Chapitre 28 ⋅ Puzzles

La mélancolie de Mahiru ne se dissipa aucunement avec la nuit. Bien au contraire, à vrai dire : prisonnière de ses pensées et de toutes les questions que son cerveau se posait en boucle sans en trouver les réponses, l'adolescente n'avait que très peu dormi. C'est aux plus sombres heures de la nuit qu'elle était parvenue à trouver le sommeil, pour un bref instant de repos qui avait pris fin aux premières lueurs de l'aurore quelques heures plus tard — impossible de se rendormir après ça, malgré toute ses tentatives un peu désespérées de retourner à ses rêves. Aussi, quand bien même la fatigue ne lui semblait pas particulièrement visible sur son visage, il lui fallut toute la volonté du monde pour garder les yeux grands ouvertes et ne pas s'effondrer sur son pupitre en plein cours d'histoire.

Hiraoka-sensei ne remarqua pas son manque d'assiduité, ou bien en fit-elle tout simplement abstraction, et la reporter la remercia intérieurement pour cette faveur. Elle ne put pas en dire autant de Miya Atsumu, qui avait cette incroyable habileté à toujours fourrer son nez où il ne fallait pas, ainsi qu'à saisir toutes les occasions qui se présentaient devant lui. Mahiru ne fut donc guère surprise, à la pause du matin, de le voir se retourner vers elle comme il le faisait sitôt que l'ennui venait l'étreindre.

— T'es blanche comme un cul, lâcha-t-il avec son tact légendaire, celui qui savait lui taper sur les nerfs à chaque fois.

— Et toi tu passes ton temps à dire de la merde, on est assortis comme ça, répliqua-t-elle aussi sec sans même lever les yeux vers son visage, et il ricana doucement.

— Ah, t'as pas perdu ton mordant au moins, c'est que c'est pas trop grave ~

Cette fois, comprenant qu'il ne la lâcherait pas si facilement, la reporter daigna se redresser pour les toiser, lui et son air narquois tout à fait horripilant. Ce simple geste l'invita à poursuivre sans attendre, et il la désigna d'un mouvement du menton.

— T'as l'air de pas avoir dormi de la nuit.

— C'est plus ou moins le cas, en effet... grommela-t-elle, même si le plus gros de sa hargne disparut dans le bâillement qui lui échappa et qui arracha un gloussement à son interlocuteur.

— Toujours l'histoire avec ta pote là ?

— Hum... c'est ça, oui.

Mahiru se garda d'ajouter qu'il n'y avait pas que le silence de Kinako qui lui causait des insomnies, car ce n'était pas une discussion qu'elle était prête à avoir avec lui. Atsumu haussa les épaules et tourna le regard vers le tableau, sur lequel la déléguée Ukagi était en train d'écrire les indications de leur professeur principal tout en sermonnant Hiroto pour ses blagues graveleuses.

— Tu devrais laisser tomber, suggéra-t-il alors d'une voix étonnamment calme, toujours sans la regarder.

— Comment ça ? C'est ma meilleure amie, lui rappela-t-elle, un brin offusquée par sa proposition.

— Et pourtant elle se comporte pas comme une meilleure amie.

Il avait rétorqué sans attendre, sans même y réfléchir une seule seconde, si bien que l'adolescente en resta bouche bée quelques secondes. Quant il tourna de nouveau son regard noisette sur son visage, cependant, elle parvint à sortir de son mutisme.

— Je sais pas... murmura-t-elle alors en secouant la tête. Je pense qu'il y a autre chose, un truc qui nous échappe.

— Qui t'échappe à toi, la corrigea-t-il dans un grognement. M'implique pas dans tes histoires.

— Ah ouais pardon, je... Non mais c'est toi qui me pose la question, aussi, tu m'embrouilles.

Je t'embrouille ?

Oh, comme Mahiru regretta ses mots à peine prononcés. Car elle devina avant même de le voir le sourire suffisant qui fleurissait au coin de ses lèvres, tandis que le volleyeur la contemplait avec un amusement sans pareil. Elle lui décocha un coup d'œil blasé qui ne le déstabilisa pas plus que ça, et d'une impulsion agile, Atsumu fit basculer sa chaise sur les deux pieds arrière jusqu'à ce que le dossier heurte le pupitre de la reporter.

— Je sais qu'avec 'Samu on se ressemble beaucoup, la nargua-t-il dans un murmure, mais c'est pas parce que tu le kiffes que tu dois me kiffer aussi.

