qu'il était beau. Là, debout au milieu de la foule dont il ne semblait même pas avoir conscience, Murao rayonnait. Son sourire débordait de douceur, comme ceux des princes charmants dans les contes pour enfants, et lui tout entier ne manquait pas de charme, avec ses yeux en amande, ses cheveux sombres disciplinés et ses traits à la délicatesse des anciennes statues occidentales. Oh, comme Mahiru aurait aimé les retracer du bout des doigts, ces traits. Sans le quitter des yeux, cette dernière se ressaisit dans une grande inspiration teintée de nervosité.
C'était le grand jour.
Motivée par les messages de Kinako la veille, ainsi que des discours épiques de films sur YouTube et des répétitions devant son miroir de ce qu'elle allait lui dire une fois face à lui, la lycéenne avait prévu d'aller aborder son crush pour lui proposer d'aller manger une glace après les cours. C'était audacieux, ridicule ou complètement suicidaire, ou bien les trois à la fois, mais Mahiru ne pouvait plus reculer. Il était temps pour elle de franchir cette ligne invisible qu'elle avait tracée tout au long de l'année dernière.
— Allez, se motiva-t-elle à mi-voix, tout ce que tu risques, c'est un « non », rien d'autre.
Ainsi l'adolescente abandonna l'étagère à chaussures du genkan pour se diriger à pas comptés de Murao Ryouhei. Cinq mètres les séparaient, et une fois ceux-ci parcourus, ce garçon la remarquerait pour la première fois depuis ces douze longs mois de lycée. Enfin, presque.
Car ce fut sans compter l'apparition soudaine d'une silhouette haute, coiffée de cheveux dorés en bataille, qui éclipsa l'intégralité de son champ de vision – une silhouette facilement identifiable, car elle ne pouvait appartenir qu'à une seule personne dans ce maudit lycée. Miya Atsumu se planta pile sous son nez, véritable barrière entre son crush et elle, à tel point que la lycéenne dut s'arrêter net avant de lui rentrer dedans. Et alors qu'elle levait un regard agacé vers lui, prête à lui sauter à la gorge pour oser se mettre sur son chemin vers Murao, Mahiru se retrouva nez à nez avec la dernière édition de l'Inarizaki Today.
— T'es sérieuse, là ? grogna-t-il avec toute la hargne qui le caractérisait.
Elle recula la tête, tant pour réduire la distance quasiment inexistante entre eux que pour déchiffrer les mots scandés par le gros titre du journal : « Début de la saison pour les équipes de volley : Miya Atsumu encore trop immature pour mener son équipe à la victoire ? »
Un sourire amusé, presque suffisant, lui monta aux lèvres au souvenir du moment où elle les avait écrits. OK, elle n'y était peut-être pas allée du dos de la cuillère... Mais quelle idée, lui aussi, d'être venu lui taper sur les nerfs juste avant la rédaction de l'article ? Il l'avait un peu cherchée, quand même. La reporter leva les yeux vers Atsumu et son visage contrarié : sous ses épais sourcils froncés par la colère, ses yeux noisette tiraient vers un noir à glacer le sang et la courbe de ses lèvres ne formait plus qu'une ligne fine tant il les serrait.
— Oh, salut Miya-kun, roucoula-t-elle dans un sourire innocent. Tu as lu mon article ?
— C'est quoi, ces conneries ?! l'attaqua-t-il aussitôt. Trop immature pour gagner ? Sérieusement ?
Elle grimaça, faussement ennuyée.
— Ah. Visiblement il ne t'a pas plu.
— Dis carrément que c'est de ma faute si on a perdu le match, aussi !
— Bah en même temps, je veux pas dire, mais c'est ton service raté qui a donné le point à l'adversaire.
Pour plus de culot, à peine eut-elle haussé les épaules que l'adolescente le contourna comme pour mettre fin à la conversation. Sans surprise, le volleyeur réagit au quart de tour.
— Quoi ?! s'exclama-t-il, en la dépassant pour de nouveau se planter devant elle. Et à cause de quoi je l'ai raté, ce service, rappelle-moi ?
Mahiru fit mine de réfléchir, l'indexe posé au coin de la mâchoire dans un geste qui se voulait songeur – et surtout, volontairement énervant.
