Chapitre 33 ⋅ À moitié
Mahiru contemplait l'horizon sans vraiment le regarder. Le toit du lycée était un endroit que la reporter s'était toujours efforcée d'éviter, par le passé ; les courants d'air froid en provenance de la mer de Seto avaient tendance à lui glacer les os, et le fait de se savoir séparée du vide par une simple grille en métal la mettait un brin mal à l'aise. En outre, il s'agissait aussi d'un coin isolé et calme, où les couples pouvaient trouver un peu d'intimité pour se se rencontrer – et la peur de tomber sur l'un d'entre eux en pleine séance de roulage de pelle achevait de la dissuader de monter les dernières marches d'escalier qui y menaient. Et pourtant... pourtant force était d'avouer que c'était également l'endroit parfait pour se réfugier quand on voulait sécher les cours.
— T'es sûre que t'en veux pas ?
La brunette cligna des yeux, brutalement ramenée à la réalité par cette voix un peu rauque sur les bords qui la tourmentait depuis bien trop longtemps déjà. Elle tourna la tête vers Atsumu, installé à ses côtés sur le toit, avec sur ses genoux le bento préparé par ses soins la veille. Il ne la regardait pas, les yeux baissés sur la nourriture qu'il engloutissait goulûment et sans trop de précaution – un grain de riz avait d'ailleurs échappé au gouffre sans fin que constituait sa bouche, collé à sa joue comme une moule à son rocher. Un sourire triste se faufila sur les lèvres de Mahiru, qui haussa les épaules.
— J'ai pas très faim, murmura-t-elle en réponse. Tu peux tout manger, si tu veux.
— Y'en a assez pour qu'on partage hein, argua-t-il en lui montrant la boîte à repas déjà bien entamée.
— Je le sais ça, puisque c'est moi qui l'ait préparé, andouille.
— Bah mange au lieu de m'insulter du coup.
L'adolescente roula des yeux, mais secoua la tête pour lui faire part de son refus. Elle n'avait pas faim, l'estomac noué par un quelque chose qu'elle ne parvenait pas à identifier, et qui pour une fois n'avait rien avoir avec le volleyeur qui lui servait aussi de trouble-cœur. Tout ce qu'elle avait en tête, pour l'heure, était l'image troublante de Kinako, de sa main dans celle de Murao, et de l'immense complicité qu'ils semblaient partager. Une image bien trop frappante et inattendue pour que son cerveau ne peine pas à l'assimiler, pour que ses émotions déjà éparses ne volent pas un peu plus en éclats.
Une fraîcheur soudaine contre sa joue l'empêcha de cogiter davantage. Mahiru grogna, prête à insulter Atsumu pour ses bêtises, avant de ravaler brutalement sa réplique lorsqu'elle tourna la tête et que ladite fraîcheur un peu visqueuse sur les bords se heurta à ses lèvres.
Un gyoza.
Atsumu lui tendait du bout des baguettes un gyoza.
Ça n'avait rien de romantique, malgré ce que les apparences laissaient penser. Le volleyeur lui avait collé le ravioli contre les lèvres sans grand ménagement, lui étalant de la sauce soja sur le menton au passage, et à en croire son air blasé, ça n'était clairement pas son activité préférée de la journée. Et pourtant son cœur s'emballa aussitôt que leurs regards se percutèrent.
— Mange, marmonna-t-il en exerçant une énième pression sur ses lèvres à l'aide du gyoza. T'as le ventre plus vide que tes yeux, là.
— Atsumu, tenta-t-elle de protester en reculant, mais il ne céda pas – et ça aurait été mal le connaître de croire le contraire.
Car sans baisser les yeux une seule seconde de son visage, à éveiller quelques frissons à la base de sa nuque, le volleyeur insista un peu plus. Mahiru lui adressa un regard furibond par-dessus les baguettes pour son insistance, mais il répondit par son habituel sourire insolent. Celui qui le rendait encore plus tête à claques qu'il ne l'était déjà. Celui qui mettait ses nerfs en pelote à chaque fois. Celui qui avait su se faufiler dans les méandres de son cœur pour le faire exploser de l'intérieur. Celui qui faisait toujours tout céder, à commencer par sa volonté même.
