31. Apprentie sorcière (2/2)
Finalement, Laura se leva, gagna le banc où travaillait Henry et posa la main sur sa feuille.
— Il vous reste deux minutes, Monsieur Jones.
Il avait noirci plusieurs pages, trop de pages, et il la dévisagea en lâchant un soupir faussement accablé.
— Dommage, commenta-t-il.
Il respecta l'injonction et finit par lui rapporter le fruit de ses cogitations matinales. Elle le remercia, hésita, puis céda à l'inquiétude.
— Henry, excusez-moi, mais qu'est-ce que vous faites ici ? On m'avait dit que vous seriez... absent.
Le regard du jeune homme se fit brusquement distant.
— J'ai des examens à passer, déclara-t-il.
— Je sais mais... la faculté aurait sûrement pu trouver un arrangement. Pour que vous les passiez autrement. Ce que vous faites... n'est pas prudent.
Il fronça les sourcils et elle supposa qu'il se demandait ce qu'elle savait, au juste.
— Je n'ai pas peur, rétorqua-t-il, défiant.
Elle secoua la tête.
— Ce n'est pas une question d'avoir peur. C'est une question... d'agir de manière raisonnable. Pour un temps.
Pour toujours.
Partir à l'autre bout du monde, voyager sans cesse, ne jamais s'arrêter, ne jamais ralentir, regarder derrière son épaule et pourtant ne rien voir, jamais, jusqu'à l'instant fatidique. Un cancer en phase terminale qui vous poursuit.
La fatalité. Le destin. La karma. Juste rétribution pour un stupide errement de jeunesse.
— Je suis bien protégé, répéta Henry.
Elle pinça les lèvres, acquiesça.
— Il vous reste beaucoup d'examens ?
— Encore deux cette semaine.
— Bonne chance, alors.
Pas pour les examens, elle savait qu'il n'en avait pas besoin. Pour le reste, en revanche... et il se doutait que c'était ce qu'elle sous-entendait, vu son expression renfrognée.
— Merci, répondit-il sobrement.
Cette fois, il ne s'attarda pas et remonta vers la sortie à grands pas nerveux. L'avait-elle simplement énervé avec ses inquiétudes déplacées ? Ou bien avait-il perçu qu'un réel danger le menaçait ?
Impossible de savoir. Et elle flirtait avec la limite de ce qu'elle pouvait se permettre. Peut-être l'avait-elle franchie.
Replacer des sceaux, donc. N'importe lesquels. En espérant qu'Henry rejoigne ses gardes du corps et leur annonce qu'il voulait déguerpir.
Laura s'attarda dans l'auditoire pour consulter le plan de Fernbridge et revérifier l'endroit où se trouvait la résidence d'Henry. Le quartier des Érables, bien délimité par quatre rues en carré, était relativement facile à circonscrire – elle l'avait fait le vendredi précédent, déjà – et en période d'examens, l'étudiant resterait probablement plus ou moins en place. Demeurait le problème de savoir comment ériger une barrière entre Henry et l'Ysbrydial. Le sel, la sauge et les incantations sommaires n'avaient pas protégé le statisticien. Il avait plu, bien sûr, le samedi soir, peut-être était-ce l'explication.
Elle se frotta le visage, prit une profonde inspiration, et releva les yeux alors que la porte s'ouvrait sur un professeur dont elle ne retrouva pas le nom.
— Ils ont été à ce point mauvais ? demanda ce dernier, le sourire aux lèvres, tout en descendant vers elle.
Elle devait céder la place et elle rangea ses affaires.
— Non, c'est juste la perspective des corrections.
Le jeune homme rit. Steve Galton, voilà. Le prof de psycho criminelle.
— Et encore, vous ne faites qu'un remplacement ! Songez à nous, pauvres forçats, qui remettons le couvert trois fois par an, et avec dix fois plus d'étudiants.
— Je ne vous envie pas.
