Chapitre 15 ⋅ Un simple geste

Les couloirs étaient déserts quand Mahiru les remonta d'un pas traînant. Tous s'étaient réfugiés dans la fraîcheur de la cafétéria ou sur les carrés d'herbe du patio, où le soleil au zénith baignait la terre de sa tendre chaleur, et où seule la brise marine en provenance du Pacifique sud semblait apportait un peu de douceur. Le printemps venait à peine d'arriver sur le trône, or il abdiquait déjà en faveur de l'été. Et pourtant c'est avec un désespoir sans nom que la lycéenne poussa la porte des toilettes pour filles pour s'y réfugier.

Il lui restait encore un peu de temps avant que les cours de l'après-midi ne commencent, suffisamment pour calmer ce troublant mélange d'émotions qui l'assaillaient – frustration, colère, tristesse... Oui, surtout de la tristesse. Murao Ryouhei n'avait pas plus protesté que ça quand elle avait écourté l'interview – en prétextant avoir fait le tour de ses questions quand elle n'en avait posé que le tiers – et il avait même malgré lui remué le couteau dans la plaie avec son sourire craquant, avant de lui confier qu'il comptait profiter de ce temps afin d'aller le passer en compagnie de sa petite-amie. À ce souvenir, Mahiru poussa un soupir dépité, puis passa un mouchoir humide sur ses yeux pour en ôter le mascara.

Atsumu avait raison. C'était inutile de se maquiller pour quelqu'un qui n'en avait rien à faire. Inutile, et énervant ; comment avait-elle pu ne pas le remarquer ? Pire même, comment lui avait-il pu tout comprendre et deviner la situation mieux qu'elle ? Ses doigts s'agrippèrent au rebord du lavabo, avant de le lâcher brutalement lorsqu'elle se rappela que c'était celui des toilettes publiques. Une grimace écœurée se faufila jusqu'à ses lèvres, pour les tordre en moue chagrinée au moment où elle avisa son reflet dans le miroir. Et à cet instant, malgré toute la confiance dont elle disposait à l'ordinaire, Mahiru comprit ce que c'était de se détester.

Elle détestait son corps, sa taille minuscule couplée à sa hargne qui lui donnaient des airs de chihuahua enragé. Elle détestait ses cheveux, leur couleur châtain irrémédiablement trop claire, et leur horrible tendance à s'emmêler au premier coup de vent – si bien qu'il était inenvisageable de les laisser pousser davantage, à moins de vouloir un nid d'oiseau en guise de chevelure. Elle détestait son visage, ses joues trop rebondies et ses lèvres trop fines, son nez ridiculement petit et pourtant épaté. Elle détestait l'aspect de sa peau, pas aussi pâle que ce que les standards attendaient, et ravagée par l'acné en dépit des soins qu'elle s'efforçait d'appliquer quotidiennement. Elle détestait l'espacement entre ses yeux et la largeur de ses iris, dont le vert olive se noyait dans un océan de larmes qui ne demandait qu'à couler, couler, couler jusqu'à ce qu'il n'en reste plus la moindre goutte. Et alors que son visage n'en serait bientôt que l'humble déversoir, il fut difficile pour la brunette de ne pas haïr ces détails qui, ô combien futiles, rendaient le tout peu agréable à regarder, à accepter.

La porte s'ouvrit à la volée, la ramenant brutalement à la réalité.

— Il m'a donné rendez-vous sur le toit, du coup faut que j'y sois dans cinq minutes !

Les nouvelles arrivantes déboulèrent dans les toilettes sans la remarquer, trois rassemblées autour d'une quatrième qui se précipita devant un miroir pour se pomponner. Mahiru les observa du coin de l'œil : leurs visages ne lui disaient rien, mais la cravate indigo nouée à leur cou indiquait qu'elles étaient en deuxième année. L'espace d'un fol instant, la jeune fille craignit que le hasard se jouait d'elle, et que par une sadique coïncidence, il s'agissait de la fameuse petite amie de Murao Ryouhei. Toutefois, les mots d'Atsumu revinrent dans son esprit avec la force d'un boomerang et dissipèrent tout malentendu ; c'était une élève de première année qui avait conquis le cœur de son crush, et non une deuxième année. Aussi, non sans un regard en coin pour les filles qui ne la virent même pas se faufiler derrière eux – et quelque part, ça l'arrangeait – la brunette sortit de la pièce.

