Chapitre 21 ⋅ La Golden Week
La Golden Week passa terriblement vite, au moins aussi brève qu'un battement d'ailes de papillon. Entre la succession de jours fériés, entraînant la fermeture des écoles ainsi que des grandes entreprises à travers tout le Japon, et la météo plus que clémente qui auréola Kobe pour le début du mois de mai, il aurait été impossible, même avec toute la volonté du monde, ne pas y percevoir un air de vacances d'été un peu en avance. Car ce qui demeura ouvert, dans la préfecture de Hyogo ou ailleurs, fut bien toutes les structures de loisirs, de restauration et de culture, dont tous les japonais profitaient allègrement – et Nomura Mahiru n'était pas en reste.
Trop heureuse d'avoir enfin ses deux parents à ses côtés pour la semaine, l'adolescente oublia tous ses soucis du lycée – qu'il s'agisse de Miya Atsumu, de son chagrin d'amour avec Murao ou de ses devoirs pour le club de journalisme – et cueillit chacun des jours de cette si singulière semaine avec beaucoup de reconnaissance. Mieux encore : ses parents avaient accepté de braver les rosées du matin pour la suivre dans ces endroits entourés de rouge sur le flyers qu'elle avait préparé. Ainsi, elle avait couru avec son père dans les allées bondées du zoo Oji, entre deux enclos où s'extasier comme deux enfants sur les félins. Elle avait pris des dizaines de selfies avec sa mère devant les fleurs et les mille couleurs du jardin aromatique de Kobe. Et elle avait fait une prière avec eux face aux divinités des Chutes de Nunobiki, à l'eau aussi claire que du cristal.
C'était d'ailleurs étrange, de visiter comme un touriste étranger la ville dans laquelle on a toujours vécu. Ces endroits, déjà aperçus à de nombreuses reprises depuis la fenêtre du train, ou dépassés à pied en allant au lycée chaque matin, semblaient dévoiler une nouvelle facette que jamais Mahiru n'aurait soupçonnée avant cela. Elle avait l'impression de les redécouvrir, de pouvoir attribuer à la ville de nouveaux qualificatifs que jamais elle n'aurait imaginés pour la décrire : pittoresque, chargée d'histoire, digne des plus belles aventures dans ses rues les moins connues.
— Si ça vous tente, on peut aller faire un tour au temple du Mont Maya, histoire de finir la journée en beauté.
La suggestion de sa mère peina à surpasser les clapotis de la cascade dont ils s'éloignaient pourtant au fil de leurs pas. Mahiru comme son père se détournèrent de la chute Meotodaki pour se rapprocher de Kaoru, qui consultait le flyers avec attention, les lunettes sur le nez. Le papier était froissé à force d'avoir été plié et déplié, enfoui sous une pile de cahiers au fond de son sac ou bien caché aux yeux curieux d'Atsumu, puis transporté à travers tout Kobe au cours de la semaine, mais il demeurait lisible.
— En plus, il y a une promotion si on arrive après dix-huit heures ! ajouta-t-elle un sourire en consultant sa montre et en constatant qu'ils avaient encore le temps d'en bénéficier.
— Oh nan, j'ai tellement mal aux pieds que je suis même pas sûre de réussir à marcher jusqu'à la voiture, se plaignit l'adolescente dans une grimace, et sa mère laissa échapper un gloussement.
— T'en fais pas pour ça, il y a un funiculaire pour monter jusqu'au sommet.
— Et après, tu n'auras qu'à prier la déesse Maya de te guérir les pieds, ajouta son père en lui tirant la langue.
— Ha ha, très drôle. Si ça marche pas, tu me porteras jusqu'en bas.
— Vendu. Mais si ça marche, c'est toi qui me portes.
Kaoru leva les yeux au ciel face à leurs enfantillages, mais ainsi ce fut décidé. La famille Nomura abandonna l'atmosphère humide des cascades pour rejoindre celle étouffante de leur véhicule, et zigzaguer à travers une Kobe remplie à craquer d'habitants qui comme eux profitaient de cette semaine de congé. On avait beau être vendredi après-midi déjà, l'euphorie générale ne s'essoufflait pas, galvanisée par l'éclat du soleil et par les incalculables réductions dont chacun cherchait à profiter. C'est d'ailleurs l'une d'entre elles qui les guida au pied des Monts Rokko, où une petite foule s'était déjà formée à l'entrée de la station de funiculaire.
Une rame, d'un rouge éclatant dans son écrin de nature, attendait sur les quais, prête à démarrer et emmener tous ceux déjà présents vers le sommet. Mahiru ne retint pas un soupir à la simple idée de devoir courir pour ne pas le rater, les pieds en compote après cette journée – pour ne pas dire ces journées – de marche incessante à travers les parcs et les rues de Kobe, mais la déclaration de son père la rassura quelque peu :
— On peut toujours prendre le prochain, celui-là va être bondé.
— Oh non, fit sa mère dans une moue chagrinée, en consultant les horaires indiqués sur le flyers. Le temple ferme à dix-neuf heures, j'aurais bien aimé aller faire une prière avant de partir.