Et la reporter détourna le regard quand le gyoza glissa entre ses lèvres.
La saveur caramélisée du ravioli fit d'emblée pétiller ses papilles gustatives, en même temps qu'un petit autre chose – et ce dernier détail l'agaça plus que de raison. Évidemment que c'était bon, puisque c'était elle qui l'avait cuit et assaisonné selon ses préférences. Mais cet arrière-goût de douceur, cette saveur que même le meilleur chef au monde n'aurait jamais su retranscrire, ça l'énervait de savoir qu'elle la devait simplement à la personne qui se trouvait de l'autre côté des baguettes qui avaient tendu le gyoza.
— Pourquoi t'es soûlée, encore ? grogna ce dernier, à croire qu'il lisait dans ses pensées.
— Je suis pas soûlée, répliqua-t-elle aussi sec en ramenant néanmoins ses jambes contre sa poitrine.
— T'as les sourcils froncés et la bouche en cul-de-poule, si c'est pas ta tête de soûlée ça, je sais pas ce que c'est.
Si elle pinça les lèvres à cette remarque encore une fois dénuée de tact, Mahiru ne retint pas un soupir long comme le bras – qui ne tarda pas à lui porter préjudice.
— Tu vois, tu soupires. Parce que t'es soûlée.
— Écoute, t'es graduellement en train de me soûler là, siffla-t-elle en réponse, mais ça ne fit qu'aggrandir son sourire.
— Parce que je te soûlais pas, jusque-là ?
Oh, comme cette situation l'amusait, un peu trop pour que la reporter n'ait pas envie de lui arracher les cheveux. Elle le jaugea du coin de l'œil, observa son air satisfait qui ne faisait que s'intensifier avec son silence, avant de rejeter la tête en arrière et de retourner à sa contemplation de l'horizon. Le ciel et les nuages lui apparaissaient quadrillés à cause du grillage qui les séparait du vide, un peu comme son agacement à son égard qui se voyait ponctué d'émotions diverses – gratitude, appréhension, ainsi qu'une touche d'amusement qu'elle n'avait que rarement éprouvé en sa présence. Et sa tristesse, irrémédiablement présente dans son esprit depuis des jours au point qu'elle l'avait presque oubliée à force de la côtoyer.
— Tu crois que je dois lui dire ? soupira-t-elle au bout d'un long instant de silence.
— Hein ? De qui tu parles ? articula difficilement Atsumu, la bouche pleine, et si elle ne retint pas un sourire triste à cette vue, l'adolescente s'empressa de s'expliquer.
— Kinako. Tu crois que je dois lui dire que je sais ?
Il ne répondit pas tout de suite, préférant finir de mâcher son poulet frit et de l'avaler avant de lui donner son avis sur la question. Peut-être même qu'il se servit de ce laps de temps pour mieux y réfléchir, car encore une ou deux secondes avant de parler, il contempla le sol d'un air songeur.
— Je sais pas... Je me demande si c'est toujours une bonne chose d'en parler, quand on est au courant de quelque chose.
Quoiqu'un simple murmure dans le vent des hauteurs, l'aveu résonna comme un cri dans la conversation et dans l'esprit de Mahiru. Il couvait dans ses mots une réflexion bien plus profonde que celle réalisée à l'instant en quelques secondes, et certainement bien antérieure à leur discussion actuelle. Elle déglutit en comprenant.
— T'étais au courant, c'est ça ?
— Je les ai vus au Conseil d'Administration, acquiesça-t-il d'une voix anormalement calme, presque douce.
Là, toutes les pièces du puzzle se mirent en place. Voilà pourquoi le volleyeur s'était comporté bizarrement après le Conseil d'Administration, s'était acharné à la questionner et à la suivre, avait encore plus mis le nez dans ses affaires qu'à l'ordinaire. Ce n'était pas seulement pour lui taper sur le système, non. C'était aussi sa manière à lui d'essayer de lui en parler, d'évaluer la situation, de la protéger. Et un rire nerveux monta dans sa gorge à cette idée, avant que les mots ne dépassent tristement ses lèvres :
— En fait, tu m'aimes bien.