Sur des salutations rapides, elle l'abandonna à ses préparatifs et rejoignit le couloir désert.
Sel, sauge.
Bruyère.
Eau bénite...
Plume d'archange !
Tenter quelque chose était toujours mieux que rien.
Par acquit de conscience, elle vérifia d'abord qu'aucun des autres individus menacés n'avait refusé de quitter les lieux. Ensuite, rassurée sur ce point, elle mit le cap sur Ververy à une vitesse sûrement excessive. Quand elle y parvint, elle fila dans la maison chercher le livre qui renfermait la plume, dénicha une paire de ciseaux, un bocal vide, puis cueillit de la bruyère dans le jardin. Jonathan l'observa en silence, la suivant au fil de ses pérégrinations sans poser la moindre question.
— Désolée, je suis pressée, s'excusa-t-elle en regagnant l'hybride.
— Pas de soucis, répondit-il, mains dans les poches de son tablier.
Sur le chemin de Fernbridge, Laura effectua un détour par un quartier de la périphérie et une église inconnue. Elle se gara, se glissa dans l'édifice désert, remplit son bocal au bénitier le plus proche et déguerpit sans demander son reste. Elle chercha ensuite un coin tranquille, dans une zone industrielle, et déballa son matériel sur le siège passager. Sel, sauge, bruyère, thriller sanguinolent qui servait de réceptacle à une authentique relique, et bocal d'eau bénite.
Un instant, face à ce spectacle, elle céda à une hilarité douloureuse. Voilà à quoi elle en était réduite : à préparer des mixtures improbables en cachette dans sa bagnole. Elle voulut maudire le ciel, mais évita, par précaution.
Elle commença par vider l'excédent d'eau bénite hors de la voiture. Peut-être était-ce sacrilège, mais tant pis. Elle y versa le sel, la sauge, puis émietta la bruyère, mélangea d'un doigt, se retint de goûter. Ensuite, elle ouvrit le roman et en sortit la plume. Un instant, sa beauté, et les souvenirs associés, s'entremêlèrent dans son esprit. Un Ysbrydial n'était pas un démon, mais Michael rangeait toutes les entités non-célestes dans le même sac. Les églises repoussaient, un rien, les créatures anciennes. Plusieurs internautes lui avaient suggéré de prier. Elle n'avait pas d'autre piste.
Elle s'excusa à mi-voix avant de couper soigneusement les barbes de la plume, sur un tiers de sa hauteur environ. Elle rechignait à la sacrifier tout entière dans cette initiative incertaine, sentimentale ou pragmatique, difficile à dire. Elle éparpilla les flocons duveteux à la surface de sa soupe, cherchant un scintillement, une métamorphose, mais rien ne se produisit. On aurait dit une de ces potions que concoctent les enfants à partir de tout ce qu'ils trouvent dans la cour de récréation.
Elle repartit vers Fernbridge, l'esprit embrumé.
Il lui manquait une incantation, elle trouverait quelque chose. Sur le siège, dans son bocal, l'eau bénite clapotait. Laura avait la conviction qu'il lui manquait quelque chose, mais à retourner et retourner encore tout ce qu'elle avait lu ces derniers jours, c'est sa cervelle qui commençait à ressembler à de la compote.
L'enseigne d'une boucherie à l'ancienne attira un instant son regard.
Le foie. Le foie était le siège de la colère. La nourriture indispensable d'un démon. Qu'avait-il dit de Michael, alors ? Que l'archange était voué à se pervertir, car il ne pouvait manger de coeur.
Elle freina, jeta un oeil dans son rétroviseur et fit demi-tour.
Du coeur, voilà ce qui lui manquait.
Placer ses sceaux, improviser des paroles rituelles, circuler dans les méandres du campus, avec ses sens interdits et ses voies piétonnes, lui prit presque deux heures. Elle espérait être passée inaperçue ; personne ne l'avait interpelée. Elle avait retrouvé ses endroits dissimulés, abrités du vent et de la pluie, mais en pleine lumière, avec des étudiants fourmillant partout, elle avait dû se contenter de peu.
