Chapitre 10 ⋅ Désillusions

Contre toute attente, l'interview de Miya Atsumu fut pliée sur les vingt minutes restantes de la pause méridienne. Peut-être était-ce la menace de devoir se réunir une seconde fois pendant le week-end pour la terminer, ou bien celle de laisser à Mahiru le soin de meubler le reste de l'entretien avec des mensonges dont elle seule avait le secret – toujours est-il que le volleyeur comme la reporter daignèrent se tenir tranquilles jusqu'à la dernière seconde. En conséquence, c'est avec un sourire satisfait qu'elle avait pénétré dans la classe quelques secondes après la sonnerie à peine, avec sous le bras un calepin aux pages bien griffonnées d'informations croustillantes. Même le rire gras et bruyant d'Atsumu, qui avait fait le chemin retour en sa compagnie et s'était empressé de rejoindre ses camarades de classe Saito Hiroto et Suna Rintaro avec toute la discrétion dont il était pourvu, n'avait su entacher sa bonne humeur. Le plus dur était passé, ne resterait plus qu'à tout boucler pendant le week-end pour être tranquille pendant l'interview de Murao Ryouhei.

À cette idée, lycéenne ne put empêcher la dérive de ses pensées niaises au cours de l'après-midi, à tel point qu'une grande partie du cours de sciences naturelles entra par une oreille pour ressortir par l'autre aussi sec. Mahiru imagina à la place les questions personnalisées qu'elle comptait poser à son crush de toujours, la coiffure et le maquillage qui seraient les mieux adaptés pour ce jour-là, ou encore ce qu'elle pourrait bien se préparer comme bento – peut-être valait-il mieux prendre un simple goûter le matin et l'après-midi, plutôt que de passer pour une goinfre devant lui ? Ou pire, de rater sa bouche comme un peu plus tôt avec Atsumu ?

La réflexion la fit hésiter suffisamment longtemps pour que le son pourtant libérateur de la cloche lui passe par-dessus la tête, et qu'elle ne remarque que le cours était terminé que lorsque ses camarades se levèrent pour saluer le professeur. Elle les imita alors maladroitement, les pensées déjà dirigées sur son téléphone portable qui clignotait dans son sac.

— Ah, Mahiru-chan, murmura la voix de Kisara tout près d'elle, une fois que la classe fut libérée. J'espère que ça va.

— Oui oui, j'ai juste la tête à beaucoup de choses en ce moment, sourit-elle en balayant sa maladresse du plat de la main, même si elle se maudit intérieurement de son manque de discrétion. Et toi ?

— Je vois... On peut aller manger des taiyakis ensemble dans la semaine, si tu veux, ça peut te changer les idées.

— Oh ben... pourquoi pas oui ! Peut-être pas aujourd'hui, je suis full avec le club, mais la semaine pro', ça t'irait ?

Kisara ne répondit pas d'emblée, tandis que flottait sur ses lèvres un sourire-grimace que la reporter mit sur le compte de sa timidité. L'espace d'une brève seconde, le regard sombre de sa camarade de classe s'attarda avec hésitation sur un point derrière elle, avant de revenir sur sa personne quand elle acquiesça.

— Ça me va ! Je peux pas rester, je dois rejoindre mon club, mais... Tu as mon numéro, je crois, donc n'hésite pas à m'envoyer un message si ça ne va pas.

— J'y penserai, c'est gentil. Après, la semaine prochaine, le club va s'alléger un peu, donc t'inquiète, ça devrait aller pour les taiyakis.

La blonde fronça un instant les sourcils à cette phrase, mais ne dit rien. Ses prunelles alternèrent de nouveau entre ce point derrière elle et son visage, mais Kisara n'approfondit pas. Quand, intriguée, la reporter amorça un geste pour se retourner, sa camarade marmonna un « À plus tard » qui se perdit dans le brouhaha de la classe, avant de prendre congé d'elle. Mahiru la regarda s'éloigner en vitesse, puis en surprenant l'attention d'Ugaki – la très sérieuse déléguée de classe – rivée dans la même direction, elle osa un coup d'œil furtif par-dessus son épaule pour tenter de comprendre ce qui la mettait si mal à l'aise.