— J'y crois pas, t'es encore là-dessus ? pesta Mahiru à mi-voix non sans piquer un léger fard à la dernière partie de ses sous-entendus. Passe à autre chose un peu...

Son sourire ne fana même pas un peu.

— Je vois, Madame est gênée.

— Madame va t'en coller une si tu continues, surtout.

— Ah ? Même pas un petit article diffamatoire sur ma parenté avec des chimpanzés ? Je suis déçu ~

— Tu sais quoi, Atsumu ? Va te faire voir.

Ce disant, lasse d'argumenter en sachant pertinemment qu'il ne la lâcherait pas, la jeune fille prit appui sur sa table afin de se lever. Ce n'était pas tant lui qui la gênait, que la discussion et ses taquineries, qui avaient le don de réveiller tous les doutes et insécurités enfouis dans les tréfonds de son esprit. Sur lui, sur sa meilleure amie, sur Murao, sur elle-même par moments aussi. Il lui fallait absolument se rafraîchir les idées – et le visage par la même occasion, que la chaleur étouffante du mois de mai n'aidait pas à se défaire de ces maudites rougeurs. Un coup d'œil à son téléphone lui assura qu'elle avait le temps de passer en coup de vent aux cabinets, et sans plus d'égard pour Atsumu, la brunette amorça un pas en direction de la sortie de la classe.

Alors qu'elle s'apprêtait à dépasser son pupitre et celui du volleyeur, cependant, le bras de ce dernier se matérialisa soudain devant elle, l'empêchant d'aller plus loin. Mahiru tressaillit au bref contact de son avant-bras contre son bassin et recula vivement pour s'y soustraire autant que pour le foudroyer du regard.

— Je peux savoir à quoi tu joues ? l'apostropha-t-elle, d'une voix aguisée par la panique, mais il ne cilla pas.

— Tu vas où, là ? Voir ta pote ? s'enquit-il en jetant un coup d'œil alerte en direction du couloir, sans pour autant bouger son bras de son chemin.

— Non, je vais aux toilettes, et il me semble pas que j'aie besoin de ton autorisation pour ça.

Le blond la contempla, visiblement confus par sa remarque, comme si c'était elle qui manquait de logique dans ses réponses et non lui qui l'empêchait tout bonnement de sortir de la classe. Ils se jaugèrent en chien de faïence l'espace de quelques longues secondes, pendant lesquelles la reporter dut se faire violence pour ne pas se jeter sur lui et arracher un à un ses jolis cheveux dorés, avant qu'un soupir de dépit ne finisse par dépasser ses lèvres.

— Bon, c'est quoi le délire ? Tu veux venir avec moi aux toilettes, c'est ça ?

— Je pensais que c'était 'Samu qui t'intéressait, objecta-t-il alors en penchant la tête, cet agaçant sourire planté sur le visage.

— Mais pas du tout, à la fin ! Et laisse-moi passer.

Sur ces mots qui se perdaient dans le rire de son interlocuteur, la brunette lui frappa le poignet du bout des doigts afin de chasser le bras qui lui faisait barrage. Atsumu ne lui opposa pas de grande résistance, s'appuyant nonchalammant sur sa main sitôt qu'il l'eut ôtée de son chemin comme si de rien n'était. La reporter le jauga un instant du regard, perplexe de ses actions, avant de retourner à son objectif premier : passer aux toilettes avant la fin de la pause.

Les couloirs n'étaient pas vides, mais ils n'étaient pas pleins non plus. Beaucoup de ses camarades de troisième année aimaient à profiter de la pause matinale pour aprofondir leurs révisions – surtout à l'approche des examens trimestriels. Aussi, Mahiru put rejoindre sans encombre sa destination. Une partie d'elle hésita, au bout du corridor, à s'arrêter devant la salle des 3–6 où se trouvait Kinako afin d'essayer de lui parler, d'échanger ne serait-ce que quelques mots. Car au-delà de ses problèmes avec Miya Atsumu, les discussions avec sa meilleure amie, les fous rires partagés au club de journalisme, les potins échangés autour de leurs bentos ; tout ça lui manquait cruellement. Sans Kinako, l'adolescente se sentait comme un puzzle qui avait perdu une partie de ses pièces, sans réelle explication en dépit de toutes ses demandes parfois désespérées, de toutes ces questions auxquelles elle n'avait jamais eu de réponse. Avait-elle failli à sa mission de meilleure amie ? Ou bien était-ce sa meilleure amie qui n'en était pas une, ainsi que l'avait suggéré Atsumu ? Son cœur n'était pas sûr de vouloir en connaître la réponse. Lui revinrent alors les mots du volleyeur, crus et criants de vérité, assez douloureux pour chasser de son esprit l'hésitation qui la retenait en arrière et la remettre en marche d'un pas décidé. Et sans plus de cérémonie, la jeune fille poussa la porte des latrines.

