6. Relance
L'appel tant attendu survint une semaine plus tard et Laura se rendit dans les bureaux de la Société avec une énergie un peu fébrile, reflet de mauvaises nuits à répétition, relents d'un trauma qui ne pouvait trouver sa catharsis nulle part. Elle avait rêvé de Sam, d'Allan, de Michael, d'Aaron, de bribes de New Tren en version sang et nuit, comme une compilation des pires émotions qu'elle avait ressenties alors, magnifiées par l'abandon du cauchemar. Mais elle avait l'intention de faire bonne figure devant Lafferty, de lui prouver qu'elle pouvait reprendre du service, aussi céda-t-elle aux sirènes d'un léger maquillage et se shoota-t-elle à l'aide d'une boisson anabolisante à la couleur radioactive avant son rendez-vous. Il y avait plus de monde, déjà, dont Duncan qui la coinça dès sa sortie de l'ascenseur.
— Voilà la plus belle, remarqua-t-il en lui décochant un de ces sourires qui l'avaient titillée autrefois.
Lafferty avait raison : il vieillissait. Ce qu'elle avait trouvé aguicheur dix ans plus tôt lui parut vaguement vulgaire.
— Et le plus baratineur.
— C'est mon job, rétorqua-t-il.
Ses cheveux noirs grisaient, c'était indéniable.
— Réunion au sommet, aujourd'hui. Lloyd est en déplacement, mais tu vas rencontrer les nouveaux. Ils sont sympas. Bruns, certains, mais sympas quand même. Ils ne sentent pas aussi mauvais qu'on le dit.
Elle secoua la tête en levant les yeux au ciel tandis qu'il gloussait. Les natifs de Bryne avaient une réputation folklorique, très rustique, mais Laura savait qu'il s'agissait de stéréotypes éculés, issus de vieilles séries télévisées et de films caricaturaux qui faisaient rire la génération de leurs parents.
Elle suivit le journaliste jusqu'à la salle de réunion où leurs nouveaux collègues étaient déjà attablés. Elle reconnut Gareth Conway, avec son air de professeur d'université, beaucoup plus tranquille que lorsqu'elle l'avait rencontré pour la première fois, au coeur de la nuit rouge. Il lui adressa un signe de tête accompagné d'un sourire. A ses côtés se trouvait son épouse, Gwen l'informaticienne, une grande rousse élancée, aux yeux clairs et aux charmantes taches de rousseur, qui portait un chemisier brodé tout à fait pittoresque. En costume parfaitement coupé, venait ensuite leur adolescent factice, Graham, qui essayait manifestement de se vieillir. Vima, leur caméléon des petits boulots et accessoirement experte judiciaire, releva la tête de sa pile de dossiers pour adresser un geste à la nouvelle venue. Edward, le documentaliste, entra juste derrière elle et vint lui planter une bise sonore sur la joue, manifestement ravi de la revoir. Il s'installa à côté d'elle.
— Tes appels incongrus me manquent. Tu me fais des infidélités avec Wikipédia, je parie, lui dit-il en aparté, faussement vexé.
— Wikiquoi ? C'est un site pour commander des pizzas ?
Il partit d'un grand rire.
— Je suis en congé depuis un moment, lui rappela-t-elle, la moue désolée.
— Je sais. Mais avant, tu m'appelais même entre deux affaires.
— C'est vrai. Mais je n'ai plus trop la tête au trivia, en ce moment.
Il acquiesça, plus sérieux, mais la conversation ne put se poursuivre car Lafferty venait d'entrer. Il jeta un regard d'aigle sur l'assemblée, coupant court aux bavardages. Laura nota, avec un léger embarras, qu'ils s'étaient répartis en deux groupes distincts : les nouveaux à sa gauche, devant les fenêtres, les anciens à sa droite, dos à la porte. Reflet de leur ordre d'arrivée, en réalité, mais aussi d'un certain clivage.
— Bien, entama leur patron. Je voulais profiter de cette opportunité pour que vous fassiez tous connaissance. Laura Woodward... Gareth Conway, Gwen Conway, Graham Gardner.
— La 3G, c'est facile à retenir, souffla Edward à voix basse.
Laura les salua d'un geste de la tête tandis que Lafferty jetait un regard courroucé au documentaliste, qui s'empourpra comme un gosse. Le grand chef avait une ouïe formidable.
