38. Incendie
Une fois encore, le téléphone sonna au milieu de la nuit et Laura émergea dans un cri, arrachée à un cauchemar imprécis d'eau salée et de grand vent.
— Laura, incendie sur le campus. J'ai les mains pleines avec une fusillade, annonça Greg.
— Campus ? souffla-t-elle.
— Oui. Le feu est presque éteint, de ce que je comprends, mais il y a des victimes.
Elle sentit l'adrénaline lui secouer le corps, le sang siffler dans ses oreilles.
— Transmets.
— À plus.
Elle resta debout dans le noir, fixant le rectangle de lumière, jusqu'à ce qu'il vibre légèrement et affiche l'adresse. Elle la reconnut tout de suite, étouffa une plainte et dut se rasseoir, les jambes flageolantes.
C'était l'adresse d'Henry.
Des victimes, avait dit Greg. Un incendie.
Aveugle et fébrile, elle s'habilla à la va-vite puis sortit dans le salon, où elle trouva Gareth assis sur son matelas, éclairé par la lampe de poche de son smartphone.
— Un souci ? demanda-t-il.
— Rien de spécial, je suis de garde, balbutia-t-elle, la voix inégale. Tu peux te rendormir. Si je ne suis pas rentrée demain matin... Tu trouveras le caf... le thé. Sers-toi dans le frigo.
— Tu veux que j'accompagne ? Tu as l'air crevée.
— Ça ira.
Elle secoua la tête, passa une main sur son visage.
— Ça ira. C'est la routine.
Puis elle fila au dehors sans le laisser ajouter quoi que ce soit, courant dans la boue jusqu'à la grange. Par miracle, ou malédiction, il ne pleuvait plus. Il était trois heures du matin.
Elle fila plus vite que jamais sur l'autoroute humide, bravant toutes les interdictions, le cœur battant, les tempes pulsatiles.
Les sceaux n'avaient pas fonctionné. Elle les avait replacés, pourtant, minutieusement, quelques heures plus tôt. Que s'était-il passé ?
Des victimes. Henry, qui d'autre ?
Elle repoussa de toutes ses forces l'image de l'étudiant nonchalant, sa mine arrogante, sa manière inappropriée de franchir les limites, sa défiance au cours de leur dernier échange.
C'était un cauchemar, ça devait être un cauchemar, elle allait se réveiller, rien ne se serait produit, aucun incendie, aucun drame.
Elle déboula sur le campus, suivit les lumières bleues qui illuminaient la nuit, jusqu'aux voitures de police et aux camions massifs des pompiers. La camionnette de l'institut criminalistique était garée dans un coin et Laura la rejoignit en priorité pour aller s'équiper. Les trois techniciens qui s'y trouvaient la saluèrent avec bonhomie et une mine déterrée de circonstance.
— Il y en a combien ? demanda-t-elle.
— Quatre morts, répondit Ivan. Plus six blessés qui ont été emmenés à l'hôpital.
— Dans quel état ?
— Deux calcinés, de ce que j'ai compris, deux intacts. On attend le feu vert des pompiers pour entrer.
Laura enfila sa combinaison puis se fraya un passage jusqu'à l'entrée du bâtiment. La jolie maison bleue aux châssis blancs avait été torchée de fond en comble. La température était insupportable, l'odeur atroce. La jeune femme croisa le regard du capitaine Egon Fowler, le chef sapeur du district de l'université, qui lui fit signe.
— Docteur Woodward, dit-il.
— Capitaine.
Elle ne lui serra pas la main. Il avait les gants noirs de suie, comme le visage.
— C'est l'horreur, là-dedans. On va devoir vous sortir les derniers corps. Ce ne serait pas sûr que vous entriez. La structure est complètement compromise...
Il secoua la tête et jeta un œil vers la résidence. On devinait la silhouette des soldats du feu qui y circulaient précautionneusement. Une partie du premier étage tenait toujours, mais de la fumée s'échappait des fenêtres éventrées du sous-sol.
— Ces vieux bâtiments sont comme des boîtes d'allumettes. Des années qu'on leur dit qu'il faut les sécuriser et qu'on nous raconte qu'il n'y a pas d'argent. Voilà le résultat.
Il se tourna vers la droite et pointa l'index.