À peine entrée, il lui fallut se rendre à l'évidence : Atsumu avait raison, et ça l'embêtait de l'admettre. En avisant son reflet dans le miroir, à la lumière des toilettes publics, Mahiru put voir tous les détails que ses yeux fatigués n'avaient pas remarqués ce matin dans la salle de bain, comme son teint loin d'être maladif mais tout de même plus pâle qu'à l'ordinaire, ainsi que la faible rougeur de ses sclères guère reposées par la nuit d'avant. Même ses cheveux ondulés avaient un peu perdu de leur éclat mordoré, un des rares aspects qui la rendait fière. Blasée tant par cette réalisation que par le fait que son horripilant camarade de classe l'ait remarqué, elle s'en détourna bien vite pour se focaliser sur le robinet et sur son filet d'eau glacée, qui appaiserait sans nul doute son visage en feu – et ses mains se murent d'eux-mêmes. L'espace d'un court instant, tout disparu dans la fraîcheur salvatrice des gouttes qui roulaient sur ses joues : Kinako, Atsumu, Murao, sa solitude, ses inquiétudes et son stress, tout. Seul la caresse de l'eau subista dans son esprit, plia à sa volonté ses pensées sauvages et les remit les unes après les autres en perspective, pour ne laisser derrière elle qu'une douce sérénité. Et à son retour en classe quelques minutes plus tard, la reporter pouvait affirmer sans mentir qu'elle se sentait comme le Bouddha après sa méditation sous une cascade : incroyablement zen.

Ce fut de courte durée, toutefois :

— D'abord blanche et rouge, puis maintenant pêche, t'es un vrai feu tricolore aujourd'hui, commenta Atsumu dans un sifflement à son passage, si bien que la reporter arqua un sourcil à son intention.

— La ferme, Miya.

— Je ne suis plus Atsumu maintenant ? C'est par peur de me confondre avec 'Samu, c'est ça ?

— Tch. Je commence à croire que tu es voué à mourir d'une attaque cardiaque si tu ne me casses pas les pieds au moins une fois par heure.

— Peut-être bien, qui sait ?

Il agrémenta sa réponse vague de trois haussements de sourcils supposés renforcer le mystère, et si Mahiru plissa les yeux dans sa direction, suspicieuse, elle préféra couper court à la conversation en sentant ses pommettes s'échauffer sous son attention. À la place, la brunette s'installa derrière son pupitre dans l'espoir que ses pupilles se détournent enfin de son visage – sans succès. Un soupir lui échappa lorsqu'après un regard furtif en direction du couloir, le blond pivota de nouveau sur sa chaise pour lui faire face.

— Atsumu... commença-t-elle d'un ton menaçant, mais il ne lui laissa pas le temps d'en dire davantage.

— T'as rien vu de bizarre ? questionna-t-il plutôt, si bien que Mahiru cligna des yeux de stupéfaction et que ses mots se perdirent dans un bégairement.

— Qu'est-ce que... quoi ? Comment ça, « bizarre » ?

— En allant aux toilettes, t'as rien vu de bizarre ?

Elle pencha la tête pour les contempler, lui et son air anormalement sérieux dans sa nonchalance – presque soucieux, même. Ce garçon n'avait jamais été un exemple de normalité, toujours à se détacher du groupe sans même le faire exprès : son physique sortait du lot, sa voix savait toujours triompher des autres dans le brouhaha, et même son caractère jurait d'enfer avec celui des autres adolescents. Il n'était ni en avance ni en retard par rapport à eux, simplement en décalage, suffisamment pour qu'on le place sur un pied d'estale plutôt que de le laisser sur la touche. Or ce jour-là aux yeux de Mahiru, Atsumu était encore moins normal que d'habitude, moins fidèle à son image de sportif décérébré qui la rendait dingue jusqu'à la dernière de ses cellules. À cette pensée, la reporter secoua la tête pour s'en défaire.