— Hum, ta concentration limitée ? Tes petites colères de gamin ? Ou bien ton incapacité a gérer ton stress sans t'en prendre à la moitié du monde ?
Ses mots firent mouche, rien qu'à voir la façon dont ses pupilles se rétractèrent dans leurs iris et la façon dont les muscles de sa mâchoire serrée tressaillaient par intermittence. Elle avait hésité à ajouter ses capacités médiocres au volley-ball, mais l'un comme l'autre savaient très bien que son talent n'était plus à prouver – et ça n'aurait fait qu'envenimer les choses plus que de raison. Quoique, ça aurait été drôle.
Atsumu n'en démordit pas, les narines déjà dilatées de colère :
— Au cas où t'aurais oublié, c'est toi qui est venue atchoumer pendant mon match, et c'est toi qui a décidé de venir me prendre la tête après. Je m'en prends pas à la moitié du monde ; on sait très bien que la moitié du monde est là pour emmerder l'autre, la preuve !
Ce disant, il la désigna d'un geste du menton, la toisant de haut en bas avec tout le mépris dont il disposait, et la jeune fille pinça les lèvres, agacée – ce garçon commençait vraiment à lui taper sur le système. D'accord, elle l'avait un peu provoqué, mais était-ce une raison pour lui mettre toutes ses misères sur le dos ? Sans lui laisser le temps de répliquer, il poursuivit :
— Je fais que me défendre, pauvre dinde, et si t'es pas contente, c'est le même prix. Pas besoin de faire un article moisi devant tout le lycée pour essayer de te rendre intéressante.
— Moisi ? répéta-t-elle, piquée au vif par ces mots qui visaient sa passion sans vergogne. Excuse-moi de te mettre face à la vérité. T'es un gamin, c'est tout, rien qu'à voir comment tu prends tout ça à cœur.
Lui qui avait déjà commencé à tourner les talons fit volte-face pour la darder d'un regard assassin. Mahiru frémit ; si les yeux pouvaient tuer, elle serait morte au moins dix fois. Pour autant elle ne se laissa pas démonter, se redressant pour garder un minimum de contenance malgré sa taille ridicule face à celle gargantuesque du volleyeur. D'autres lycéens commençaient à les dévisager avec curiosité, à l'affût d'une baston qui pourrait secouer les ragots pour la semaine à venir, aussi sa dignité l'empêchait de baisser les yeux.
— Non mais je rêve, t'es complètement ravagée ! Tu sais ce qu'il te dit le gamin ? D'aller bien te faire...
— Hep hep hep, je pense qu'on va s'arrêter là, hein ?
Les deux adolescents sursautèrent, puis se tournèrent d'un même mouvement vers le nouvel arrivant : Namikawa-sensei, leur professeur de japonais mais aussi et surtout leur professeur principal. C'était un jeune enseignant, à peine plus vieux qu'eux, toujours souriant mais à la réputation pourtant déjà bien ancrée à Inarizaki – où il travaillait depuis trois ans maintenant. Aussi, malgré ses airs d'ours en peluche, il pouvait sortir le grizzli qui sommeillait en lui au premier pas de travers de la part d'un de ses étudiants. Et cela semblait être le cas aujourd'hui.
Mahiru et Atsumu virent leur fierté se ratatiner sur place. La tension qui ne faisait que monter, monter, monter au fil des répliques jusqu'alors, s'évapora dans les échos du grand hall pour ne laisser derrière elle qu'un doux malaise et la culpabilité qu'on ressent habituellement lorsqu'une figure d'autorité nous surprend la main dans le sac. Fort heureusement, l'embarras fut de courte durée, car Namikawa-sensei retrouva bien vite son sourire :
— Allez, tous en cours, ça va bientôt sonner, annonça-t-il de son ton professoral qui imposait le respect, dissipant d'un geste vague de la main la foule en suspens dans le couloir, avant de revenir aux deux principaux fautifs. Et vous aussi, jeunes gens, en route !