Elle n'en fut pas plus avancée. Car à l'endroit que Kisara n'avait pas lâché du regard se trouvaient simplement les silhouettes hilares de Miya Atsumu et de Saito Hiroto en pleine discussion grivoise, à côté d'un Suna Rintaro stoïque, qui semblait avoir envie de se trouver n'importe où dans le monde pourvu que ce ne soit plus à portée d'oreilles des deux premiers. Le capitaine de l'équipe de volley cessa de ricaner bêtement sitôt que leurs regards se percutèrent dans la distance – même si son sourire ne disparut pas, arrogant croissant de lune au coin de ses lèvres pleines.

— Un problème, Nomura-chan ?

L'emphase sur le suffixe pour le moins affectueux la laissa pantoise quelques secondes, jusqu'à ce qu'un ricanement guttural ne menace de franchir les lèvres de Hiroto, qui la scrutait avec un amusement sans précédent. La demoiselle secoua doucement la tête, confuse, mais cela ne fit qu'agrandir leur sourire. Alors, roulant des yeux, elle ne chercha pas à approfondir et se détourna d'eux sans autre forme de procès. Elle s'empara plutôt de son sac, qu'elle jeta par-dessus son épaule pour prendre la direction de la sortie.

Dire que Kinako l'avait harcelée pendant les cours serait un euphémisme. Comme à son habitude, sa meilleure amie avait fait pleuvoir les messages à son intention, sans même lors relire avant l'envoi – ce qui, couplé aux aléas du correcteur automatique, donnait de bien cocasses phrases – et ce jour-là n'échappait pas à la règle :

« Harumata veut que je commence à préparer le conseil d'admiration 😱 »

« urgh d'administration* 🙄🙄 »

« C'est dans au moins un mois en plus, il abuseee »

« M'enfin il est pas là ce soir avec la réunion pédagogique du coup je commencerai demain tranquillou »

« Btw j'espère que ça a été avec Atsumu??? »

« Ce mec est un véritable abruti »

« J'espère qu'il t'a pas embêtée cet aprem »

« Bref rejoins-moi au club le + vite possible »

« ❤️ »

Le regard olive de Mahiru parcourut la suite de mots avec un sourire perplexe, sentiment qui se renforça au fil des messages. Ses sourcils se froncèrent imperceptiblement sur la fin – la réaction semblait un poil excessive pour un travail à préparer pour le mois suivant – mais elle ne chercha pas à lui répondre de suite. D'ici cinq minutes à peine, elle aurait rejoint le local de l'Inarizaki Today et pourrait avoir les réponses à tous ses questionnements.

Les pensées dirigées sur sa meilleure amie, la brunette entreprit alors de descendre quatre à quatre les marches des escaliers pour accélérer le pas, et surtout espérer arriver à destination avant de se laisser distraire par un petit rien, trop consciente de sa nature papillonnante. Non sans raison, à vrai dire, car c'était sans compter l'apparition au palier du deuxième étage, de Murao Ryouhei, dont la tignasse sombre lui fit rater un battement de cœur ainsi que la dernière marche des escaliers, et donc frôler un superbe roulé-boulé sous ses yeux. Une fois stabilisée, toutefois, elle s'autorisa un coup d'œil rapide à son intention.

Le garçon revenait de la salle des professeurs, visiblement. Une pile de papiers dans les bras, il suivait docilement une vieille dame que la lycéenne avait identifiée comme la professeur principale de leur classe, à Kinako et lui. Ils étaient silencieux, véritables murs de glace dans le brouhaha habituel des couloirs en fin de journée. Pourtant jamais, au grand jamais, Mahiru n'aurait imaginé son béguin poser les yeux sur elle à cet instant-là.

Ça ne dura qu'une seconde, tout au plus, or pour elle ce fut comme une fraction de l'éternité. Il ne l'avait jamais regardée avant cela, à l'exception de quelques coups d'œil indifférents qu'on accorde aux inconnus dans les méandres de l'établissement. Il ne devait même pas savoir comment elle s'appelait. Or là, alors même que les conditions n'étaient pas les meilleures, les étoiles s'alignaient de la plus curieuse des manières. Immobile au milieu du palier, la lycéenne en resta bouche bée, frappée par la réalisation de ce qu'elle attendait depuis des mois, à tel point que ce fut la professeur qui l'arracha à son mutisme :

— Mademoiselle ? Vous êtes en plein milieu, là.

