41. Prise en charge

Laura émergea, couchée sur le pavé, au milieu d'un brouhaha de murmures et de piétinements inquiets.

— Tout va bien, je suis médecin, je gère, déclara une voix familière, avec autorité.

Elle n'y voyait absolument rien mais quelque chose d'humide et d'immonde avait coulé sur son menton et elle toussa en roulant sur le flanc. Une main chaude se posa sur sa gorge, deux doigts qui la firent sursauter.

— Tout va bien, répéta la voix. Écartez-vous, elle a besoin d'air.

Allan.

Elle le maudit mille fois. Deux mille fois. Un million.

— C'est juste une crise d'épilepsie, elle va se remettre.

La vue lui revenait progressivement, trouble. Les gens s'éloignaient, quelqu'un parlait d'une ambulance, mais le légiste divin refusa la proposition.

— Un jus de citron, si vous avez, demanda-t-il simplement.

Il aida Laura à s'asseoir sur le sol. Elle croisa son regard gris. Il faisait semblant d'être plein de souci, mais il était furieux. Il lui tendit une serviette et elle s'essuya tant bien que mal.

— Je vais vous ramener, annonça-t-il, instaurant aussitôt une distance entre eux.

— Ce n'est pas nécessaire, balbutia-t-elle.

— C'est très nécessaire.

Bien sûr, que ça l'était.

— Les... les... ils sont...

Le mot refusait de sortir.

— Ils sont partis, rétorqua sèchement Allan.

Laura ne lui demanda pas ce qu'il entendait par là : la nausée la reprit et elle vomit à nouveau, sous les regards dégoûtés des derniers curieux.


Allan conduisit l'hybride. Laura gardait une combinaison d'intervention dans son coffre et elle s'y emballa vaille que vaille, avec son aide, avant de le guider vers l'autoroute. Il ne dit rien, se contentant de rouler dans l'obscurité, la mine toujours aussi sombre.

Laura sentait à peine son corps, comme s'il était déconnecté, appartenait à une autre. Paralysé. Elle espéra très fort que cette impression horrible se dissiperait. Que l'Ysbrydial ne lui avait pas infligé de lésions permanentes.

Plus d'utérus, plus de cervelle. Quoi, ensuite ?

Elle ne posa pas de question, oscillant entre éveil et néant. L'Égyptien lui jetait de temps en temps un regard courroucé mais n'ouvrit pas la bouche. Il ruminait quelque chose qui allait exploser et contre lequel elle ne pourrait pas se défendre. Profitant du répit, elle reporta son attention sur l'extérieur, la campagne endormie, et sombra dans une torpeur désagréable, l'esprit aussi endolori que sa carcasse. Elle était vivante. Maigre consolation.

— Jonathan, murmura-t-elle, pour elle-même.

L'air confiné, brûlant, de l'habitacle demeura inerte, silencieux.

Où était-il ? Que s'était-il passé ?


Quand ils atteignirent la petite maison, Allan la porta à l'intérieur comme une jeune mariée, et Laura songea, confusément, que c'était la seconde personne qu'elle admettait dans son refuge en moins de quarante-huit heures. Pas qu'elle ait vraiment le choix, cette fois.

Il l'emmena jusqu'à la salle de bain où il l'aida à se déshabiller. Elle essaya de le jeter dehors — pas question qu'il la voie à moitié nue — mais il résista et la poussa sous la douche, en sous-vêtements. Laura se sentit terriblement humiliée mais aussi curieusement touchée par le soin qu'il prenait d'elle. Il régla la température et ne la lâcha pas, se trempant au passage. Ensuite, il l'emmitoufla d'un peignoir en éponge et la ramena dans le salon. Il l'installa dans le fauteuil et alla à la cuisine. Elle l'entendit fouiller dans les armoires et dériva à nouveau, jusqu'au moment où il lui força un verre dans la main.

— Bois ça.

Elle n'avait pas envie d'avaler quoi que ce soit, mais il lui leva le breuvage aux lèvres. Un jus de citron sans sucre. Elle s'étrangla à moitié, il persévéra, et elle se sentit un peu plus en prise avec le réel. Il s'écarta et elle l'observa, debout à côté du fauteuil, les manches trempées, les pieds nus, l'expression toujours aussi furieuse.

— Tu ne m'écoutes jamais, gronda-t-il d'une voix froide.

Elle esquissa une moue contrite, ou du moins était-ce son intention. Elle ne sentait pas les muscles de son visage.

— Je t'avais dit de ne pas t'en mêler, ajouta-t-il.

