36. Orage
— Laura, c'est de la provocation ?
La jeune femme leva les yeux de son incision et adressa un sourire brumeux à Don. L'expression de son collègue, derrière les nuages, reflétait une stupeur horrifiée. Malgré le claquement des portes automatiques, elle ne l'avait pas entendu arriver.
— Tu vas faire ça tous les dimanches ? Autopsier à six heures du matin ?
Elle se redressa.
— Je n'étais pas de garde le week-end passé.
— Mais tu as autopsié à l'hôpital Sainte-Elizabeth, je suis au courant. C'est encore un coup d'Helen Melville ?
Laura secoua la tête. Son noyé dégageait une odeur salée qui masquait un rien celle de la putréfaction.
— Non, juste une paire de voileux pas doués. Je me suis dit que si je réglais ça pendant la nuit, j'aurais peut-être mon dimanche après-midi ?
Don grimaça.
— L'appel du dispatching date de 22h47. Tu as relevé les corps puis travaillé toute la nuit ?
— Mmm... oui ?
Il croisa les bras, appuyé dans l'embrasure.
— Tu vas détester cette question, mais... Laura, est-ce que ça va ? Je sais que tu n'as jamais compté tes heures, et que tu ne t'es jamais calquée sur les rythmes du commun des mortels, mais... est-ce que c'est sérieux ?
— J'avais de l'énergie.
Et aucune envie de rentrer à Ververy trop vite, pour trouver la maison pleine de silence et d'inquiétude. Depuis toujours, le travail était sa panacée.
— C'est difficile à croire.
Il désigna les bouteilles vides sur le bureau voisin.
— Tu comptes mourir d'une overdose de boissons anabolisantes ?
— Mon coeur va super bien, j'ai été chez le médecin vendredi.
Le reste, c'était autre chose. Son collègue rit en levant les yeux au ciel.
— Tu es encore de garde jusqu'à mardi, je te rappelle, il pourrait en venir dix de plus et Suzy ne reprend que demain. Je te suggère d'aller dormir un peu ?
Elle posa son scalpel et fronça les sourcils.
— Tu vas remplacer David ?
— Quoi ?
— Quand il sera parti, c'est toi qui vas devenir le chef ?
Le grand légiste s'empourpra.
— Ça n'a rien à voir ! protesta-t-il.
— Tu feras ça bien, remarqua la jeune femme d'un ton léger, avant de retourner à son travail.
Don fila sans plus rien ajouter.
Laura ne pouvait pas camper dans la morgue indéfiniment, cependant, et elle repartit vers la campagne à contrecœur. Les chats l'attendaient dans l'herbe jaune, couchés à quelques mètres l'un de l'autre, faussement détendus. Leurs queues fouettaient l'air déjà pesant et un son lancinant échappait d'une gorge puis de l'autre, en une litanie discordante de fureur tout juste contenue. Laura traversa leur champ de bataille en les gratifiant d'insultes à la mesure de leurs caboches imbéciles mais ne s'y intéressa pas davantage. Jonathan n'était pas revenu.
Cette fois, cependant, son corps capitula.
La chaleur la ramena plusieurs fois en surface, puis l'orage.
Elle s'éveilla au son d'une pluie intense qui tambourinait sur la fenêtre oblique du salon. Le tonnerre grondait dans les hauteurs, en roulements furieux. La petite maison semblait plongée dans les ténèbres bien qu'il ne soit que 14 heures. Vaseuse, elle s'extirpa de sous son drap et gagna la pièce principale qui crépitait de toutes parts. Pendant un temps, elle resta hypnotisée par le spectacle de la tempête, juste de l'autre côté de ses vitres. Observer ce déferlement, bien calfeutrée derrière ses murs, était une sensation qu'elle avait toujours aimée, le contraste entre la violence au dehors et le cocon de son foyer. Protégée, en sécurité.
Pourtant son coeur battait la chamade, comme si quelque chose d'important échappait à sa conscience, quelque chose de critique.
La pluie, les sceaux, l'absence de Jonathan.
Pouvait-elle se fier à sa disparition ? L'Ysbrydial avait-il emprunté le même chemin, de l'autre côté du voile ? Jonathan avait paru peu sûr de lui, avait parlé de devoir y retourner, de ne pas crier victoire.
Elle empoigna son imperméable et sortit affronter le déluge.
