Chapitre 29 ⋅ Les flammes

Le comportement de Miya Atsumu ne s'améliora pas au fil des jours qui suivirent. Mahiru n'irait pas jusqu'à dire qu'il empira, car le volleyeur n'était plus particulièrement détestable ou étrange au point de se faire interner, mais les manières inhabituelles qu'il prit à certains moments la laissèrent un brin perplexe. Comme cette fois-là, au surlendemain sur Conseil d'Administration, où le blondin lui demanda l'air de rien si aucune mauvaise nouvelle n'avait gâché son week-end, ou bien cet autre moment, quelques jours plus tard, où il tint absolument à ce qu'elle l'attende pour aller s'acheter à manger au self – sous le prétexte que lui aussi devait s'approvisionner en onigiri. C'était des gestes anodins, dont on ne se méfierait sans doute pas avec quelqu'un d'autre. Or de la part de l'aîné des jumeaux Miya, ça soulevait autant de questions que d'émotions longtemps enfouies. Pourquoi diable faisait-il ça ? Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire ? Et pourquoi fallait-il que son cœur choisisse d'avoir des ratés à ces moments précis ?

Ces questions, ainsi que les bizarreries de son agaçant camarade de classe, eurent au moins le mérite d'une chose : la situation avec Kinako passait en arrière-plan dans son esprit. Pas que la reporter soit moins perdue, loin de là ; elle ignorait toujours pourquoi sa meilleure amie ne lui adressait presque plus la parole, et c'était toujours douloureux de l'accepter. Cependant, une part d'elle-même commençait à se faire à la distance, au silence, à la présence des autres en lieu et place de celle que son cœur considérait comme une sœur. Aussi, la jeune fille eut la folle impression de se trouver face à une vieille connaissance plutôt qu'à une meilleure amie lorsqu'en ouvrant la porte du local de l'Inarizaki Today, elle tomba sur Kinako elle-même.

Il y eut un silence gêné, comme l'une et l'autre ne savaient pas tout à fait comment réagir. Kinako était sur le départ de toute évidence, son sac déjà sur l'épaule et un tas de feuilles dans les mains, prêt à être remis au professeur référent. Pour autant l'irruption de Mahiru dans la pièce semblait l'avoir foudroyée sur place, si bien qu'elle ne bougeait plus, raide comme un piquet. L'autre n'était pas beaucoup plus loquace, car si toutes les questions qu'elle tenait à lui poser se bousculaient sur ses lèvres, aucun mot ne parvenait à se former dans sa gorge. Un ou deux anges passèrent dans la pièce, où elles se contemplèrent sans mot dire. Et la reporter retrouva l'usage de sa langue au même moment où Kinako retrouvait celui de ses muscles :

— Kinako, je...

— Désolée, je peux pas rester, l'interrompit précipitamment la concernée en amorçant un geste vers la sortie, mais Mahiru s'interposa par réflexe.

— Attends ! couina-t-elle en lui attrapant le bras. T'as cinq minutes pour... ?

— Je suis navrée, Mahiru, je dois y aller.

Une grimace sincèrement penaude tordit ses lèvres à ces mots, tandis que la reporter les assimilait en silence. Pourtant, au moment où Kinako tenta de se défaire de son emprise sur son poignet, celle-ci se resserra subtilement pour la retenir.

— Faut vraiment que je te parle, articula la reporter avec précipitation, comme si elle n'allait pas avoir le temps de le prononcer.

— Mahiru...

— S'il te plaît.

Les mots lui arrachaient les cordes vocales, et ce n'était pas seulement dû à la peur de la voir lui filer une nouvelle fois entre les doigts. Car son prénom avait sonné comme une supplication dans la bouche de son interlocutrice. Sa meilleure amie la suppliait de ne pas lui parler, de ne pas la retenir, de ne pas la forcer à rester une seconde de plus en sa compagnie. Tout se figea un instant, gelé sur place par le froid écrasant qui s'emparait de sa poitrine à cette réalisation. Et contre toute attente, la douleur qui en résulta aida à tout remettre en mouvement, à débloquer les mots que la reporter n'était pas parvenue à prononcer jusque-là.

— Je suis désolée... murmura-t-elle d'une voix tremblante. Je sais pas ce que j'ai fait pour que tu arrêtes de me parler comme ça, mais...