Mahiru baissait la tête dans sa marche à travers les couloirs. Ce n'était pas vraiment de la honte ou du dépit ; elle n'avait juste pas envie d'attirer l'attention sur sa personne – et tout bon lycéen savait ô combien le visage en larmes d'une fille attirait toujours les regards curieux. Le brouhaha habituel d'Inarizaki avait reprit contrôle des couloirs, rebondissait sur les murs malgré le nombre limité d'étudiants qu'elle croisa. Vite, plus vite qu'elle ne l'aurait cru, la reporter se retrouva à l'étage des troisième année. Son corps ralentit inconsciemment le pas lorsqu'elle dépassa la classe des 3–6, celle de son amie Kinako dont elle distingua du coin de l'œil la tignasse corbeau – elle l'avait abandonnée ce midi-là pour son interview avec Murao, mais commençait à le regretter cruellement. Son absence de repas pesait également sur son estomac dans les talons.

Ses pas s'arrêtèrent un ou deux mètres après la porte, comme soudain lui effleurait l'esprit l'idée de pénétrer dans cette salle de classe, cette même classe où étudiait chaque jour son béguin et nouveau crève–cœur, pour aller voir Kinako. Ça lui ferait certainement du bien. Pourtant quelque chose la retenait en arrière, l'empêchait de revenir sur ses pas et de franchir cette ligne interdite, lui intimait fermement de tout garder pour elle. Un soupir lui brûla les lèvres. Une silhouette bien familière s'était plantée à quelques pas d'elle.

— Laisse-moi tranquille, Miya...

Nul besoin de lever les yeux pour savoir que c'était lui, avec sa dégaine nonchalante et certainement son sourire insupportable. Pourtant elle le fit quand même ; son regard désabusé heurta celui impassible du volleyeur, avant de dévier automatiquement vers la fenêtre du couloir. Elle n'avait aucune envie de se disputer avec lui pour l'heure. Ça n'arrêta pas Atsumu pour autant.

— J'ai trouvé comment on peut se répartir les tâches pour mercredi soir.

Mahiru ne répondit pas, à l'exception d'un haussement d'épaules peu concerné. Elle amorça un geste vers la gauche pour le contourner, mais lui préféra tendre le bras devant elle pour lui bloquer le passage.

— Bon sang, Atsumu ! pesta-t-elle en essayant de repousser son bras, sans réel succès. C'est vraiment pas le moment, là.

Il claqua de la langue pour faire entendre son désaccord, avant de répliquer aussi sec.

— Dis-le si je te fais chier, surtout.

— Tu veux vraiment que je réponde ?

Ce disant, elle leva les yeux vers lui pour affronter son regard qui pétilla d'amusement. Peut-être était-ce l'air doux du printemps qui le rendait plus affable, ou bien était-ce parce que son quotient intellectuel avait miraculeusement triplé pendant la nuit, ou alors c'était tout simplement son air abattu qui avait amené Atsumu à baisser ses barrières ; toujours est-il qu'il n'insista pas. À la place, un air intrigué balaya ses traits tandis qu'il la désignait d'un geste du menton :

— T'as retiré ton maquillage ?

La brunette roula des yeux, agacée par cette question on ne peut plus intrusive, puis les mots suivirent avec dépit :

— Oui, c'est ça, j'suis redevenue moche... Maintenant laisse-moi, s'il te plaît.

Elle esquissa un nouveau mouvement pour s'en aller, cette fois vers la droite, mais Atsumu l'arrêta à nouveau.

— Il s'est passé quelque chose avec Murao ?

— Que... ? tressaillit-elle, comme son avertissement résonnait encore et encore dans son esprit. Ça te regarde pas !

— Concrètement, objecta-t-il avec insolence, vu que le journal est la propriété de tous les élèves du lycée, ça regarde tout le monde.