Atsumu haussa les épaules pour toute réponse, sans confirmer ni réfuter les faits. Puis il brandit le bento à moitié vide comme si c'était une preuve.
— Toi aussi, j'imagine.
Si un sourire lui chatouilla les lèvres à son allusion, qui résonnait avec justesse avec ses dernières réalisations à son propos, Mahiru choisit de rester aussi évasive que lui. Elle l'aimait bien, oui. Avait-il besoin de le savoir pour autant ? La peur de ce qu'il pouvait bien lui répondre – fût-ce positif ou négatif – lui disait que non. Aussi lui semblait-il plus aisé de s'accrocher au silence, qui pouvait signifier tout et rien dans leur conversation, qui pouvait s'étirer indéfiniment au sommet de ce bâtiment où on respirait les nuages. Et la voix d'Atsumu n'était plus qu'une brise de plus pour ses oreilles enivrées quand elle retentit à nouveau :
— Ça t'embête ? Que Murao sorte avec ta pote, je veux dire.
La reporter haussa les épaules, pas tout à fait sûre d'avoir une réponse à cette question. À vrai dire, voilà un moment qu'elle n'avait plus pensé à Murao Ryouhei, dont le nom ne lui avait traversé l'esprit qu'à de rares reprises au cours des dernières semaines – et c'était toujours en compagnie d'un tout autre nom bien plus présent dans sa vie, un nom qui l'avait tout bonnement remplacé. À cette idée, son regard coulissa naturellement vers le volleyeur, et les mots vinrent d'eux-mêmes.
— Pas vraiment, avoua-t-elle alors dans un élan de spontanéité. Ça fait un moment que je pense plus à lui, donc je m'en fiche un peu. Je suis juste... blessée qu'elle m'en ait pas parlé, au fond.
— Ouais, j'vois ce que tu veux dire, murmura-t-il. T'aurais préféré qu'elle te le dise direct.
— Voilà. Je pense que j'aurais mis du temps à m'y faire, mais... ça aurait fini par passer avec le temps.
— Comme ton crush pour lui, donc ?
Il n'avait pas dit ça dans le but de l'agacer, plus d'un ton factuel pour mieux comprendre la situation, pourtant il brilla de nouveau par son absence totale de tact. Son interlocutrice ne put s'empêcher de lui couler une œillade agacée, avant de pousser un soupir de dépit – amoureuse ou pas, il restait un idiot fini. Et lui de réagir en effroyable justesse avec ses pensées, guère satisfait de son silence, en lui donnant un léger coup de coude dans le bras afin de la faire réagir.
Et quelle réaction.
Leurs peaux s'effleurèrent dans un éclat de chair de poule qui l'électrifia jusqu'à la dernière de ses cellules, la foudroya sur place, la réduisit à néant – véritable paratonnerre vivant sur le toit du lycée. Elle se raidit, déglutissant face à cette réaction disproportionnée de son corps par rapport à celui d'Atsumu, alors même qu'ils s'étaient retrouvés dans de bien plus compromettantes situations. Lui ne s'en aperçut même pas, ou alors en fit-il abstraction, miraculeusement. Et pourtant... pourtant quand ses yeux noisette se tournèrent vers son visage, indifférents à l'explosion de sensation que ses quelques rougeurs cachaient, Mahiru se surprit à bégayer.
— Ils... ils ont lieu quand, tes... prochains matchs ? s'enquit-elle dans une volonté maladroite de dévier leur échange comme le cours de ses pensées.
— Je rêve ou t'essaies de meubler la conversation ? se moqua le blond en se dressant sur son séant, et son bras frôla de nouveau le sien à la rendre chèvre.
— J'essaie de pas trop penser aux trucs qui me contrarient, c'est différent.
Ce disant, elle zieuta avec appréhension sur l'endroit où leurs corps étaient en contact – contact beaucoup trop troublant pour ne pas devenir contrariant à la longue. La voix d'Atsumu l'en détourna bien vite, cependant.
— Après la journée d'intégration sportive, on joue le premier match de qualification pour l'interlycée.