— Mahiru, s'il te plaît, tenta de l'arrêter une nouvelle fois Kinako, sans succès.

— Laisse-moi une chance de me rattraper, s'il te plaît. Je ferai tout ce qu'il faut pour que tu me pardonnes, et pour que...

Elle s'interrompit le temps d'un soupir supposé exhaler toutes les émotions qui se bousculaient dans son corps, notamment cette tristesse mêlée de déception qui commençait à déteindre sur sa panique, avant de poursuivre d'une voix hésitante :

— Pour que tout redevienne comme avant.

Ça avait été murmuré sans grand espoir dans le silence de la pièce, presque comme une prière à une divinité dont on n'était même pas sûr d'avoir l'attention. Non sans raison, à vrai dire. Kinako ne répondit pas tout de suite, à l'exception de son bras qui s'était raidi subtilement sous ses doigts – et une part d'elle-même se réjouissait d'obtenir au moins cette réaction, bien que minime. Au loin leur parvenaient les bruits du lycée qui se réveillait avec l'arrivée de ses étudiants : nul besoin pour les deux adolescentes de se tourner vers la pendule suspendue au-dessus de la porte pour comprendre l'heure de partir en cours se rapprochait subtilement.

La même pensée dut venir à l'esprit de sa meilleure amie, puisqu'avec une délicatesse inouïe qui témoignait de sa volonté de ne pas la blesser outre mesure, cette dernière défit lentement la prise qu'avait Mahiru sur son poignet. Et brisant le contact établi jusqu'alors, elle planta son regard dans celui de la reporter pour la première fois depuis deux longues semaines pour offrir à son amie un bref aperçu de l'océan de tristesse qui lui servait d'état d'âme.

— C'est moi qui suis désolée, Mahiru, avoua-t-elle du bout des lèvres – et le tremblement dans sa voix frappa la concernée. T'as rien fait de mal, c'est juste moi... c'est moi qui suis fautive ici. Je suis la pire des amies, vraiment.

— Hein ? Mais non, c'est pas ça... tenta d'objecter l'autre, décontenancée par la tournure que prenait leur conversation, mais l'autre l'empêcha de continuer..

— Si, c'est ça. C'est exactement ça.

La reporter ouvrit la bouche pour répliquer, avant d'aviser la façon dont elle avait baissé les yeux et dont son visage s'était fermé à ces mots. Kinako avait l'air de souffrir de cette situation, au moins autant qu'elle. Que se passait-il donc dans sa vie pour que sa sœur de cœur ait besoin de couper les ponts ? Quel facteur de l'équation lui échappait autant pour qu'elle soit incapable de la soutenir comme elle le devrait ? Sa main se mut alors d'elle-même vers elle, portée par l'inquiétude.

— Kinako, l'interpella-t-elle, et ça eut le mérite de la sortir de son mutisme en même temps que de la faire reculer d'un pas pour échapper à son contact.

— Je suis désolée, Mahiru. Vraiment, vraiment désolée, articula alors son amie avec précipitation en réalisant ce qu'elle venait de faire. Je... s'il te plaît, n'insiste pas.

Elle avait les yeux larmoyants, à en crever le cœur de la plus jeune, et ces mêmes iris noyés dans un chagrin sans nom la suppliaient de ne pas s'avancer davantage. Ils lui intimaient de rester loin, suffisamment pour être hors de son atteinte – quitte à la blesser un peu plus qu'elle ne l'était déjà. Le froid de sa poitrine s'intensifia d'un coup, à croire que les températures avaient chuté par dizaines et que le soleil du mois de mai s'était éteint dans le ciel. C'était un froid glacial, un froid qui lui lacérait le cœur et lui coupait le souffle, un froid de désespoir. Lentement, le bras de Mahiru retomba le long de son corps, signe qu'elle capitulait, qu'elle n'insistait pas. Aucun mot ne suivit non plus ; seul le silence subsista, incroyablement pesant sur leurs silhouettes courbées par la peine. Et Kinako recula jusqu'à atteindre la porte du local.

— Je suis désolée, Mahiru. C'est... vraiment compliqué.

L'interpellée ne répondit pas, à l'exception d'un faible hochement de tête – et c'était peut-être mieux ainsi, comme aucun mot ne lui venait. Après tout, sa meilleure amie venait de lui faire comprendre qu'elle n'avait aucune envie de son aide, et sans doute aurait-elle bégayé ou même pleuré en essayant simplement de lui répondre. Kinako s'en était allée un peu après ça, sur un énième « désolée » qui lui vrilla les tympans sans pour autant qu'elle sache quoi en faire. Et de nouveau, la reporter se retrouva seule face au silence du club.