Le sourire suffisant qui accompagna ces mots lui courut sur les nerfs, et Mahiru lui décocha un regard assassin. Autour d'eux, le monde suivait son cours ; tel un ruisseau face à son obstacle, les lycéens les dépassaient et les contournaient sans leur prêter attention outre mesure. Ça ne voulait dire qu'une chose : les cours de l'après-midi allaient bientôt reprendre. Pourtant, quand elle leva les yeux vers Atsumu et son air narquois, la reporter avait tout sauf envie de se retrouver enfermée dans une salle de classe avec lui.

— Bon, c'est quoi le délire ? souffla-t-elle. Tu t'es levé ce matin, et la première chose que tu t'es dit c'est que t'allais me les briser menu ?

— Pourquoi, j'ai réussi ? sourit-il pour toute réponse.

— C'est pas vrai, t'es un...

Le reste de sa phrase disparut dans le néant quand son propre estomac l'interrompit avec un grognement à réveiller les morts. D'instinct, elle plaqua une main sur son abdomen en grimaçant, embarrassée. Comme si c'était le moment... D'un rapide coup d'œil au-dessus d'elle, la brunette put voir Atsumu hausser un sourcil surpris, avant de s'esclaffer sans retenue.

— J'y crois pas, t'as pas mangé à midi ?

— Évidemment que non, ça fait pas professionnel pendant une interview, grommela Mahiru, non sans lever les yeux au ciel.

— Pourtant, t'as mangé quand tu m'as interviewé, fit-il remarquer.

— Pff, t'as dû rêver.

Il avait raison, mais plutôt mourir étouffée par un sumo que de le lui avouer. Et lui de s'enflammer aussi sec, sans surprise.

— J'ai pas rêvé, hein. Je me souviens même que t'as raté ta bouche et dégueulassé ta jupe avec de la sauce soja !

Pour mieux appuyer son argument, il désigna du plat de la main ladite jupe plissée de son uniforme, au coin de laquelle une discrète tâche subsistait en dépit du tissu sombre qui le composait – après trois passages à la machine et une quantité inimaginable de produit anti-tâche. Mahiru recula, tant pour lui cacher ce détail que pour se soustraire à cette position de faiblesse dans leur discussion.

— Oui, bon, avec toi j'avais juste prévu de manger et d'expédier l'interview, reconnut-elle du bout des lèvres.

— Et pas avec Murao ? Donc j'avais raison pour ton crush ?

Ce qu'elle les détestait, lui et son sourire vainqueur, ainsi que cette façon terriblement agaçante qu'il avait se redresser et de bomber le torse comme un coq dans son poulailler. Oh, elle aurait pu le gifler s'il n'y avait pas eu un professeur qui passait dans le couloir à ce moment-là.

— Écoute, ça va bientôt sonner, et j'aimerais aller m'acheter quelque chose avant le début des cours, et surtout rester seule. Donc s'il te plaît, laisse-moi passer.

Sa politesse excessive ne dupait personne, davantage résignée que sincère. Toutefois, s'il la considéra un instant sans mot dire, le visage vide de toute émotion, Atsumu daigna pivoter contre le mur pour lui céder le passage. Et sans un regard en arrière, l'adolescente se dirigea vers les escaliers.

À cette heure tampon entre la pause méridienne et l'après-midi, avancer dans les couloirs d'Inarizaki relevait de l'exploit quasi divin. Mahiru marchait seule et à contre-courant, là où tous les autres lycéens montaient en classe, et surtout en groupe. C'est collée au mur qu'elle fit le plus gros de son chemin, et elle avait la désagréable impression d'avoir même une joue plus plate que l'autre une fois arrivée en bas. Ses illusions s'évaporèrent cependant bien vite, au même titre que ses espoirs d'ailleurs, quand elle arriva devant l'unique distributeur automatique du lycée : ni fruit ni gâteau ne venait garnir les étagères à ressors de la machine, un comble pour son estomac aussi vide que le cerveau de Miya Atsumu.

