31. Apprentie sorcière (1/2)

Le temps d'atteindre Ververy, Laura avait remisé l'incident à sa juste place. La réaction d'Aaron était légitime, en miroir de ce qu'elle lui avait infligé en janvier. Son exigence rejoignait son propre sentiment : que cet épisode malencontreux méritait d'être oublié. Il avait eu la gentillesse – la décence – d'accéder à sa requête. Le reste... le reste tombait sous le sens, voilà.

L'urgence et Jonathan l'empêchèrent de se morfondre davantage.

De retour chez elle, elle rédigea une nouvelle note à l'intention de la police, avec la liste révisée des cibles à mettre en sécurité le plus loin possible de Fernbridge. L'écriture sur la note du Remontrant semblait juvénile, peut-être féminine, à la manière de ces graphies d'adolescentes pleines de courbes qui plaisent aux professeurs. Jason avait deux jeunes soeurs, la légiste l'avait appris au détour du dossier, et avec cette preuve, dénicher la responsable ne constituerait sans doute guère de difficultés. Dans l'immédiat, Laura n'en avait pas l'intention.

Elle terminait tout juste son courrier lorsque le psychiatre fantôme surgit du néant, pressé de reprendre leur travail. L'introduction lui paraissait bancale, il avait omis des éléments importants dans le premier chapitre, voulait reformuler la présentation de ses objectifs. L'incident de la veille semblait remisé aux oubliettes, peut-être ne s'en souvenait-il même pas, focalisé sur sa mission. Laura s'installa dans le jardin, l'ordinateur sur les genoux, un semblant de pique-nique improvisé dans l'herbe, et reprit son travail de scribe.


Les quelques jours suivants se succédèrent alors dans une tranquillité étrange, qui vira peu à peu à la routine. Laura se levait, travaillait deux heures avec Jonathan puis partait pour la morgue. Son temps s'y partageait entre une ou deux sorties, quelques autopsies, des rapports à rédiger, des papiers à signer, parfois un semblant de réunion.

Elle gardait en permanence un œil sur le fil info de la police et consultait la base de données nationale des décès sous couvert d'un logiciel espion, afin de s'assurer qu'aucune des personnes sur la liste n'avait connu de fin tragique. La pluie s'était éloignée et il faisait désormais chaud à toute heure, les médias parlaient de pénurie d'eau, de canicule, de petits vieux à hydrater.

Si elle s'habillait sobrement pour aller travailler, Laura osait une robe estivale à l'abri de son foyer, à l'image du fantôme qui se permettait des shorts et des tee-shirts, à mille milliards de lieues du psychiatre qu'elle avait connu en chair et en os, toujours en costume guindé.

Dans ces moments-là, quand elle descendait de sa voiture et l'apercevait, vacancier translucide musardant dans les coquelicots, elle croyait davantage aux paroles d'Allan, à cette idée que cette créature, aussi sympathique soit-elle, n'avait rien à voir avec feu le docteur Jonathan Slavek.

Leur relation évoluait insidieusement, ce qu'elle trouvait à la fois formidable et déstabilisant. Quand elle rentrait, il l'interrogeait sur sa journée, sa fatigue, son humeur. Il se déplaçait à l'intérieur de la maison comme s'il était chez lui, s'installait sur le fauteuil, prenait parfois une pomme — inexistante — dans le plat de fruits ou un livre dans la bibliothèque.

Il frôlait l'inerte sans que celui-ci ne s'altère. En réalité, il ne le touchait pas vraiment : il s'y conformait. Il ne pouvait pas soulever une vraie pomme ou ouvrir une vraie porte, mais il en générait, une seconde, des reflets qui s'estompaient quand il avait fini de s'en servir. Il avait renversé le cactus et dévasté des étagères, signe qu'il était capable d'interagir avec le réel, sans doute lorsqu'il le voulait vraiment ou qu'il était envahi par la fureur. Mais dans ses déplacements quotidiens et tranquilles, il vivait en marge. Le chat avait fini par tolérer sa présence, mais se hérissait et crachait à la manière d'un matou de sorcière dès qu'il s'approchait un peu trop près. Sans s'offusquer, le spectre avait appris à respecter la distance qu'exigeait l'animal.