Elle aurait voulu répondre mais rien ne sortit. Il se pencha, posa à nouveau ses doigts chauds contre sa gorge. Il l'avait étranglée, autrefois. Il aurait pu le faire à nouveau.

— Dois-je obéir à la parole divine ? articula-t-elle alors.

Il ferma les yeux et secoua la tête, puis s'éloigna, la mâchoire contractée par la colère.

— Je ne te demande pas de me considérer comme un dieu, grommela-t-il, debout à la fenêtre. Je te demande de me considérer comme quelqu'un qui sait, parfois, ce qui est sûr.

— Est-ce que c'est parce que si je meurs, tu meurs aussi ?

Il fit volte face.

— Qu'est-ce que ça vient faire, au juste ?

— Pourquoi es-tu venu ? Tu m'avais prévenue. J'ai fait n'importe quoi.

Elle tâtonna et trouva le verre de jus de citron. Infect mais efficace. Elle en reprit.

— Est-il absolument inconcevable, dans ta tête, que je puisse me soucier de toi ?

Elle secoua la tête, ne répondit rien. Il pinça les lèvres.

— Laura, tu te mêles de choses qui te dépassent. Et tu n'as pas les moyens d'y faire face.

Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, leva des mains tremblantes, les pressa sur son visage.

— Cette chose... a tué mon amie... Helen...

— J'en suis navré. Mais si tu étais restée en retrait, comme je t'avais dit de le faire, ce ne serait pas arrivé.

Les larmes lui coulèrent sur les joues.

— Je sais. Je ne voulais pas.

Il croisa les bras, relâcha un bref soupir.

— Si tu étais intervenu... reprit-elle.

Il ne la laissa pas terminer.

— Quoi, au juste ? Que penses-tu qu'il serait arrivé ?

— Tu l'aurais renvoyé d'où il vient.

— Je n'ai rien à voir avec cet esprit, Laura. Rien. Je ne suis pas un fantôme et je ne leur commande pas.

— Tu es un dieu des morts.

— Pas de ces morts-là. Mes morts, je les ai laissés à l'ombre des pyramides. Loin. Il y a longtemps.

— Il ne t'aurait pas tué.

— Non. Mais je ne l'aurais pas tué non plus. Je t'ai expliqué que je ne suis pas un dieu guerrier. Cela peut te paraître paradoxal mais... je suis contraint par mon essence. Sans doute beaucoup plus qu'un être humain.

Elle baissa les yeux vers son giron, regarda ses paumes humides. Le monde paraissait gris, flou, ses tempes la lançaient, mais elle pouvait bouger ses orteils.

— J'ai essayé, moi, murmura-t-elle à voix basse.

En vain et avec des répercussions dramatiques.

Était-ce son destin, désormais, sa juste place ? Assister aux ravages commis par des créatures inhumaines, sans rien pouvoir leur opposer ? Témoin et impuissante ?

Allan était retourné jusqu'à la cuisine, en revint avec le presse-citrons et lui servit ce qu'il y restait. Il posa la main sur son épaule et brusquement, le chagrin devint trop intense. Elle le repoussa d'une paume tremblante.

Pourquoi avait-il fallu qu'il s'interpose ? Pourquoi ne l'avait-il pas laissée glisser à son tour, une offrande pour Helen, pour les autres ? Plus rien ne tournait rond depuis l'hiver.

Des dieux et des monstres, jusque dans son salon.

— Heureusement pour toi, l'autre fantôme s'est interposé.. C'est lui qui a détruit l'esprit vengeur, pas moi.

Jonathan jusqu'au bout. Laura chercha le regard d'Allan.

— Que s'est-il passé ?

— Il s'est... projeté directement à l'intérieur du spectre qui t'attaquait et ils se sont annihilés. Ils étaient très opposés sur le spectre... le continuum... des entités. Son énergie bienveillante semble avoir contrebalancé la haine qui animait l'esprit vengeur, et l'avoir mouchée.

Le salon devint humide, à nouveau, sous une pellicule d'émotion.

— Ils sont tous les deux morts ? Tu es sûr ?

— Oui. Mort est un mauvais mot, cependant. Ils n'ont jamais été vivants.

— Oh mon dieu, souffla-t-elle en ramenant son visage engourdi dans le nid de ses doigts glacés.

Elle avait tué Helen, puis Jonathan.

— Tu connaissais ce revenant, n'est-ce pas ?

— Oui. Je t'en ai parlé quand tu es venu, mais tu as cru que je faisais référence à Fernbridge.

Il resta silencieux un instant. Peut-être comprenait-il soudain qu'il l'avait mise sur la piste de l'entité vengeresse sans le vouloir.