Retour au point de départ. Son regard olive balaya la pièce sans la voir, effleura les postes informatiques éteints et s'attarda sur les petits bouts de papiers colorés que Kinako avait scotchés dessus. Le dernier exemplaire de l'Inarizaki Today traînait sur le coin d'une table ; il avait été rédigé, édité et imprimé sans la moindre concertation de la part de ses membres au cours de la dernière semaine. Les prochains numéros seraient-ils produits de la même manière ? Et si c'était le cas, était-elle sûre de vouloir encore être de la partie ? Était-ce vraiment ainsi que la reporter voulait vivre sa passion et sa dernière année de lycée ?

Le tictac de l'horloge l'arracha à ses questions pour la ramener dans la réalité : il ne restait plus que quelques minutes avant le début des cours. Ce fut un déclic pour la remettre en mouvement. La brunette rassembla ses affaires en vitesse, puis après un coup d'œil hésitant en direction de l'ordinateur du club qui lui était attribué, elle vida les lieux pour rejoindre sa salle de classe – même si elle avait envie de tout sauf de ça. Car traverser les couloirs avait des airs d'ascension de l'Everest, pour son corps et son cœur vidés d'énergie par le sursaut d'émotions d'un peu plus tôt. Mahiru n'en était pas tout à fait remise, certes un peu moins tétanisée par le chagrin, mais guère remise de sa peine. La douleur se heurta d'ailleurs à l'agacement sitôt qu'elle eut franchit le seuil de la classe quelques instants plus tard, et que la tignasse dorée de Miya Atsumu se dressa dans son champ de vision.

— Yo, Mahiru, la salua-t-il lorsqu'elle passa près de lui d'un pas lent et mesuré pour rejoindre sa place. T'es un peu moins blanche aujourd'hui, plus blanc cassé, je dirais...

— Fous-moi la paix, Miya.

Sa voix s'était faite plus dure qu'à l'ordinaire. Peut-être qu'elle n'aurait pas dû répondre aussi sèchement – après tout, le volleyeur n'y était pour rien, dans l'histoire avec Kinako – mais elle n'était absolument pas d'humeur à supporter ses bêtises ou quoique ce soit d'autre, d'ailleurs. Lui ne s'en formalisa pas, pas plus que de l'utilisation de son nom de famille ; son sourire s'aggrandit quand il fit basculer sa chaise sur deux pieds pour que le dossier heurte sa table comme à son habitude.

— Ah, t'es de mauvais poil, constata-t-il dans un rire. Encore un contrôleur qui t'a prise pour une enfant de dix ans à cause de ta taille ?

— Fous-moi la paix, répéta-t-elle alors entre ses dents serrées.

Leurs regards se heurtèrent par-dessus la table, éclats de rage intériorisée contre une lueur de frivolité – bien que celle-ci sembla perdre un peu de sa splendeur face au sérieux inhabituel dont faisait preuve Mahiru. Le joli sourire d'Atsumu se fana légèrement, et ses yeux se plissèrent quand il la scruta avec attention. Une attention extrême et inhabituelle, qu'elle ne connaissait que trop bien pour en avoir été curieusement le centre au cours des derniers jours, et qui lui avait le don de lui courir sur les nerfs.

— T'as vu quelque chose, ce matin ? s'enquit-il à brûle-pourpoint, et il n'en fallut pas plus pour que la reporter ne craque.

— Non, j'ai rien vu ! Rien de bizarre, à part toi ! Fous-moi la paix, maintenant !

L'adolescente n'avait pas à proprement parler levé la voix ; la conversation restait entre eux, engloutie par le brouhaha de la classe. Pourtant quelques coups d'œils curieux fusèrent dans leur direction, à l'affût d'une dispute comme ils en avaient déjà été témoins avec eux. Ça ne fit qu'alimenter sa colère, qui rugissait dans toutes ses veines et ne demandait qu'à sortir par tous les moyens possibles, qui bouillonnait de leur donner exactement ce qu'ils attendaient – quitte à ce que ça se retourne contre eux également. Il lui fallut se faire violence pour ne pas y céder, pour ne pas laisser libre cours à ses émotions, pour ne pas s'abandonner à des mots ou à des gestes qu'elle risquait de regretter par la suite. Et les taquineries d'Atsumu ne l'aidaient guère à garder son calme.