À présent, elle ne pouvait plus qu'espérer.
Quand elle atteignit Ververy, à bout de nerfs, Jonathan était installé sur le porche, un livre à la main, pieds nus. Cette vision tranquille, toujours aussi déstabilisante, moucha sa fébrilité et elle demeura un moment en arrêt, dans l'herbe, tandis qu'il levait les yeux et lui adressait un sourire.
Elle sentit quelque chose se tordre douloureusement dans son ventre et frissonna. Pourquoi avait-il fallu qu'il revienne ? Elle se remettait à peine de sa disparition. Elle était presque parvenue à redonner à leur relation une dimension réaliste, à se purger de son chagrin et il débarquait chez elle. En bras de chemise, détendu comme il ne l'avait jamais été et intouchable. Elle lui en voulut violemment, au vrai lui, d'être parti avec tant de souffrance qu'il avait laissé cette empreinte pour troubler le monde des vivants.
— Bonne journée ? demanda-t-il.
— Compliquée.
Il se leva et, dans un monde meilleur, ils se seraient peut-être étreints. Ils ne l'avaient jamais fait de son vivant et elle se demanda pourquoi elle imaginait, aujourd'hui, qu'ils en auraient été là, à se saluer d'une embrassade, alors que c'était justement impossible.
— Je peux te laisser te reposer, si tu préfères, proposa-t-il en s'écartant pour qu'elle puisse atteindre la porte.
Elle était fatiguée, perturbée, mais elle ne voulait pas qu'il s'en aille.
— Laisse-moi avaler quelque chose et je serai d'attaque.
— D'accord.
Il s'évanouit et elle resta figée à fixer le vide, avant de reprendre ses esprits et d'entrer. Il était déjà à l'intérieur, lisant une feuille translucide qu'il avait prise sur une pile, bien réelle celle-là. Laura n'avait pas osé parcourir le fruit de leur travail. Elle craignait qu'en posant les yeux sur ces mots, elle réaliserait qu'il n'y avait rien de réel là-dedans, juste les divagations d'une âme malade, la sienne, que Jonathan n'existait plus sous aucune forme, et certainement pas sous celle d'un fantôme dictant ses mémoires.
Elle le contourna pour aller jusqu'à la cuisine et mettre de l'eau à chauffer, puis sortit une bouteille de vin blanc de la porte du frigo et s'en servit un verre. Appuyée au plan de travail, elle regarda Jonathan tandis qu'il compulsait leur prose. La mélancolie la reprit et elle se détourna.
Ses yeux tombèrent sur la paire de gants de vaisselle posée sur le coin de l'évier, rose caoutchouc. Elle hésita une seconde puis les passa et refit face au spectre. Il leva les yeux alors qu'elle s'approchait. Ses sourcils se froncèrent immédiatement. Elle lui sourit. Il parut incertain puis recula d'un pas.
— Je ne sais pas ce que tu as en tête, mais c'est une mauvaise idée.
Elle s'immobilisa.
— Comment le sais-tu ?
— Je le sais. Je ne veux pas te faire de mal. J'en ai déjà beaucoup fait, du mal, ces derniers temps.
Il paraissait tendu, désolé. Elle comprit que si elle faisait un pas de plus, il se volatiliserait. Elle regarda sa main gauche, gantée.
— Le caoutchouc... c'est isolant, non ?
— Pas de ces choses-là.
— Tu touches les pommes et elles sont intactes.
— Mais elles sont mortes, Laura. Comme moi.
Les larmes montèrent aux yeux de la jeune femme tandis qu'ils s'observaient.
— C'est injuste, souffla-t-elle.
— Je sais.
Il reposa sa page fantomatique qui s'évanouit aussitôt.
— Je reviendrai demain, proposa-t-il.
— Non, je t'en prie, c'était...
Elle retira le gant.
— C'est mieux, murmura-t-il.