— À ce point ? s'étonna Naoki, et son épouse lui lança une œillade éloquente.
— C'est la Reine Maya que j'ai prié pour avoir notre petite Mahiru, alors c'est un minimum d'aller lui rendre hommage quand on se rend à son temple !
Cet argument scella leur sort, tandis que Mahiru bougonnait un « je ne suis pas petite » à peine audible, qui se perdit dans le rire de ses parents. Ils remontèrent le petit sentier de la station à pas pressés, jusqu'à atteindre le guichet de vente des tickets de funiculaire – à ce stade-là, l'adolescente avait les pieds en feu – pour pénétrer bons derniers dans la rame qui démarra aussitôt dans un cahot. La reporter se rattrapa juste à temps à une poignée de sécurité, puis laissa échapper un soupir de douleur comme le mouvement du funiculaire accentuait la brûlure dans ses pieds.
Vivement qu'elle puisse s'asseoir.
Le trajet s'avéra court, contre toute attente, en dépit de la lenteur relative du véhicule – car Mahiru préférait encore cela plutôt que de devoir se coltiner toute l'ascension à pieds. Vite, trop vite pour que la brunette ne le réalise dans ses douleurs, se dessinèrent entre les arbres les toitures de style xieshan du temple, aux tuiles si turquoises qu'elles donnaient l'impression de renvoyer toutes les couleurs du ciel. Entre les branches qui dansaient dans le vent, on pouvait également distinguer le sceptre d'une statue représentant la Reine Maya, mère mythique du Bouddha élevée au rang de divinité par ses fidèles, qui surplombait le temple et toute la ville en contrebas. Elle déglutit, impressionnée.
— Nomura ?
La mention de son nom de famille l'arracha à sa contemplation du paysage autant qu'elle la surprit – ce n'était certainement pas ses parents qui l'appelleraient comme ça. C'était d'autant plus troublant que la voix ne lui était pas inconnue. Son regard se détourna de la fenêtre pour arpenter la rame qui, désormais à l'arrêt, se vidait peu à peu de ses passagers. Là, entre tous les gens qui descendaient du funiculaire, la lycéenne ne retint pas un hoquet de surprise en reconnaissant un visage qu'elle n'avait que trop côtoyé ces dernières semaines pour qu'il ne lui soit pas familier désormais, à l'exception d'un détail argenté.
— Oh, Osamu ! s'exclama-t-elle pour toute salutation, et il lui répondit par un hochement de tête. C'est surprenant de te voir ici.
— J'te retourne le compliment. T'es pas le genre de fille qu'on s'attend à croiser au temple, fit-il remarquer, ce qui lui arracha un rire nerveux.
— Ah, tu trouves ? J'avoue que ces mes parents qui m'ont traînée ici.
— T'es pas la seule. Ça ne tiendrait qu'à moi, je serais dans un restau à me faire péter le bide.
Mahiru ne retint pas un pouffement derrière son poignet, guère étonnée par cet aveu. Un détail cependant éveilla sa curiosité sur les bords, et inconsciemment, son regard se mit à arpenter la rame du funiculaire. Si lui aussi avait été traîné jusqu'ici, c'est qu'il n'était pas seul.
— T'es venu avec tes parents ? s'enquit-elle à son intention, non sans une certaine appréhension.
— Hum, ma mère voulait qu'on bouge un peu pour la Golden Week, et 'Tsumu a dit qu'il y avait des réductions pour prendre le funiculaire. Du coup... expliqua-t-il avant de se faire interrompre.
— Ma luciole ?
La jeune fille tourna la tête en même temps qu'Osamu vers ses parents. Debout sur le quai, ils étaient eux aussi descendus de la rame pour se rendre au temple, et visiblement, ils l'attendaient.
— Ah, euh... pardon, fit Mahiru en lâchant la poignée à laquelle elle s'accrochait, prête à les rejoindre. J'arrive, je...
— Oh, c'est un de tes amis du lycée ? sourit sa maman lorsque son regard se posa sur Osamu, et elle acquiesça sans un mot, peu désireuse de s'épancher sur les détails. Oh, eh bien...
L'adulte s'interrompit, le temps de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule en direction du temple, à une petite centaine de mètres de la station. Puis après un regard complice avec son mari, elle revint sur sa fille, qui n'avait pas bougé d'un iota au milieu de la rame.
— Tu peux rester avec lui pendant qu'on va au temple, si tu veux, vu que tu avais mal aux pieds, proposa-t-elle à la grande surprise de Mahiru, qui écarquilla les yeux. Et on se rejoint au parc Kikoseidai après, comme ça.
— Le parc Kikoseidai ? répéta l'adolescente, confuse, comme le fil de la conversation lui échappait totalement.
— C'est le terminus du funiculaire. C'est là que tu vas arriver, si tu restes dans la rame.
— Ah ? Euh... eh bien, je...
— À tout à l'heure, ma luciole !