Contre toute attente, ce dernier sembla comprendre le message, puisqu'il se redressa sur sa chaise pour revenir en équilibre sur ses quatre pieds, s'éloignant d'elle par la même occasion. Mahiru le guetta du coin de l'œil, prête à le voir revenir à la charge comme il le faisait à chaque fois, pourtant il n'en fut rien. Sa joie s'était envolée ainsi que la chaleur de ses yeux, pour disparaître derrière un visage glacial qu'elle n'avait vu qu'une seule fois auparavant – un de ces jours où ils s'étaient disputés plus qu'à l'ordinaire, si bien qu'un professeur avait dû intervenir. Atsumu était alors venu la confronter après avoir découvert son article écrit sous le coup de la colère, où la reporter avait choisi de l'attaquer pile dans le domaine qu'il tenait le plus à cœur. Oui, voilà. C'était le visage d'un garçon touché en plein cœur.

Peut-être que c'était ça, les mots que Mahiru finirait par regretter. Peut-être même qu'elle le regrettait déjà. Impossible à dire, pour être honnête, dans le fouillis des émotions qui la submergeaient à cet instant précis, trop nombreuses pour être identifiées ou même assimilées. Toujours est-il qu'il y eut quelque chose, qu'une de ces émotions enserra son cœur un peu plus fort que les autres à l'instant où le volleyeur reprit la parole, avec une froideur effarante dont il n'avait encore jamais fait preuve à son égard.

— OK, déclara-t-il avec un détachement douloureusement sincère. C'était pas la peine de t'en prendre à moi, mais c'est comme tu le sens. Démerde-toi toute seule avec ta pote, du coup.

Oh, comme ses mots piquaient. Pire, même, ils exacerbaient la colère, la tristesse, la rancœur que ses pauvres nerfs avaient accumulées ces derniers jours – et c'était terriblement stupide. Tout ce qu'elle souhaitait depuis qu'elle avait posé les pieds dans cette fichue salle de classe, c'était qu'il lui fiche la paix, et elle obtenait enfin ce qu'elle voulait. Alors pourquoi cela la frustrait-il encore plus de le voir pivoter sur sa chaise pour lui tourner le dos ? Pourquoi avait-elle la soudaine envie de l'attraper par les épaules pour le forcer à lui faire face ? Pourquoi diable fallait-il que ça la touche autant ?

L'irruption soudaine du professeur de japonais dans la salle suivi de la sonnerie du lycée, l'empêchèrent de trop y réfléchir autant que ça la força à contenir l'éclat de ses émotions. Mahiru poussa un soupir long comme l'hiver et se passa les mains sur le visage dans une tentative de rassembler ses esprits, car elle n'avait guère envie d'attirer l'attention. Cette motivation eut le mérite de fonctionner, d'appaiser un peu la tempête qui rugissait en elle – en partie tout du moins, car se retrouver nez à nez avec le large dos d'Atsumu lors du salut du professeur raviva légèrement les flammes de sa colère. Et une petite voix dans sa tête lui susurrait que celles-ci avaient des airs de flamme éternelle.


Je sais, je suis *encore* en retard et je suis désolée. Pour ma défense, j'ai eu une semaine très chargée, avec des trucs que je devais absolument faire passer en priorité, ce qui m'a pas laissé le temps d'écrire. Et puis, y'a aussi le contenu de ce chapitre qui m'a rendue dingue, parce que j'ai toujours du mal à écrire de l'angst (vivement le retour du fluff 😩) et du coup, j'ai longuement hésité sur comment le faire tourner...

Mais bref, on y est, y'a de la confrontation ! Promis, ça va bientôt s'arranger... enfin, autant que possible hein, on parle quand même de Mahiru, son deuxième prénom c'est Discorde 👀 mais vu la fin du chapitre, vous avez peut-être une idée de comment ça va tourner ~

Je sais pas trop quoi dire, il est 23h et j'suis ko, donc j'vais vous laisser là-dessus. J'espère que vous avez quand même apprécié ce chapitre, et si c'est le cas, n'oubliez pas de voter. Et puis, on se retrouve la fois prochaine. Encore merci de lire cette histoire ❤️

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