— L'interlycée, déjà ? laissa-t-elle échapper de surprise, oubliant presque ce qui la turlupinait jusqu'alors.
— Ouais, ça commence au moins de juin, d'habitude. On a renforcé les entraînements, du coup.
— J'imagine, oui.
La brunette se mordit la lèvre quand son coude caressa à nouveau le sien, puis elle resserra l'étreinte de ses bras autour de ses jambes de sorte à se recroqueviller un peu plus, et mieux gérer ces étincelles sauvages qui naissaient à chacun de ces contacts. Elle ferma les yeux dans une vaine tentative de rassembler ses pensées éparses, avant d'articuler d'une voix qui se voulait détachée :
— Ça va, pas trop stressé ?
— Stressé ? répéta-t-il, avant de laisser échapper un petit rire sceptique. Ha, tu me prends pour qui ?
Un sourire amusé se faufila sur les lèvres de Mahiru devant cet élan d'orgueil si caractéristique du volleyeur, car ce n'était pas aujourd'hui qu'il douterait de ses capacités. Et il n'avait aucune raison de le faire, de toute façon, conforté dans sa fierté par son titre de « meilleur passeur junior du Japon » à tout juste dix-sept ans, ainsi que par sa désignation comme capitaine de l'équipe masculine en début d'année. Oui, Atsumu avait toutes les raisons d'être arrogant.
Et la reporter avait toutes les raisons de le remettre à sa place.
— Je sais pas, t'as bien réussi à foirer un service parce qu'il y a eu un tout petit bruit dans la salle, argua-t-elle alors avec insolence, ses émois tombant en arrière-plan l'espace d'une seconde.
— On parle bien de ton atchoum sorti tout droit des enfers, là ? rétorqua le blond en tourna la tête pour lui lancer un regard désabusé. Le truc qui ferait peur à un moine Shaolin ?
— Le moine Shaolin aurait encore plus peur en voyant ta sale tête, crois-moi.
— Ma sale tête, en attendant, ça t'arrange bien de l'avoir avec toi pour sécher les cours quand ça va pas.
Quoique toujours aussi directs et piquants, les mots de son interlocuteur ne parvinrent pas à lui courir sur les nerfs comme ils l'auraient fait en temps normal. Parce qu'Atsumu redirigeait la conversation sur un terrain qu'ils connaissaient tous les deux. Parce que cette caresse intermittente de son bras contre le sien l'empêchait de s'énerver au risque de bégayer comme une midinette. Parce qu'en effet, comme il l'avait si habilement remarqué, le savoir à ses côtés l'apaisait quand même un peu. Et les mots suivirent d'eux-mêmes.
— C'est vrai, reconnut-elle d'une toute petite voix. Merci, du coup.
Il ne répondit pas, à l'exception d'un haussement d'épaules indifférent supposé balayer ses remerciements au passage. Ça allait tout autant à la reporter. Elle ne le voyait pas répondre « de rien » tout naturellement, ou encore se cacher derrière des politesses qu'il ne pensait pas. Miya Atsumu était bien des choses : agaçant, hautain, fourbe et tant d'autres choses, mais il n'en était pas moins authentique. Fidèle à lui-même comme au volley-ball qui lui ravageait l'esprit. Et là, à cet instant où cette dernière réalisation la frappait, Mahiru se dit non sans dépit qu'elle lui devait au moins ça :
— Ça te dit, un petit match de volley improvisé, du coup ?
⋅
Et pour une fois, je suis à l'heure hehe (c'est faux, encore 3 semaines de décalage, je me hais)
On est sur du lourd là. Mahiru qui découvre les joies de l'amour et un Atsumu plus que clueless qui cache bien son jeu aussi. MAIS y'a contact quand même là, on peut pas le nier. Et du sacré contact. Est-ce qu'il le fait exprès ? Est-ce qu'il s'en rend compte, même ? Je le sais pas moi-même. (*soupir nostalgique du temps où ils voulaient s'entretuer*)
Bref, je m'arrête là parce que je ne sais pas trop quoi dire. J'espère que ça vous a plu, et si c'est le cas, n'oubliez pas de voter si vous ne l'avez pas déjà fait. Sur ce, à la prochaine !!
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