Il n'attendait aucune protestation, et il n'y en eut aucune. Là où le volleyeur et la reporter étaient à deux doigts de se sauter à la gorge et de se balancer les pires horreurs en terme d'insulte, ceux-ci obtempérèrent sans un mot. Les épaules basses de dépit – et peut-être un peu de honte, aussi – ils emboîtèrent le pas à leur professeur, côte à côte dans la stupidité. Avant d'entrer dans la cage d'escalier cependant, comme les dizaines d'autres lycéens qui s'étaient désintéressés d'eux aussi vite qu'un chat se désintéresse de son maître après cinq minutes de papouilles, Mahiru s'autorisa un dernier coup d'œil en arrière, les sens en alerte.
Murao Ryouhei n'était plus là. Il avait disparu du grand hall – à quel moment, cela restait une question sans réponse – et semblait de nouveau hors d'atteinte. Impossible de savoir s'il avait assisté à la confrontation ou était parti avant, et impossible pour Mahiru de savoir si elle s'en réjouissait ou non. Car si une part d'elle espérait que son crush n'ait rien entendu de leur conversation, une autre part de son être aurait souhaité qu'il la remarque quand même. C'est donc le cœur un tantinet serré que l'adolescente atteignit sa salle de classe, à l'instant même où la sonnerie retentissait dans l'établissement.
— Bonjour tout le monde, lança Namikawa-sensei aux élèves déjà présents dans la pièce après avoir ouvert la porte. Rejoignez vos place, je vous prie, nous allons commencer le cours.
Sur le seuil, toutefois, Mahiru et Atsumu se regardaient en chien de faïence. Encore. S'il avait renoncé à l'insulter tout comme elle, le volleyeur ne lui avait clairement pas pardonné son article dans l'Inarizaki Today. Son regard sombre lui promettait l'enfer. Non sans un soupir blasé, l'adolescente roula des yeux et fit un pas vers l'avant pour pénétrer dans la classe. Lui ne l'entendit pas de cette oreille : il choisit ce moment pour avancer lui aussi – et pour mieux la faire rager, il fut le plus rapide. Ainsi elle se heurta à sa large épaule, contre laquelle elle rebondit comme une boule de flipper sur un bumper, pour revenir à sa position initiale.
— Mais... Abruti va ! pesta-t-elle à mi-voix, tandis que lui ricanait dans sa barbe.
— Ah pardon, tu voulais entrer ?
Sa nonchalance lui valut un regard meurtrier, dont il se gaussa éhontément. Elle renifla, encore en proie à la rancune, et échangea un regard blasé avec Ugaki – la déléguée de classe – qui l'avait vu faire, avant d'entrer à sa suite. Au moment de s'engager dans sa rangée, néanmoins, la jeune fille lui tapota une dernière fois l'épaule pour attirer son attention :
— Au fait, Miya...
— Quoi ? grogna l'interpellé en se retournant à demi vers elle pour lui décocher une œillade lasse.
— Ça existe pas comme mot, « atchoumer ».
Les épaules d'Atsumu tressaillirent d'exaspération face à son regard narquois, mais il ne répondit pas. À la place, le blond leva la main à hauteur de son visage pour se gratter distraitement la joue... avec uniquement son majeur. Nouveau reniflement agacé. Mahiru se détourna de lui pour se diriger vers la place qui lui était attribuée. Elle s'y laissa tomber avec dépit. Et c'est sur un dernier coup d'œil électrique entre les deux adolescents que le cours de japonais débuta.
⋅
Et on y est ~
J'ai voulu laisser le temps à l'histoire de commencer avant de laisser mes petites notes de fin de chapitre hihi ~ J'espère que ces deux imbéciles vous plaisent, vous font sourire ne serait-ce qu'un petit peu – et que vous avez autant que moi envie de les bâillonner pour les faire taire (ce qu'ils sont usants) – car ce n'est pas dans le prochain chapitre qu'ils vont enterrer la hache de guerre ! Mais ils finiront pas craquer, pas le choix de toute façon, c'est moi qui décide ~
Surtout surtout, si vous aimez l'histoire et les chapitres, n'hésitez pas à voter (la petite étoile en haut à droite de l'écran ou en bas à gauche, tout dépend de ce que vous utilisez), voire à commenter. Il n'y a pas plus beau cadeau pour un auteur que des lecteurs actifs !
Sur ce, on se retrouve la semaine prochaine, avec un chapitre pour le moins... mouillé. Bzzbzz
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