— Comment l'as-tu... rencontré ?

— C'était le fantôme de Jonathan Slavek. Un ami.

— Le psychiatre qui a été assassiné en début d'année.

— Oui.

— Et tu le... fréquentais ?

Le mot paraissait tellement étrange, dit comme ça.

— Je l'ai banni de son hôpital. Où il voulait encore travailler. Du coup, il... il me hantait, je suppose. Il s'était installé ici. Nous écrivions un livre.

La pensée la fit sourire, l'emplit d'une mélancolie assassine. De son côté, Allan secoua la tête avec une grimace.

— Laura. Ce n'est pas sain. Les morts n'ont rien à faire avec les vivants.

— Et les dieux ?

Il poussa un bref soupir.

— Nous ne nous fréquentons pas, si ? grommela-t-il.

Elle étouffa un rire sans joie. C'était discutable, et pas sa décision à lui.

— Il a été... détruit, de toute façon, non ?

Elle ressentit une nouvelle bouffée de tristesse à cette affirmation. Elle avait voulu qu'il parte. Intensément. Allan avait raison, ce n'était pas sain. Mais elle n'avait pas voulu qu'il parte comme ça, détruit par un Ysbrydial furieux pour lui sauver la vie. Elle espéra qu'il n'avait pas souffert, pas encore, pas cette fois.

— Oui, reprit l'Égyptien, et c'est mieux. Tu dois te souvenir de ce que je t'ai dit : ce n'est qu'une empreinte, un morceau d'énergie spirituelle qui se structure autour d'un regret. Il n'y avait rien, dans cette créature, de l'homme que tu as connu.

Sauf qu'il y avait tout, songea Laura.

Elle manqua le contredire mais s'abstint. Il avait raison sur le fond : c'était mieux.

Elle pensa aux mémoires inachevés, cachées dans leur armoire, à tout ce que Jonathan avait voulu léguer au monde et qui en resterait là.

— Je ne devrais pas te raconter toutes ces choses. Tu devrais t'en tenir éloignée au maximum. Et t'occuper de tes affaires humaines. Comme je te l'ai conseillé.

— Je ne l'ai pas cherché, Allan, c'est lui qui m'a parlé le premier. Et je pouvais voir l'autre, l'Ysbrydial de Dunnes. Je suppose que j'en verrai encore. Et c'est de ta faute. Alors tu fais mieux de m'en dire assez. Si tu ne m'en dis pas assez, ça pourrait de nouveau mal tourner.

Il leva les mains au ciel.

— Laura, est-ce que tu as écouté un mot de ce que je viens de dire ? Garde tes distances ! Je ne débarquerai pas toujours pour te sauver la mise !

— Tu viens de dire que c'était Jonathan qui m'avait sauvée !

— Non, j'ai dit que Jonat... — non, pas Jonathan, mais ce fantôme qui avait son apparence — avait détruit l'entité vengeresse. Je n'ai pas dit qu'il t'avait sauvée.

Elle se tut et le dévisagea, horrifiée.

— Encore ?

— Encore, oui, Laura ! Encore et encore ! Je suis un dieu des morts, bon sang, pas un dieu de la vie ! Tu es en train de pervertir mon essence ! Et ça me coûte, mine de rien !

Elle fronça les sourcils et il parut déstabilisé.

— Oublie ça. Peu importe. Tu ne me dois rien.

Il s'écarta et marcha jusqu'à la fenêtre.

— Oui, tu verras sans doute encore des fantômes. Mais laisse-les vaquer à leurs obsessions... et vis ta vie. C'est la meilleure chose à faire. La seule, en réalité. L'étendue de ce qui t'échappe... est inimaginable. Si je pouvais te faire oublier, je le ferais. Michael s'est trompé...

Laura devina son sourire triste.

— Mais il ne l'aurait jamais admis.

Soudain, l'Égyptien parut extrêmement las, comme épuisé. Elle eut un élan de sympathie pour lui, puis se détourna, cherchant Jonathan du regard.

La sonnerie d'un téléphone brisa l'instant de silence, Laura demeura en place, trop secouée pour agir. Allan traversa la pièce et prit l'appareil.

— Oui, c'est toujours le docteur Ubis. Oui, elle va mieux.

Il lui jeta un regard.

— Mais elle émerge seulement. Je ne pense pas qu'elle sera en état de venir demain. Parfait. Je lui transmets. Oui.

Il coupa la communication et tendit le smartphone à la jeune femme.

— C'était un certain Lloyd. Qui a déjà appelé plusieurs fois. Une réunion importante au « club », que tu aurais oubliée. Je suppose que c'est un agent de la Société. Je lui ai dit que tu étais malade, mais je pense qu'il viendra un moment où rassurer les gens qui te cherchent pourrait s'avérer une sage idée.