En fin de journée, Jonathan laissait Laura manger et se changer, puis ils reprenaient l'écriture de son livre.

Il se montrait parfois lyrique, parfois très pragmatique, oscillant entre mémoires, pamphlet et guide pratique. A jouer les prête-plumes, la jeune femme plongeait au cœur de l'intimité du psychiatre comme elle ne l'avait jamais fait et elle réalisait que la créature ne prenait pas la mesure de ce que cela représentait pour elle, d'être ainsi confrontée à ses secrets. Il avait des états d'âme, déclamait des envolées, exprimait des regrets avant de se fendre d'une anecdote parfois poignante, parfois franchement comique. Puis il s'interrompait, demandait à Laura de relire un passage, avant de l'amender ou de l'éliminer.

Ils avançaient lentement, de manière déstructurée et enflammée, et la légiste se rendait compte qu'il y aurait un important travail d'édition à réaliser tôt ou tard. Par moments, elle prenait conscience de ce qu'ils étaient en train d'accomplir et elle se demandait comment elle présenterait l'ouvrage à un éventuel éditeur. Manuscrit retrouvé dans une caisse ? Qu'il lui avait confié avant de mourir ? Dicté par un fantôme depuis l'au-delà ? Puis elle chassait cette pensée et revenait à l'instant présent et un nouveau paragraphe.


Sur le plan de l'Ysbrydial, en revanche, elle stagnait. Même en élargissant ses recherches sur Dunnes, elle n'avait trouvé aucune méthode pratique pour lutter contre les nombreuses créatures qui peuplaient les croyances locales. Les Chrétiens méprisaient ces superstitions et, de manière générale, ne consacraient guère d'attention à ce qu'ils considéraient comme des vestiges d'un folklore voué à disparaître. La plupart des Dunnites qui participaient encore aux processions et autres rituels semblaient le faire par tradition plus que par foi en quelque chose d'invisible. Les légendes et récits pour enfants, parfois en patois local, dépassaient de loin toutes les sources ésotériques.

Dans les contes, les humains remportaient rarement la partie et quand ils le faisaient, c'était généralement en rusant. Divers ingrédients – bruyère, sang ou urine d'animal, boue de rivière, cendres, oeufs, mandragore et apparentés – surgissaient ça et là, mais se révélaient d'un usage imprécis et souvent inefficace. Se réfugier sur le terrain d'une créature ennemie s'avérait parfois utile, mais cette dernière réclamait souvent une contrepartie terrible. Dans l'un ou l'autre récit plus récent, une chapelle chrétienne offrait une protection temporaire, jusqu'à ce que monstre en sape les fondations pour qu'elle s'écroule sur la tête de la victime. La confrontation directe avec les créatures les plus puissantes menait à la mort ou l'oubli, sauf quand le protagoniste avait l'intelligence de prendre ses jambes à son cou.

Les spectres vengeurs d'autres traditions paraissaient moins jusqu'au-boutistes que l'Ysbrydial mais la manière de les gérer n'aidait en rien, car chacun était contraint par les caractéristiques de son berceau.

En bon natif de Saffron, le Kormiki aimait l'alcool et la musique. Ses adversaires le saoulaient et lui jouaient des sérénades jusqu'à l'endormir puis l'enfermer dans une barrique bénie qu'ils jetaient dans les marais. Régulièrement, un tonneau vermoulu ou mâchonné par les alligators libérait son esprit revanchard, qui reprenait alors son massacre, avant d'en être détourné par la fête permanente qui régnait dans certains quartiers.