— Ah, euh... pardon, désolée, couina-t-elle en retour en bondissant sur le côté pour les laisser passer, tête baissée.

Ce qu'ils firent sans attendre. La vieille enseignante reprit sa route en marmonnant, Murao Ryouhei sur les talons. Du coin de l'œil, Mahiru le regarda avancer avec une curiosité un peu frivole sur les bords. Au bout de quelques pas à peine, toutefois, à croire que le but du garçon était d'achever son pauvre palpitant déjà bien affolé, il se retourna à demi. C'était discret, plus que toutes ses propres tentatives par le passé, et pourtant elle le vit ; leurs iris se percutèrent en silence, tandis qu'au fond de sa poitrine, la reporter voulait sauter de joie sitôt qu'il aurait disparu au premier tournant. Elle dut pourtant réprimer toute son euphorie autant que possible. Peut-être était-ce parce que Kinako lui avait arrangé une interview pour le lundi suivant, peut-être était-ce de la simple curiosité, peut-être même la trouvait-il un tout petit peu jolie – peu importe la raison, à vrai dire. Murao l'avait regardée, et c'était tout ce qui comptait.

C'est donc avec un sourire jusqu'aux oreilles et non plus des étoiles, mais la galaxie tout entière dans les yeux, que Mahiru pénétra dans le local du club de journalisme quelques instants plus tard. La lumière du soleil baignait la petite pièce dans un halo doré, qui lui donnait des airs de petit abri hors du temps, un drôle d'écho à son impression d'être sur un nuage. Tatsuya n'était pas encore arrivé, mais Kinako oui, et cette dernière pivota vers elle à peine la porte fermée.

— Meuf, tu vas pas croire ce qui est arrivé, lâcha-t-elle à brûle-pourpoint, la voix rêveuse.

— J'ai appris, oui ! Tout va bien ?

Le ton inquiet de sa meilleure amie – qui s'était rapprochée entre temps – dissipa d'emblée l'état béat dans lequel se trouvait la brunette, et elle cligna des yeux, ahurie.

— Ben oui, justement, ça va très bien.

— T'es sûre ? Je pensais pas que tu... enfin, je m'y attendais pas, mais si t'as besoin d'en parler, lâche-toi.

Mahiru la considéra un instant sans un mot, troublée autant par le sérieux de sa voix que par la façon naturelle qu'elle avait eue de lui attraper les mains. C'était comme si sa meilleure amie cherchait à la soutenir, à la réconforter même. Mais de quoi, cela restait un mystère.

— C'est... ce que je comptais faire... en fait, articula-t-elle prudemment, et Kinako retrouva un zeste de sa vivacité habituelle.

— Oh, pardon ! Vas-y du coup, je t'écoute.

— T'es sûre ?

Le scepticisme dans sa voix arracha un gloussement nerveux à son interlocutrice, mais elle dodelina de la tête malgré tout pour l'inviter à poursuivre. Mahiru n'insista pas et abandonna son sac sur une chaise pour s'asseoir avec nonchalance au bord d'un bureau. Tout à coup, une fébrilité niaise s'emparait d'elle, de ses nerfs encore à fleur de peau, de son pauvre cœur entiché ; ses doigts s'emmêlèrent dans le tissu plissé de sa jupe.

— En soi, c'est pas grand-chose, commença-t-elle dans un rire nerveux. C'est juste que sur la route, j'ai croisé Murao-kun et il...

— Ah mais t'es encore sur lui ?

L'interruption la réduisit au silence aussi bien qu'elle l'abasourdit. Elle leva la tête si vite que ses courtes mèches brunes virevoltèrent autour de son visage comme les plumes d'un oisillon dans le vent. Ça n'avait pas été dit méchamment, davantage empreint d'une incrédulité profonde qui soulevait mille questions chez la plus jeune, puisque de toutes les personnes de ce lycée, Kinako était celle qui connaissait le mieux son béguin pour le capitaine de l'équipe masculine de base-ball. Elle se redressa du bureau, cette fois déboussolée :

— Évidemment que c'est lui, sur qui d'autre tu veux que ce soit ?