— Gwen et Duncan, nous vous écoutons, dit-il une fois les amabilités silencieuses échangées.
L'informaticienne et le journaliste se dévisagèrent, puis le second se décida.
— Et bien nous sommes bien introduits auprès de notre cible, désormais, commença Duncan. Gwen a pu installer les programmes espions sur l'ordinateur de sa secrétaire et, avec un peu de chance, dès sa prochaine connexion au serveur de partage de documents, le programme se dupliquera sur sa machine à lui. Bon, on n'a toujours aucune certitude sur le lieu depuis lequel il gère le trafic, bien sûr... mais le logiciel est conçu pour se copier sur toute machine qu'il connecterait à son poste... on finira bien par trouver la source. De mon côté, je le pilote ici et là, comme convenu. Rien de passionnant pour l'heure. Ni dans ses appels, ni dans ses déplacements ou ses rencontres. Resto, salle de sport, bureau, le retour.
Laura n'avait aucune idée de ce qu'ils cherchaient, mais ça n'avait pas d'importance : leur affaire était en cours et roulait apparemment bien pour l'heure. Ils progressaient, feraient un prochain rapport dans les dix jours, Lafferty paraissait satisfait.
— Bon, sur une autre affaire, Gareth est entré à Butterfly depuis une petite semaine, à présent. Gareth, je vous laisse expliquer dans quel cadre.
Le Brun parut surpris d'être jeté aussi rapidement dans la fosse aux lions, mais il opina du chef et remonta ses lunettes sur son nez, un geste que Laura avait vu Jonathan faire mille fois et qui lui serra une seconde le cœur.
— Et bien je suis le psy des psys, expliqua-t-il. Je suis spécialisé dans le trauma. Je les aide à... gérer les émotions difficiles qui surgissent dans ces temps troublés.
Ben voyons, songea Laura. Juste quand j'en avais besoin.
— J'ai déjà rencontré les docteurs Hornet et Thornberg, ainsi que six infirmières, deux éducateurs, deux aides-soignants et un membre du personnel de nettoyage. Pour l'instant, les gens sont assez choqués, dans l'ensemble, les médecins sont désemparés par la tournure des événements... Beaucoup d'anxiété, de manière générale. Mais c'est le début. Ils sont généralement assez gardés.
— Quelles sont les hypothèses de travail ? demanda Laura.
— Je propose que vous en discutiez tout à l'heure. Gareth a de toute façon des requêtes à vous adresser, Laura.
Elle hocha la tête et croisa les bras. Enfin quelqu'un qui allait lui parler de Butterfly sans la considérer comme une grande blessée. Alleluia.
— Venons-en à notre nouvelle affaire. Laura, Vima et Graham, elle vous concerne.
Surprise, la légiste échangea un coup d'œil avec le faux ado, tandis que Lafferty leur faisait glisser des dossiers.
— En moins d'une semaine, trois professeurs de Fernbridge ont été retrouvés morts, poursuivit-il. Tous sont des hommes d'un certain âge, avec une réputation académique plus ou moins flatteuse, et tous étaient liés à la sphère des sciences humaines et juridiques. Tous ont été retrouvés sur le campus. Le premier, le professeur Zafscav, de l'unité de psychologie criminelle, a été assassiné à l'aide, si j'en crois le rapport d'autopsie...
Il croisa le regard de Laura
— D'un clavier d'ordinateur de marque Dell.
— Vous avez bien lu, confirma la légiste.
Il arbora une expression sceptique, puis haussa les épaules.
— Le second, le professeur Perssen, un éminent juriste, s'est manifestement défenestré. Ou a été poussé. Le légiste, Rupert Harlow, ne se prononce pas. Le troisième, le professeur Tillman, un entomologiste spécialisé dans les mouches carnivores, a fait une crise cardiaque hier matin. La première autopsie, réalisée à l'hôpital Saint John, n'a rien montré d'étrange. Le corps a été transféré dans nos installations ce matin.
Laura acquiesça. Elle allait devoir passer derrière un collègue avant que le corps ne soit rendu à la famille.
— Dans une semaine commence l'école d'été de la faculté de criminologie. Nous avons été sollicités pour nous assurer qu'il n'y a pas de tueur de profs dans les couloirs et qu'il s'agit bien de trois incidents isolés. Laura, vous donnerez le cours de médecine légale à la place de Frederick Landen, qui est indisposé. Graham, bien sûr, sera parmi les étudiants. Vima a été embauchée dans l'équipe d'été du personnel d'entretien.