L'Envoleur de Bryne ne frappait qu'avec le froid et hibernait pendant toute la belle saison. Son empreinte était toujours la même : on retrouvait les victimes gelées, dans une cabane dont le feu s'était éteint, sous une couche de neige devant le pas de leur porte, dans un congère au fond des bois. La légende disait que l'âme des proies de l'Envoleur devenait un oiseau : harfang, corneille ou sterne selon le tempérament. Leur chasse était d'ailleurs interdite. Couvertures, isolation, chauffage central paraissaient donc les armes de choix contre les velléités meurtrières de l'Envoleur. Une entreprise de boissons chaudes en avait même fait son slogan publicitaire.

Rien de probant, rien de définitif. Laura songeait à abandonner, tout simplement, puis ses yeux retombaient sur la liste, et ses six survivants. Laisser tomber, c'était condamner ces six personnes, des inconnus pour la plupart, à la mort. Toutes avaient causé du tort à Jason Byatt, d'une manière ou d'une autre, dans la sphère professionnelle ou un registre plus privé, mais aucune n'avait commis un crime affreux passible de la peine capitale.

Laura aurait pu – dû – se détacher d'eux. Allan avait raison, des gens mourraient tous les jours, de toutes sortes de causes, et certaines étaient évitables. Elle aurait pu monter dans sa voiture, aller sous les ponts et dans les taudis ausculter les drogués, nourrir les affamés, vacciner des enfants dans un pays lointain, elle était médecin, après tout. Comme ses pairs, malgré sa spécialité, elle était tenue au serment d'Hippocrate. Pourtant, elle restait sur ses fesses, devant son ordinateur, et ouvrait des cadavres.

Alors ne pouvait-elle pas considérer ceux-là comme les autres ? Les patients de quelqu'un d'autre ? Ou plutôt des malades en phase terminale, condamnés, qui l'ignoraient, mais qu'elle ne pouvait pas plus sauver qu'un cancéreux dont les tumeurs sont trop nombreuses ?

Difficile. Comme Allan l'avait dit, ce n'était pas dans son caractère, pas dans sa nature, de baisser les bras. Peut-être en aurait-elle été davantage capable si elle avait été médecin des vivants, contrainte à laisser certains s'en aller sans avoir pu les guérir. Mais la source de leur trépas prochain expliquait aussi son incapacité à lâcher prise : ces créatures qui vivaient en marge, en secret, dont elle refusait l'existence.

Dans ces moments de désarroi, elle songeait à ce qu'elle aurait pu faire pour convaincre l'Égyptien de changer d'avis. Rien, en réalité. Elle le détestait davantage pour ce qu'il était et ce qu'il lui inspirait, qu'à cause d'une inertie qu'elle comprenait. Des tas de dictateurs très humains sévissaient sur la planète et elle n'avait jamais envisagé d'aller leur rendre visite pour les éliminer. Bien sûr, elle était humaine et il était un dieu. Mais, dans le fond, oui, elle le comprenait.


En milieu de semaine, Laura retourna à Fernbridge pour superviser l'examen de médecine légale. On était désormais fin août, la chaleur était devenue à peine supportable, et des ventilateurs brassaient inutilement l'air dans la salle d'évaluation.

La jeune femme faillit tomber de sa chaise lorsqu'elle vit entrer Henry, aussi tranquille que d'ordinaire, sans escorte ni aucun autre signe qu'il faisait partie du programme de protection de la police. Elle n'avait vu passer aucune information au sujet d'un progrès dans l'enquête ou d'une arrestation improbable, et elle avait insisté – insisté ! – pour qu'il soit envoyé aux confins de l'univers. Il était le suivant sur la liste et en le voyant là, mains dans les poches, souriant, elle réalisa à nouveau qu'elle ne pouvait pas se détourner.