— On vous a installée dans la tente jaune. Ça vous permettra de travailler. Il y avait deux corps intacts dans les caves, on les a déjà sortis et l'urgentiste a signé les constats. Les autres... ils sont calcinés, je le crains.
Laura avait horreur des corps brûlés, tout le monde le savait.
— On sait ce qui s'est passé ? demanda-t-elle, d'un ton dégagé, professionnel, alors même que quelqu'un hurlait dans son crâne.
— Probablement un faux-contact dans ce boîtier. Le feu a pris le long de la gaine, en souterrain. Juste assez d'oxygène pour qu'il se propage. Des matériaux préhistoriques. Dangereux.
Le boîtier en question, en métal vert, était désormais complètement tordu, témoin de la chaleur intense qui avait régné à l'intérieur. Il se trouvait sur le trottoir d'en face, juste en dehors du périmètre que Laura avait défini pour placer ses sceaux. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux, mais c'était peut-être la cendre dans l'air étouffant.
Elle devait refuser d'autopsier.
Elle était responsable.
Elle ne voulait pas songer à Henry, qu'elle avait voulu protéger et qui, cet imbécile, avait exigé de rester sur le campus.
Quatre morts.
Un fantôme qui, privé d'un accès direct à sa cible, avait embrasé une maison tout entière pour remplir son objectif.
Muselant un gémissement, elle abandonna le chef des pompiers pour gagner sa morgue de fortune. Une chance qu'Helen ne lui soit pas encore tombée sur le paletot, mais sans doute n'était-elle pas de garde, pour une fois, la pauvre. Deux agents de police surveillaient la tente et s'écartèrent pour la laisser entrer.
Des brancards d'ambulance étaient posés à même le sol, accueillant chacun un corps inerte. Laura s'accroupit. Deux étudiants inconnus, un garçon, une fille, la vingtaine, endormis pour toujours. Peut-être ne s'étaient-ils même pas réveillés, avaient-ils glissé vers la mort sans le réaliser. C'était le plus probable. Ils portaient l'un un boxer à rayures, l'autre une nuisette en soie. Le constat de décès était posé en travers des jambes de chacun.
Il n'y avait aucun signe suspicieux, mais Laura fit machinalement son travail, à la recherche d'autre chose. Il faudrait réaliser des analyses sanguines, mais l'asphyxie ne faisait aucun doute. Les corps calcinés seraient plus difficiles à faire parler, en fonction de leur degré de dégradation. Un assistant technicien entra, Laura signa les papiers d'embarquement pour le transfert des victimes vers la morgue. Une fois les cadavres partis, elle ressortit dans la nuit pour observer, un moment, le ballet des pompiers et des policiers, le rassemblement des badauds derrière le cordon de sécurité, les premiers témoins qu'on auditionnait, des gens en chemise de nuit, des curieux, des voisins.
Elle ne voyait plus grand-chose, juste l'ampleur du désastre, de son échec, un nom de plus rayé de la liste, une nouvelle mort inexplicable. On chercherait le criminel qui avait bouté le feu au boitier, on se souviendrait du petit canari qui avait dansé sous la pluie.
Puis, dans tout ce remue-ménage, elle aperçut une tête connue et angoissée. L'inspecteur Andrew Melville se glissa sous le ruban puis héla un uniforme, un deuxième, avant d'apercevoir Laura et de se ruer vers elle.
— Laura, tu as vu Helen ?
— Non. Mais je suis restée dans ma tente. Elle doit être avec Fowler.
Il paraissait paniqué, elle sentit son inquiétude la gagner.
— Non, elle était ici, ce soir, avec l'étudiant. Elle voulait le surveiller. Il y avait eu... des incidents suspects ces derniers jours. Des accidents.
Laura écarquilla les yeux.
— Helen, mais... ce n'est pas son créneau, la protection des cibles...
— Non, je sais. Mais elle voulait... elle était... très impliquée, dans toute cette histoire... Cette liste de la Société, ça la faisait paniquer.
Fébrile, il regardait derrière l'épaule de Laura pour tenter d'apercevoir ce qui se trouvait dans la tente jaune.
— Elle n'est pas à l'intérieur, Andrew. Calme-toi.
Paroles vaines. Il ne l'écoutait déjà plus.
— Je dois la trouver.
Et il s'esquiva dans la nuit, dans la foule.
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