Et il s'effaça dans un petit courant d'air froid.
De rage, Laura lança le gant à l'endroit où il s'était trouvé, puis éclata en larmes , figée à côté de la table. Elle contint sa colère juste à temps pour ne pas renverser le manuscrit. Elle alla plutôt se réfugier dans le fauteuil, genoux repliés sur la poitrine. Il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver son calme, dans ses ténèbres intérieures. Le bruit de la chatière l'informa du retour de son compagnon à poils, rasséréné sans doute par la disparition du spectre.
Il était mort. Une empreinte. Dire qu'elle était presque passée à autre chose, qu'elle avait une mission critique pour la Société, et puis il avait fallu que toute cette merde paranormale lui retombe en plein visage. Qu'avait dit Allan ? Qu'elle y était plus sensible ?
Elle avait surtout l'impression de devenir folle.
Le chat se manifesta, roucoulant au bas du fauteuil avant de lui sauter sur les genoux et d'exiger que l'attention de sa main droite. Elle finit par se lever pour aller le nourrir et penser à sa propre pitance. Jonathan ne revint pas. Laura se demanda, vaguement, si l'Ysbrydial pouvait aussi identifier la personne qui l'avait rejetée hors de son territoire de chasse. Elle songea à placer des sceaux autour de chez elle, mais elle ne voulait pas que Jonathan se sente malvenu après la petite scène qui venait de se produire. Si le fantôme dunnite se pointait... et bien tant pis.
Elle resta éveillée longtemps, d'abord debout, errant dans la petite maison, puis couchée, sans parvenir à trouver le sommeil. Il y avait une douleur sourde en elle, quelque chose de physique, qu'elle ne savait pas comment apaiser. Autrefois, elle serait allée frapper chez Duncan pour noyer le malaise dans la danse frénétique de leurs corps, substituant l'épuisement et l'extase au doute. Mais c'était désormais chose impossible. Et en réalité, depuis Sam, elle avait de toute façon l'impression que quelque chose s'était cassé.
Son esprit s'emplit d'images disparates, d'hommes et de bêtes, et elle erra dans une torpeur agitée, jusqu'à ce que l'aube la force à se lever. Elle se sentait mal, de la nuque aux talons, un sentiment d'oppression et de désarroi qui l'avait poursuivie tous ces derniers mois, qu'elle avait réprimé, enfoui sous une couche de poussière, mais qu'elle ne pouvait plus éviter.
C'était un sentiment de solitude absolu, de n'avoir plus personne vers qui se tourner, plus personne pour la comprendre et la soutenir. Or elle n'avait jamais eu besoin de cette épaule, auparavant. Elle avait toujours séché ses larmes seules, d'un revers de manche, avant de continuer à avancer. Pourquoi était-ce si difficile aujourd'hui ? Était-ce l'âge et ses bouleversements internes ? Un récit désormais trop lourd à porter ? Ou bien la mort de Jonathan et son inexplicable retour ?
Elle sortit de son lit, de sa maison et il était là, tranquille, dans le pré. Elle se demanda ce qu'il y avait dans sa tête, dans ces moments d'errance, s'il pensait au futur ou s'il était prisonnier des obsessions de ce qu'il avait été vivant. S'éteignait-il quand il disparaissait ? Ou existait-il ailleurs, dans une sorte d'éther inexplicable ?
Elle était convaincue d'une chose, cependant : il fallait qu'il s'en aille.
Elle alla jusqu'à la barrière et lui fit signe. Il hésita un moment avant de s'approcher.
— Tu as une tête à faire peur, remarqua-t-il.
— Tu es mal placé pour dire ce genre de choses, répondit-elle avec aplomb.
Il eut un sourire.
— J'ai une heure ou deux avant d'aller en ville, si tu veux qu'on avance, proposa-t-elle.
Il inclina la tête puis acquiesça et disparut. Elle retourna vers la cuisine où, elle le savait, il l'aurait devancée.
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