Sur la route, elle évita le blues spectral et s'abrutit de chansons estivales frénétiques, cherchant à chasser la mélancolie. Le ciel y participait, bien sûr, et elle se sentit un moment comprise, comme si quelque chose d'immense et de lointain pleurait avec elle. Foutaises.
L'autoroute était détrempée et déserte, et elle roula un peu trop vite. Elle n'avait jamais souffert de la solitude, c'était un donné de son existence, depuis toujours, quelque chose qu'elle avait toléré, apprivoisé puis appris à aimer. Et tout volait en éclat.
Un fantôme dans son salon, ce n'était pas raisonnable, pas bon. Il ne lui apportait que des tourments supplémentaires.
De toute façon, il était parti.
La première église devant laquelle elle s'arrêta accueillait un baptême, la seconde un enterrement, elle finit par s'incruster dans une troisième, malgré les fidèles, et remplit son bocal à la sauvette, en adressant des excuses imprécises aux gens d'en-haut. Aaron aurait été scandalisé.
Toutes les boucheries étaient fermées, aucun nightshop n'offrait de cœur. Sauge, sel, bruyère imbibée d'eau. Elle hésita à hacher un blanc de poulet, écraser du boudin, presser du steak au dessus de sa potion magique. Une seconde, aussi, elle songea à y mêler son sang, mais l'ingrédient lui parut vaguement démoniaque et elle renonça. En revanche, elle sacrifia la majeure partie de la plume de Michael, comme pour compenser. Elle en conserva juste la pointe, cinq centimètres d'or et de pourpre, un talisman contre les forces obscures.
Dernière trace de cet abruti d'archange qui ne lui avait même pas dévoilé l'étendue de ses blessures.
Elle n'était pas certaine qu'il ait su ce qu'était un utérus et quelle était sa fonction. Qu'il aurait voulu le savoir. Les anges n'ont pas de sexe, après tout.
Pour se venger, elle glissa ce qui restait de la rémige dans son soutien-gorge, contre son sein, au plus près de son coeur. Il en aurait été mortifié.
Puis elle reprit sa route vers Fernbridge.
Un peu hagarde, Laura replaça les sceaux autour du Quartier des Érables. Elle déposa cette fois sa mixture dans de petits sacs de congélation, qu'elle enfouit dans des cachettes improvisées, sous une pierre, dans une fente entre deux racines, le montant d'une poubelle ou d'un panneau routier. Ridicule, peu écologique, mais c'était la seule manière d'empêcher les flots du ciel de tout emporter. Aucune raison pour que la mince paroi de plastique annule le pouvoir mystique de sa préparation. Les gants en caoutchouc ne protégeaient pas des fantômes. Les balles ne tuaient ni les zombies, ni les démons. La modernité ne faisait pas le poids.
Par ce temps, elle était plus qu'un peu suspecte, petit canari rutilant dans la tourmente, et elle se hâta. Elle guettait Jonathan, elle guettait l'Ysbrydial, mais elle ne vit ni l'un ni l'autre et n'y trouva aucun réconfort. Peut-être n'aimaient-ils simplement pas le chant de la pluie sur leur ectoplasme.
Ce qui n'était pas le cas des étudiants. Elle croisa plus d'un groupe ravi sous l'averse, en tee-shirt, chemise, robe estivale, profitant d'un peu de fraîcheur après tous ces jours de canicule. Leur légèreté la fit sourire, puis soupirer. Où donc s'étaient envolées ces années d'insouciance ? Les avait-elle seulement connues ?
Elle osa baisser son capuchon et offrir son visage au ciel. La pluie murmura contre ses joues, ses paupières et son front, imprégna ses cheveux, dégoulina dans son cou. Elle s'y livra, frissonnante, pendant de longues minutes, avant de reprendre ses esprits et de déguerpir.
L'énergie de l'orage la conduisit dans les locaux de la Société. Don la chasserait de la morgue et elle ne voulait pas gaspiller son élan en rentrant jusqu'à Ververy. Elle allait remplir ce fichu document. D'abord dénicher l'adresse email d'Aaron. Il en avait eu une à New Tren, elle s'en souvenait, dépendant de l'évêché. S'il était toujours prêtre, et elle n'avait aucune raison de penser le contraire, sans doute pourrait-elle trouver quelque chose. Le prévenir que sa générosité aurait sans doute des répercussions. Qu'elle était navrée d'attirer, une fois de plus, des attentions malencontreuses sur sa personne. Qu'elle ne le ferait plus jamais, promis.