— Je pensais que tu parlais d'Atsumu, après ce qu'il s'est passé ce midi... avoua Kinako en fronçant le nez, troublée.

— Ah, l'interview tu veux dire ?

— Ouais, et... ta confession aussi ?

Un silence confus flotta sur la conversation de longues secondes, pendant lesquelles Mahiru eut le temps de battre des cils, plisser le front et froncer les sourcils, avant de faire la moue, complètement perdue. Et enfin, après avoir arpenté les moindres recoins du local, ses prunelles revinrent sur le visage sceptique de Kinako.

— Ma quoi ? bégaya-t-elle d'une voix beaucoup plus aiguë que ce qu'elle voulait.

— Ta confession... à Atsumu... la moitié du lycée en parlait à la pause, mais... visiblement t'étais même pas au courant.

— Mais... pourquoi je me confesserais à lui ? On a juste parlé de son club, et c'était pour le journal !

— Je me doute bien. Au début, ça m'a surprise, et un peu vexée que tu m'en ais pas parlé aussi, mais... j'étais surtout embêtée pour toi. Enfin, que tout le monde l'apprenne comme ça...

Kinako s'interrompit dans une grimace désolée en comprenant qu'elle s'était fait avoir, puis lui frotta le bras pour la réconforter autant que possible. La reporter gardait les lèvres entrouvertes, comme dans son esprit affluaient les souvenirs des récents événements qui, mis les uns après les autres comme des perles sur le fil d'un collier, semblaient enfin trouver leur sens. La gentillesse de Kisara, sa proposition d'aller se changer les idées et les coups d'œils nerveux qu'elle décochait au volleyeur. L'hilarité de ce dernier et de Hiroto, son ton soudainement tout mielleux et la moquerie sous-jacente lorsqu'il s'était adressé à elle. Les messages de sa meilleure amie, remplis d'inquiétude. Le regard de Murao Ryouhei sur elle dans la cage d'escalier – ni intéressé ni curieux, car il l'avait reconnue, il savait.

Miya Atsumu avait fait croire à l'intégralité d'Inarizaki qu'elle s'était confessée et qu'il lui avait mis le râteau du siècle. Mahiru serra les dents.

— Je vais le tuer.


Dire que j'ai failli oublier de poster ce chapitre, tellement j'avais pas l'impression qu'on était vendredi, oupsi

Avant de passer à la note d'auteur, je tiens à revenir sur quelque chose qui m'a sincèrement agacée dans le dernier chapitre : les références à la fanfiction de Tillays (A l'Encre Indélébile, allez la lire si ce n'est pas déjà fait, c'est une pépite) sont volontaires et c'est prévu depuis le début que cette histoire évolue dans la continuité de la sienne, donc je suis méga contente de vous voir réagir dessus, et comprendre les petites anecdotes. Cependant, ne réagir que sur cette référence et nulle part ailleurs dans le chapitre est un profond manque de respect. Là où j'avais super hâte de connaître vos réactions sur cette interview, il y a quand même eu un moment où plus de la moitié des commentaires du chapitre se concentraient sur cette seule référence, et j'ai été tellement soûlée que j'ai voulu dépublier l'histoire fissa. Donc je le précise quand même, au cas où ce n'est pas très clair : ceci est un Atsumu x OC, donc même si Akemi apparaîtra et sera mentionnée, le focus restera sur Atsumu et Mahiru.

Bref, c'est tout pour le sel (et désolée pour la plupart d'entre vous qui subissez ce message, alors que ça ne concerne qu'une minorité de personnes, mais fallait que je le dise).

Pour revenir au chapitre actuel, j'en connais un qui a signé son arrêt de mort ~ Mais en vrai, si ça peut vous rassurer, c'est pas "juste" pour embêter Mahiru que cette andouille a fait ça, y'a autre chose derrière aussi, promis ! (même si ça ne justifie pas hihi) Ceci dit, je suis curieuse de vos réactions là-dessus. Je vous cache pas que le prochain chapitre s'annonce tendax hehe. J'espère néanmoins que ce chapitre vous a plu, et si c'est le cas, n'oubliez pas de voter. Sur ce, à la semaine prochaine ♡

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