Elle acquiesça, fit défiler la liste des notifications. Lloyd avait appelé, Duncan, Lafferty, Gareth. Sans doute ce dernier avait-il pu expliquer aux autres qu'elle avait eu une nuit chahutée. Aucun ne devinerait qu'elle avait perdu les pédales. Tant mieux. Elle pouvait, peut-être, rattraper le coup.

Un détail la frappa et elle releva les yeux.

— Comment as-tu su ? murmura-t-elle. Où j'étais, que j'avais besoin d'aide ?

L'idée qu'il puisse le percevoir, à distance, l'emplit d'une subite frayeur.

— Si tu écoutais tes messages, tu saurais que j'avais prévu de venir te voir depuis samedi, déjà. Je suis arrivé à la morgue en début d'après-midi, et tes collègues m'ont expliqué la situation. Comme ils avaient les mains pleines et que j'étais venu pour toi, j'ai proposé de passer voir comment tu t'en tirais ici. Le docteur Terrence m'a donné ton adresse. J'ai évidemment trouvé la maison vide et ton téléphone abandonné. Comme il a sonné plusieurs fois pendant que j'essayais de comprendre où tu avais disparu, j'ai décroché et je suis tombé sur ce Lloyd. Je lui ai dit... que tu avais eu une nuit compliquée et que tu récupérais. Je me doutais que tu t'étais mise en quête de cette créature et qu'il valait mieux n'impliquer personne d'autre.

Il soupira, mains sur les hanches.

— Ensuite je t'ai pistée à ma manière.

— Ta manière ?

Il posa un doigt sur son nez.

— À l'odeur ?

— Oui.

Elle frissonna, ferma les yeux. Un relent lui remonta dans la gorge, mais elle ne se souvenait plus de la dernière fois qu'elle avait mangé. La veille, avec Gareth. Une éternité plus tôt, avant l'apocalypse.

— Bois du jus de citron, déclama l'Égyptien. Evite les produits laitiers et la viande pendant deux jours. Le café, aussi.

Il relâcha sa respiration.

— Et essaie de revenir à la normale, Laura. Cette chose est détruite, elle ne tuera plus personne. Et retiens qu'un fantôme existe généralement parce qu'il reste des vivants qui l'exigent. Quand quelqu'un que tu connais meurt... Évite de le tenir redevable de quelque chose. Et tu devrais être tranquille.

— Je ne comprends pas.

Il s'approcha d'elle, s'accroupit devant le fauteuil.

— Laura, à cause de... à cause de moi, de ce que je t'ai fait... tu... attires une certaine énergie spirituelle... Ce qui signifie que tu es plus à risque... de provoquer des phénomènes...

— Provoquer ?

— Ce fantôme, si tu communiquais aisément avec lui... Il y a de fortes chances que ce soit toi qui l'aies ramené.

— Quoi ?

— Vous étiez proches, n'est-ce pas ? Il te manquait ?

Elle resta muette de stupeur, la bouche entrouverte.

— Il manquait à ses patients, finit-elle par articuler. Ils avaient besoin de lui.

— Alors, il est probable qu'ils l'aient appelé mais que ce soit toi qui lui aies permis d'émerger. Les revenants ne se constituent pas d'eux-mêmes, comme ça, parce qu'ils le décident. Nombreux sont les hommes qui ne veulent pas mourir et qui s'imaginent indispensables. Le monde serait truffé de spectres, si c'était aussi simple.

Il s'accroupit devant elle.

— Je sais que c'est compliqué, mais tu dois essayer d'agir comme si... l'ordre des choses était aussi immuable qu'avant.

Elle le dévisagea, choquée, puis rit, jusqu'à en pleurer. Il se pencha et la prit contre son épaule. Elle s'accrocha à lui, à sa force, sa chaleur, et sanglota dans sa chemise humide. Il ne la repoussa pas, la laissa s'épancher contre lui, dans son étreinte, un contact inespéré, dont elle avait besoin depuis des semaines, peut-être des mois.

Il posa une paume douce contre sa nuque et elle se sentit immensément mieux.

— Maintenant, tu devrais dormir, murmura-t-il. Tu vas avoir besoin de beaucoup de repos dans les jours qui viennent. Et je serai là à ton réveil.

Elle se dégagea de son étreinte et le dévisagea, indécise. Il lui avait fait la même promesse, à New Tren, et à l'aube, il avait disparu.

— Vraiment là, ajouta-t-il, et elle le crut.

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