En franchissant les portes de l'ascenseur, elle réalisa qu'il y avait de la lumière dans la cafétéria, indispensable vu la couleur du ciel, même en pleine journée. Elle fit un crochet par son bureau pour y déposer son imperméable ruisselant et attraper sa tasse, puis alla jeter un œil sur le brave qui avait décidé de bosser en ce dimanche obscur.
C'était Gareth Conway.
Quand elle entra dans la petite salle, elle réalisa tout de suite qu'il ne travaillait pas. Coudes sur une table vide, il avait posé son front sur ses doigts, une image criante de l'affliction. Il sursauta à son apparition et ils se dévisagèrent une seconde, lui surpris, elle désolée.
— Problème de parapluie ? demanda-t-il, affable, mais d'une voix un peu cassée.
Laura rassembla ses cheveux mouillés d'une main, sans parvenir à ignorer les yeux rougis de son collègue.
— Besoin d'un dossier, prétexta-t-elle, même si cela n'avait rien à voir avec la question.
Elle aurait voulu se trouver à mille kilomètres de là.
— Il y a du café, proposa-t-il en s'éclaircissant la gorge.
— C'est gentil mais je passe en coup de vent.
Elle lui décocha un sourire rapide et repartit aussi vite qu'elle était arrivée, avant de réaliser qu'elle avait une tasse entre les mains. Il s'était sûrement rendu compte de cette esquive lamentable. En récupérant son imperméable, elle se répéta que c'était mal, que Gareth avait une mine affreuse, que c'était un expatrié brun paumé à Murmay, et qu'il venait vraisemblablement de se faire lâcher par sa femme. Elle aurait dû faire quelque chose, lui tendre une main, trouver des mots réconfortants. Mais c'était au-dessus de ses forces. Elle voulait la paix, une paix royale, loin de ses turpitudes et pire encore, de celles des autres.
Elle arriva à Ververy et il faisait encore plus sombre, un fragment d'apocalypse. Elle glissa l'hybride dans la petite grange puis resta assise, un moment, songeant à Gareth et à sa lâcheté. Ils se connaissaient à peine, elle ne lui devait rien, jamais elle n'avait rempli un rôle de soutien auprès de personne. Pourquoi fallait-il qu'il vienne renifler sous son nez en plus de tout le reste ? Elle respira, longuement, lentement, puis sortit, traversa l'espace découvert entre la grange et la maison en courant, et se réfugia à l'intérieur. Elle abandonna son imperméable dans l'entrée, se débarrassa de ses chaussures et clopina, laissant des marques humides sur le sol, jusqu'au fauteuil. Son chat s'y trouvait mais en profita pour changer de place. Le siamois miaula quelque part dans les profondeurs du logis. Laura ne s'en soucia guère.
— Jonathan ?
Seule la pluie lui répondit.
Elle retourna sous le porche, scruta la campagne, de la mare aux bouleaux, de l'orée du bois à la prairie. Tout était gris, aucune lumière.
— JONATHAAAAAN !
Rien.
L'écho du tonnerre distant.
Elle sortit sous l'averse et hurla à pleins poumons.
Elle aurait juste voulu lui dire au revoir.
L'image de Gareth, seul dans la cafétéria, un dimanche soir, s'imposa à nouveau. Peut-être n'avait-il aucun endroit où aller, incapable de rester dans son appartement impersonnel. Elle l'imaginait sans peine, déraciné comme elle l'avait été cent fois, loin de tout ce qu'il connaissait, de ses amis, de sa famille, de son foyer.
Et pendant ce temps-là, elle guettait la compagnie d'un fantôme qui s'était volatilisé.
Pourquoi était-elle incapable de comprendre, d'apprendre, de donner ?
Reflets d'une enfance compliquée, avait dit Johann Monroe, en parlant de Jonathan, mais il aurait pu s'agir d'elle.
Était-ce encore une excuse, vingt ans plus tard ? Ne pouvait-elle se libérer de cette gamine qui n'avait foi en personne ? Voulait-elle qu'on ne retienne d'elle que cette froideur d'âme et de cœur ?
Elle attrapa son smartphone et chercha dans l'historique.
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