Et les portes du funiculaire se refermèrent, sans lui laisser le temps de protester. Mahiru cligna des yeux une première fois puis une seconde, pas tout à fait sûre d'avoir compris ce qu'il venait de se passer, avant de se tourner vers Osamu avec hébétude.
— On est d'accord que j'ai pas trop eu le choix, là ?
— Moi non plus, et c'est d'autant plus perturbant que je les connais même pas, tes parents.
La brunette se ratatina aussitôt sur place.
— Désolée, je t'ai entraînée dans mes histoires du coup, murmura-t-elle, et il haussa les épaules en réponse.
— Ça peut pas être pire que les conneries de 'Tsumu, dis-toi.
Elle le contempla un instant, bouché bée. Toujours aussi nonchalant, il avait profité que la rame s'était vidée en quasi totalité pour reculer contre le repose-fesse du funiculaire. Après un rapide coup d'œil autour d'elle, Mahiru décida de le suivre pour s'installer à côté de lui. Ça ne l'empêchait pas de se sentir un peu mal à l'aise ; elle n'était pas particulièrement timide ou introvertie, mais elle ne connaissait rien de Miya Osamu si ce n'est sa parenté avec l'idiot qui lui servait de camarade de classe et de trouble-cœur.
— Il est là-haut, d'ailleurs.
— Q-qui ça ? tressaillit-elle, en lui décochant un regard alerte.
— 'Tsumu. Il est resté là-haut avec mes parents pendant que j'allais chercher à manger.
Ce disant, l'argenté lui montra le sachet plastique qu'il avait à la main, contenant sans nul doute le connaissant une flopée d'en-cas et de pâtisseries supposées rassasier son estomac sans fond. Mahiru hocha la tête sans répondre, toujours dévorée par l'embarras.
— J'te dis ça puisque t'as l'air de chercher après depuis tout à l'heure.
— Hum, grommela-t-elle contre son sens de l'observation au moins aussi aigu que chez son jumeau. Je le cherche pas, je le guette, c'est pas pareil.
— Je vois, lâcha-t-il sans sourciller – même si elle jura voir une lueur moqueuse miroiter dans ses yeux gris. Bah il est là-haut, donc t'as pas besoin de le guetter du coup.
— Tu vois, je me disais que t'étais le plus intelligent des deux mais t'es petit à petit en train de prouver que non.
— T'inquiète pas pour ça, on arrive au sommet là, t'auras tout le temps de reconsidérer la chose.
Cette fois, le coin de ses lèvres se retroussa subtilement dans un sourire narquois, qui ressemblait un peu trop à celui qu'Atsumu avait pour habitude de lui adresser au quotidien pour qu'elle en fasse abstraction. Et, face à son à regard olive empli de suspicion, son interlocuteur ajouta d'un air presque complice :
— T'embête pas va, t'es la seule personne à faire autant tourner 'Tsumu en bourrique, donc t'as rien à craindre de moi.
— J'espère bien, marmonna-t-elle en levant le menton pour se donner contenance. Sinon, je descends comme ton frère.
Osamu laissa échapper un petit rire, discret comme la lune. La rame s'arrêta dans une série de cahots, qui intensifièrent au passage les douleurs dans ses pieds. Elle serra les dents et la prise qu'elle avait sur la poignée de sécurité, guère désireuse d'attirer l'attention sur ses misères. Lorsqu'enfin tout se stabilisa, cependant, et que les douleurs s'atténuèrent un peu dans la fatigue de la journée, l'adolescente n'eut que le temps d'évacuer dans un soupir tremblotant toutes les émotions qui la submergeaient jusqu'alors. Car une autre source d'ennuis se découpa dans le paysage sitôt que les portes coulissantes du funiculaire s'ouvrirent : haute et fière, couronnée d'une chevelure dorée qui rehaussaient son teint de pêche dans le soir naissant, pour donner à ses traits une beauté sauvage que même avec toute la volonté du monde elle n'aurait jamais su nier. Et la même lueur agacée traversa les yeux noisette d'Atsumu, dont les épaules s'affaissèrent de dépit lorsqu'il reconnut Mahiru aux côtés de son frère :
— Oh putain, j'me souviens de où je l'ai vue, cette promotion.
⋅
Un chapitre un peu intermédiaire ici, mais nécessaire. Il me semble que c'est vraiment la première interaction entre Mahiru et Osamu, car il en fallait bien une. Elle peut voir qu'au final, des deux jumeaux, y'en a pas un pour rattraper l'autre, mais aussi qu'il y en a qu'un des deux qui arrive à jouer autant avec ses nerfs 👀
Ceci dit, y'a déjà des indices dans ce chap de ce qu'il se passera dans le prochain. Petit teaser: un grand pas dans leur relation, du contact, et peut-être même du fluff (ça, ça dépendra vraiment de ces deux andouilles, parce qu'ils me contrôlent plus que je ne les contrôle...) J'ai très très hâte de l'écrire, et encore plus de vous le partager ~
Sur ce, je vous laisse là-dessus. J'espère que ce chapitre vous a plu, et si c'est le cas, n'oubliez pas de voter. Encore merci de lire cette histoire ♡
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