Classique délit de mauvaise teinte, Vima en profitait sans arrière pensée et faisait des merveilles. Laura avait cependant été frappée par un autre détail...
— Excusez-moi mais je dois donner un cours de médecine légale à l'université dans une semaine ?
— C'est le rattrapage pour les étudiants de criminologie qui ont échoué. Aucun n'est médecin. Et j'ai le cours de Landen pour vous faciliter la tâche.
Elle écarquilla les yeux et retint un juron, in extremis. C'était un retour en fanfare.
***
Quelques formalités administratives plus tard, Laura retrouva Gareth Conway dans son bureau, un ancien local de stockage qui avait été vidé. Les lieux étaient encore un peu nus, signe d'un emménagement très récent, mais il y avait déjà quelques photos punaisées sur le tableau d'affichage, une statuette en pierre polie représentant un animal trapu sur le bureau, et une sorte de couverture tissée sur le dos d'un fauteuil. En bon psychologue, le nouveau venu avait installé un petit coin salon autour d'une table basse, reléguant la table de travail contre un mur, dans un coin. Les stores étaient baissés, chassant le soleil estival. Il faisait étouffant en dépit des fenêtres ouvertes qui laissaient passer les mille bruits de la ville.
— Merci de m'accorder un peu de votre temps, commença-t-il, une fois qu'ils furent assis face à face.
Il avait un accent formidable, rocailleux, comme s'il sortait d'une légende médiévale.
— C'est naturel. Et je vais avoir besoin du vôtre aussi, de toute façon.
— Ce sera avec le même plaisir.
Elle lui sourit. Elle avait parlé de naturel, pas de plaisir, mais s'il voulait partir sur cette voie, c'était bien volontiers.
— J'aimerais avoir accès aux rapports complets d'autopsie des différents patients qui se sont suicidés ces derniers mois. Y compris les rapports toxicologiques complets. Surtout ceux-là, en fait.
— Vous pensez qu'on les a aidés à se suicider ?
— C'est une possibilité, oui. Vous n'êtes pas sans savoir que les méthodes appliquées par feu le docteur Slavek n'étaient pas acceptées par tous...
— Et on irait jusqu'à tuer des malades pour forcer un changement ? Ça parait énormissime.
— J'en suis conscient, admit Conway en remontant ses lunettes. Mais ce n'est pas la seule hypothèse de travail. Une autre est qu'on utilise ces patients pour tester un psychotrope expérimental, dont les effets secondaires provoqueraient ces suicides. Le docteur Thornberg qui a récemment intégré l'équipe a longtemps travaillé dans l'industrie pharmaceutique. Il prétend avoir coupé tous les ponts, être revenu à la clinique, à son magnifique serment d'Hippocrate, pur et inaltérable, mais nous savons que ce n'est pas vraiment vrai...
— Ça parait déjà plus crédible.
— Malheureusement, l'invraisemblable est parfois possible.
Elle eut un sourire malgré elle, c'était bien le genre de choses que pourrait dire un Brun. Et il ne croyait pas si bien dire.
— Butterfly n'est pas extensible et les patients qu'héberge le troisième étage ne sont pas très populaires. Ils drainent beaucoup de ressources et leur traitement de faveur est régulièrement pointé du doigt dans les médias conservateurs.
— Traitement de faveur, ils sont à l'asile !
Conway écarquilla les yeux, frappé de stupeur.
— Pardon, à l'hôpital psychiatrique. C'était une façon de parler, grommela Laura, consciente de l'avoir choqué.
Mais il se fendit d'un sourire mutin et elle devina qu'il avait joué l'outragé pour la mettre mal à l'aise.
— Nous sommes d'accord, reprit-il. Mais il reste que certains verraient d'un bon œil que ce département mette la clé sous la porte. Les locaux seraient récupérés pour les anorexiques ou les hystériques, des malades généralement moins difficiles et plus rentables.
— De là à tuer des malades, quand même...
— Tous les suicidés, jusqu'ici, étaient coupables d'homicide. Vous ne pensez pas que certains pourraient ne pas partager vos réserves ?
Elle se tut. Elle-même ne partageait en réalité pas vraiment ces réserves. Mais elle respectait la justice et l'expertise de Jonathan. Une fois le verdict tombé, le diagnostic de maladie mentale posé, il n'y avait plus lieu de songer à une injection radicale.