Pour sûr, il restait encore des biscuits secs au riz et au soja, de ceux qu'on vente aux adolescentes pour avoir le ventre plat et la taille fine, or Mahiru se dit un peu fièrement que, quitte à manger quelque chose au goût de carton, elle pouvait encore se rabattre sur son cahier d'économie. C'est donc dans un soupir à fendre l'âme qu'elle tourna les talons. Un simple coup d'œil à son téléphone lui confirma qu'elle n'avait absolument pas le temps de faire un saut à la cafétéria avant de retourner en classe, et donc qu'en plus d'avoir le cœur en mille morceaux, elle était condamnée à agoniser sur son pupitre jusqu'à la fin des cours.

— Quelle journée de merde, marmonna-t-elle en faisant le chemin retour.

Il ne manquait plus que ses allergies reviennent pour pimenter le tout, et si elle se figea un instant, craintive, Mahiru reprit bien vite son ascension en se rappelant qu'elle avait bien mis ses anti-histaminiques dans son sac ce matin avant de partir.

Le troisième étage fourmillait comme une ruche en pleine saison de butinage. On s'agglutinait à l'entrée des classes, et quelques professeurs approchaient déjà. Ça poussa la demoiselle à presser le pas, plutôt qu'à guetter Kinako ou encore Murao chez les 3–6. Miya Atsumu quant à lui avait disparu des radars, ce qui n'était pas pour lui déplaire ; ni sa flamboyante chevelure blonde ni son sourire arrogant ne viendraient lui taper sur le système – la première bonne nouvelle de la journée, au moins. C'est donc avec un léger regain d'optimisme que Mahiru se laissa tomber sur sa chaise, à l'instant même où la sonnerie secouait le bâtiment.

— Allez allez, jeunes gens, installez-vous au plus vite ! s'exclamait le professeur d'économie à l'intention des retardataires, qui se pressèrent en retour. Ugaki a des informations à vous transmettre sur le Conseil d'Administration !

Et le moins discret d'entre eux ferma la marche avec toute l'exubérance dont il disposait. Bon dernier, Atsumu déboula dans la salle de classe armé de son impertinent sourire en coin, avant de se passer une main fébrile dans ses cheveux dorés tandis qu'il présentait des excuses fallacieuses à l'adulte. Son regard noisette balaya la salle de classe, effleurant sans pour autant s'y arrêter la silhouette de Mahiru, qui se ratatina sur son pupitre pour se faire oublier. Et, zigzaguant entre les tables pour rejoindre la sienne à l'avant-dernier rang, côté fenêtre, le volleyeur passa en coup de vent près de celle de la reporter.

Il aurait pu l'insulter, la taquiner ou encore se moquer d'elle – et pourtant il n'en fut rien. Le temps tourbillonna au même titre que l'air à son mouvement prompt, mais délicat, comme la brise qui faisait voleter les cheveux en bataille de la jeune fille. Le taiyaki fut déposé pile devant son nez, qui se fronça machinalement dans ce mélange de surprise et de scepticisme qui la saisit à ce moment-là. Aucun mot ne fut prononcé, et de toute façon elle n'en aurait pas eu le temps, car déjà le professeur commençait son cours. Toutefois, lorsque ses doigts se refermèrent sur l'emballage en papier de la pâtisserie pour le glisser dans son casier sous sa table, Mahiru distingua quelques kanjis habilement tracés :

« Je l'ai piqué à Samu, donc ça reste entre nous »


Ah la la, je l'ai en tête depuis que j'ai commencé la fanfiction, cette scène. Au fond, il est pas SI méchant que ça, hein ? :')

J'en profite pour vous annoncer que j'ai enfin mis à jour la couverture de l'histoire. Ça faisait un moment que je devais le faire, sauf que j'avais une flemme profonde, mais du coup maintenant, on y est. Du coup, vous pouvez mettre un visage à Mahiru hihi ~

Je n'ai pas grand-chose à dire ce soir, si ce n'est que j'ai hâte de lire vos avis sur ce chapitre. J'espère d'ailleurs qu'il vous a plu, et pour ne pas changer, si c'est le cas, n'oubliez pas de voter ! En attendant, je vous laisse, et on se retrouve la semaine prochaine ~

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top