Pendant que les étudiants travaillaient sur ses questions, elle se connecta au serveur de la Société puis remonta le fil jusqu'aux fichiers du Service de Protection. Atterrée, elle découvrit qu'Henry n'avait en réalité jamais quitté le campus. Le dossier mentionnait qu'il était « difficile », et elle imaginait sans mal qu'il avait refusé de se plier à une menace invisible. Il bénéficiait d'une surveillance constante, dans ses déplacements et chez lui, dans un appartement situé dans une des vieilles maisons du secteur des Érables, non loin de la faculté. Laura ne fut pas surprise qu'il se soit comporté comme une tête de mule — c'était le genre — mais davantage que la police n'ait pas insisté ou exigé qu'il bouge ses fesses. Un signe du peu de crédit qu'ils accordaient aux informations transmises par la Société. Et sans doute étaient-ils ravis d'avoir un appât pour coincer leur tueur.

Laura jura à mi-voix et essaya de se concentrer sur son examen et ses braves étudiants appliqués. C'était difficile, et un miracle qu'il ne se soit rien produit ces derniers jours. Il fallait qu'elle renvoie un memo, qu'elle répète ses instructions, et qu'elle espère qu'ils obtempèrent. L'appât, très bien, mais ils n'avaient qu'à déguiser quelqu'un. L'Ysbrydial ne se laisserait jamais berner, la stratégie était sans danger.

Mais vu l'attitude d'Helen la dernière fois qu'elle l'avait vue, et vu la vitesse à laquelle percolaient les informations, il fallait qu'elle prenne des mesures immédiates. Aller placer de nouveaux sceaux autour de l'appartement d'Henry semblait la première chose à faire. Mais quels sceaux, au juste ? Sauge, sel, bruyère, sang de coq, pisse de chat ? Une couverture imbibée d'alcool et de musique ?

Elle réalisa à peine que les premiers étudiants rendaient leurs feuilles. Ils la remercièrent dans un murmure, elle les salua dans la brume. Henry, heureusement, semblait décidé à user du temps imparti jusqu'à la dernière seconde.

Cendres, tiges de roseau, plumes d'oie, oeufs d'araignée.

Des balivernes. Ce garçon était en danger de mort, serait peut-être sur sa table demain – Helen demanderait à ce qu'elle l'autopsie, mais Laura pouvait refuser, c'était son étudiant – tout ça parce qu'un prof sans scrupules l'avait poussé à s'attribuer le travail d'un pair. Bien sûr, Henry avait accepté et, malin comme il l'était, il s'était sûrement rendu compte qu'il s'agissait-là d'un acte malhonnête. Mais Graham avait estimé la pratique banale, et le discours de Ryan, son assistant, reflétait la même réalité : le monde universitaire se livrait à de petites tricheries constantes, qui avantageaient les uns, plombaient les autres, dans la plus parfaite félicité. Dans un univers dont les règles avaient été dévoyées de longue date, comment attribuer des responsabilités ?

D'autres étudiants lui rapportèrent leurs copies, Henry écrivait toujours. Laura s'en agaça, avant de ressentir une certaine tristesse. Il le faisait exprès, bien sûr, ce pauvre imbécile. Graham parut parmi les derniers, lui tendit son examen, et ils échangèrent un regard inquiet. La légiste devina que son collègue infiltré avait ignoré la présence d'Henry sur le campus, sans quoi il l'en aurait avertie. Pourtant, elle se doutait aussi qu'il aurait aimé en savoir davantage sur l'avancement de l'enquête, et sur ce qu'elle suspectait, avec raison. Travailler en équipe sur un dossier nécessitait des échanges sincères, Graham devait se sentir exclu. Laura lui adressa un pauvre sourire, il hocha la tête, la bouche tordue sur une moue indécise.

Foutus fantômes.

Cette rétention d'informations allait lui retomber dessus. Graham respectait peut-être son expérience, mais il finirait par s'ouvrir à quelqu'un de son sentiment d'être maintenu à l'écart. Sans doute à Vima, qui suivait sûrement son intégration. De Vima à Lafferty, en un éclair. Laura sentait déjà l'odeur caractéristique des ennuis flotter tout autour d'elle.


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