— Jusque-là, y'a que toi qui es bizarre, Atsumu, répondit-elle alors dans un souffle, même s'il n'en démordit pas.

— Rien d'autre ? insista-t-il plutôt, en la regardant droit dans les yeux, comme s'il cherchait à lire dans son esprit – ce dont, sans surprise, Mahiru finit par s'agacer.

— Non, rien d'autre à part toi. T'as vraiment un grain, ma parole...

— Si c'est que moi, ça va du coup.

Une nouvelle fois, la brunette s'en trouva déroutée, et ce sentiment s'amplifia lorsque son interlocuteur ne s'offusqua pas comme il le faisait d'habitude mais plutôt se retourna pour s'asseoir correctement. Le professeur de mathématiques venait de faire son entrée dans la salle, signe que la sonnerie n'était plus très loin, mais quand même. Le volleyeur n'était pas réputé pour son respect des horaires, davantage enclin à flirter avec les limites pour gratter du temps de cours. Que lui arrivait-il donc ? Lui aussi comptait-il lui tourner le dos ? Et pourquoi son rythme cardiaque s'intensifiait tout à coup à cette simple idée ?

Ses pensées s'envolèrent vers Kinako. Il fallait qu'elle lui parle, quand bien même sa meilleure amie ne semblait pas prête à l'entendre. Passerait-elle pour une forceuse, si elle essayait encore une fois de la contacter ? Ou bien valait-il mieux laisser tomber, ainsi qu'Atsumu le lui avait suggéré ? Les doigts de Mahiru tapèrent machinalement le code de déverouillage de son téléphone, qui n'avait pas bougé de sa place au coin de la table. En deux manipulations rapides, sa dernière conversation avec Kinako s'afficha à l'écran – même si cela relevait davantage d'un monologue que d'un réel échange entre deux personnes – et la brunette sentit son estomac se nouer d'hésitation en relisant les derniers mots. Était-ce une si bonne idée, finalement, d'ajouter d'autres lignes à sa tirade interminable ? De se donner du mal pour que tout reste sans réponse, ou bien une réponse brève dont elle ne saurait quoi faire ?

Un mouvement furtif dans son champ de vision détourna ses pensées du smartphone et de la multitude de questions que son esprit commençait à se poser. Elle leva les yeux de la fenêtre de discussion, pour contre toute attente se heurter aux iris noisette de Miya Atsumu à demi retourné vers elle. Il n'avait pas à proprement parlé fait volte-face, toujours dos à elle et accoudé à son pupitre ; seul son visage était orienté vers la gauche et son attention focalisée sur ce qui se passait par-dessus son épaule. Sur elle. Sur ce que Mahiru s'apprêtait à faire.

Là, le temps sembla s'arrêter, tournoyer dans la salle de classe, assez longtemps pour que les pièces restantes du puzzle se mélangent un peu plus dans l'esprit de l'adolescente. Kinako n'était pas là pour elle – et elle ignorait pourquoi. Atsumu, en revanche, était là – et elle ignorait toujours pourquoi. Toujours est-il que cette chaleur qui remontait dans son cou commençait à lui dévorer les joues. Et comme le cours de mathématiques débutait tout juste par le traditionnel salut du professeur, la reporter se dit intérieurement que ce puzzle se trouvait bien au-delà de son niveau.

Je sais, je suis méga en retard, désolée 😔 Le chapitre est plus court que les précédents mais j'ai mis du temps à l'écrire parce que je savais pas trop quel pdv m'intéressait le plus à partir de la fin du chapitre 27, donc j'ai longuement hésité avant de trouver sur quoi partir. Cependant, j'espère qu'il vous plaît quand même, on a un Atsumu qui ne sait pas trop sur quel pied danser (ne lui en voulez pas trop svp, il sait pas gérer ses émotions et encore moins ceux des autres) et puis Mahiru, n'en parlons pas 🤭

Notons quand même une sacrée avancée : ils ne s'insultent presque pas du chapitre, c'est un jour à marquer d'une pierre blanche. Et puis... y'en a un des deux qui commence à craquer 👀

Brefouille, je ne sais plus trop quoi dire, donc je vais vous laisser là-dessus. Si le chapitre vous a plu, n'oubliez pas de voter, et on se retrouve dans deux semaines ! (promis, j'vais m'y tenir)

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