— Bref, vous voyez, on ne peut pas complètement écarter la possibilité que quelqu'un cherche à rendre justice par des moyens détournés. Une telle épidémie de suicides, dans un département qui n'en avait pas connu depuis des années, et qu'on ne parvient pas à enrayer... C'est suspect.
— Les malades parlent entre eux, je suppose qu'il y a pu avoir contagion...
— C'est ce qu'ils ont pensé aussi. Mais deux des suicidés étaient des hommes en isolement depuis des années. Et le fait d'avoir suspendu les activités communes n'a pas aidé.
Il haussa les épaules.
— Nous en viendrons à bout, cependant. Si vous pouviez m'avoir ces rapports...
— Bien sûr. Je vous les apporterai.
— C'est gentil. Ce ne sera plus nécessaire très longtemps : Gwen est en train de moderniser le réseau informatique et bientôt, nous pourrons nous envoyer toutes ces informations sans devoir nous déplacer.
Le sourire qui était apparu sur ses lèvres rayonnait de fierté.
— Elle est drôlement douée, parait-il, dit Laura, d'humeur généreuse.
— Excellente. Je sais bien que c'est elle qu'ils voulaient recruter, et pas moi. Mais je saurai me rendre utile.
Il avait annoncé cela avec une telle franchise qu'elle en resta bouche bée une seconde.
— Je n'en doute pas, lâcha-t-elle.
Il la vrilla de ses yeux verts, adoucis par le verre de ses lunettes.
— J'imagine que vous avez, de votre côté, des questions sur la faculté Lombroso.
— Vous êtes un excellent acteur. Je n'aurais jamais imaginé que vous puissiez être un agent à voir la mine que vous faisiez quand je vous ai croisé dans le couloir, l'autre nuit.
Il s'autorisa un léger sourire.
— Entre nous, c'était seulement une demi-comédie. Je ne sais pas vomir sur commande. Je ne m'attendais vraiment pas à trouver un cadavre dans cet état dès mon troisième jour. Cette faculté... C'est censé être mon lieu de travail ordinaire !
— Mais vous êtes agent... et psychologue du trauma... Vous avez dû en voir, des cadavres.
— Je suis de Bryne, vous l'oubliez.
Impossible, songea Laura, vous vous êtes entendu ?
— Y'a pas de cadavres à Bryne ?
— Pas très souvent. Et je n'en avais jamais vu de semblables. En vrai. En poussant une porte entrouverte pour demander où se trouvent les réserves de papier toilette.
Elle esquissa un sourire mais il demeura parfaitement sérieux. Elle eut la certitude, alors, qu'elle ne parviendrait pas à le cerner aisément. Il maîtrisait effectivement ses émotions, bien mieux que la plupart des gens. Une déformation professionnelle indispensable. Ou un trait brun, peut-être.
— Je suis désolée. Je suis blasée mais je peux imaginer que ce n'est pas évident quand on n'a pas l'habitude.
Il sourit à son tour.
— J'espère que je ne devrai pas trop m'y habituer.
— Je vous le souhaite.
— Ça dépend de vous, si j'ai bien compris.
Vlan ! Elle manqua rire.
— Heu. Je ferai de mon mieux. Mais donc, oui, j'aurai besoin d'informations sur le bâtiment Lombroso... quand j'aurai commencé à défricher le dossier. Et puis je suppose que vu que vous venez d'arriver, vous devez prendre vos marques, aussi.
— Ce n'est pas faux. Mais les facultés se ressemblent, ici ou ailleurs. Les dynamiques... Les rôles que chacun endosse...
Il haussa les épaules.
— Mes excuses, je parle comme un psy. N'hésitez pas à revenir vers moi dès que vous aurez vos premières questions.
— Je ferai ça. Mais là, je vais plutôt aller réviser mes cours de médecine légale.
Elle se leva, ils se serrèrent rapidement la main. Lafferty avait raison : il avait l'air fin, et Laura, pour une fois, avait confiance en sa capacité à mener l'enquête sur Butterfly à bien. Elle garderait un œil dessus, bien sûr, mais un agent seul était généralement susceptible de chercher un partenaire, ne fut-ce que pour échanger des idées. Evidemment Gareth avait une femme et donc une interlocutrice privilégiée. Mais Laura n'avait pas peur de mettre un pied dans la porte.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top