30. Triste fin
À la lueur des néons, Laura échangea un regard contraint avec la légiste de l'hôpital Sainte Elizabeth. Les bras croisés sur son tablier bleu, les yeux étincelants de fureur, le docteur Astrid Stephens appréciait peu cette intrusion dans sa morgue et ce mépris de ses compétences. La responsable de cet affront, l'inspectrice Helen Melville, se trouvait à quelques mètres, imperméable à cette tension entre spécialistes. Sur la table, le corps froid d'Alistair Scholtz, décédé pendant dans la nuit, attendait qu'on lui ouvre le crâne.
Helen avait appelé Laura de bon matin, l'arrachant à un curieux sommeil de plomb qui contrastait avec les tourments de la veille. L'inspectrice était consciente de l'irrégularité de sa demande : un mort en milieu hospitalier devait être traité par l'équipe résidente et, ce dimanche de surcroît, Laura n'était pas de garde. Mais vu le contexte, elle tenait à ce que ce soit elle, et personne d'autre, qui procède à l'autopsie. Tant pis pour les protocoles.
Alistair Scholtz, vingt-neuf ans, en bonne santé, énergique, statisticien, était tombé dans les escaliers le vendredi matin, au sortir de la salle de squash. Un accident : il avait marché sur le lacet défait de sa chaussure de sport. Comme il avait cogné sa tête à la rambarde en métal, ses amis l'avaient emmené aux urgences, mais le scan était normal, le médecin lui avait donné des antidouleurs pour ses côtes, une semaine de congé, et conseillé de dormir un maximum, idéalement dans le noir et sans écran.
Rien à signaler le lendemain, il s'était reposé dans son divan, avec un léger mal de tête et la poitrine en feu, comme prévu. Mais pendant la nuit du samedi au dimanche, sa copine l'avait soudain trouvé inerte, lui qui ronflait et gigotait d'habitude avec bonheur. En réalisant qu'elle ne parvenait pas à le réveiller, elle avait alerté les policiers qui surveillaient l'appartement, puis appelé une ambulance. Amené toutes sirènes hurlantes jusqu'à l'hôpital Sainte Elizabeth, le jeune homme y était décédé peu de temps après. Le scan révélait une hémorragie cérébrale massive. Rare mais possible. Un choc crânien n'est jamais anodin.
Alistair Scholtz figurait dans la liste de la Société, bien sûr, raison pour laquelle Helen voulait que Laura l'inspecte en priorité. Dans cette affaire, elle demeurait son acolyte privilégiée, même si les autopsies n'avaient rien apporté d'utile à l'enquête jusque-là.
Laura procéda à son examen sans tergiverser, en commençant par la boîte crânienne. Malgré son expérience des scènes de crime, Helen quitta la salle au son de la scie circulaire. En revanche, la légiste hospitalière demeura campée dans le dos de l'intruse, manifestement décidée à surveiller toute la procédure. Laura ne s'en formalisa guère, elle avait l'habitude d'officier en bonne compagnie.
L'état du cerveau confirma le diagnostic, les tissus ravagés par l'épanchement de sang. Laura prit cependant le temps de le regarder sous toutes ses circonvolutions, à la recherche des rayures qui avaient marbré le coeur des victimes précédentes. Il n'était pas impossible que le choc initial ait dégénéré, à la faveur d'une paroi artérielle fragilisée, mais Laura n'écartait pas la possibilité que, déçu par son échec, l'Ysbrydial soit venu y mettre un doigt. Malgré le sel et la sauge, à cause de la pluie.
Bloquant ces pensées inutiles, elle emmena l'encéphale jusqu'à l'évier et l'y rinça délicatement. Dans son dos, Astrid renifla, mais Laura ne releva pas. Débarrassé du sang excédentaire, l'organe révéla les filaments de sa nécrose, et elle l'inspecta avec plus de soin. L'hémorragie semblait s'être déclarée en occipital droit, avec une compression qui avait rapidement touché le tronc cérébral. Un curieux trou semblait ménagé juste sous le cervelet.
— On a drainé ? demanda Laura, par principe.
Elle n'avait rien vu sur le crâne à l'examen préliminaire.
— Non, répondit Astrid, sèchement.
— Le scan de vendredi ne montre rien de particulier ?
— Non. Un cerveau eutrophique, banal pour l'âge.
— D'accord.
Laura ramena le cerveau vers le corps, et s'attacha à vérifier le reste, juste pour s'assurer qu'elle ne manquait rien. Mais les organes thoraciques ne présentaient aucun signe inquiétant. Pour le commun des mortels, le diagnostic se jouerait entre les répercutions du traumatisme crânien et un effet secondaire rare des analgésiques, ou une interaction entre les deux. Laura, elle, avait vu la marque du doigt de l'Ysbrydial.
Elle s'attaqua aux réparations mais, excédée, Astrid la vira de sa morgue avant qu'elle en ait terminé. Tout le monde savait que les équipes hospitalières respectaient davantage les dépouilles et effaçaient mieux leurs traces. Laura n'était pas d'humeur à polémiquer.
Une fois changée, elle rejoignit Helen à l'extérieur, dans un couloir tranquille du sous-sol de l'hôpital. La lingerie, un peu plus loin, semblait le seul lieu habité et des soignants en uniformes aux couleurs variées y défilaient au compte-gouttes.
— Alors ?
— Hémorragie cérébrale, confirma Laura.
— Merde, il était sur cette putain de liste.
— Il est tombé avant que vous puissiez le mettre en sécurité.
— Je sais. J'ai déjà fait convoquer les copains de squash. Pour voir si l'un d'entre eux l'a poussé ou dénoué ses lacets... Deux des trois bossaient en criminologie et connaissaient Zafscav... Bref.
Laura écarquilla les yeux de surprise. Elle n'avait pas songé à ce genre de déductions.
— C'est sans doute juste un accident, murmura-t-elle, incertaine.
Helen lâcha un rire désabusé.
— Encore un ? D'un mec qu'on m'a justement mis sur une liste ? Laura. S'il te plait.
La légiste pinça les lèvres, hésita.
— Helen... Tu as songé que... peut-être... tu pourrais te détacher de tout ça et laisser la Société s'en charger ? Je veux dire... Tu te plains toujours que vous avez trop de boulot, trop de dossiers, et ce sont les vacances, vous êtes en sous-effectifs... Si tu sais qu'une agence a repris l'affaire... Tu pourrais juste leur laisser la main et passer à autre chose ?
Cette fois, l'inspectrice lui décocha un regard noir.
— Est-ce que tu es en train de me dire que je devrais m'écraser devant cette bande d'espions à la manque ? Les laisser récupérer mon travail ? Pourquoi ? Je ne les connais même pas ! Ils vont gérer ça depuis leurs bureaux, avec leurs algorithmes et leurs passe-droits, sans jamais venir rencontrer les gens, putain ! Sans compter qu'ils s'approprient le travail des autres, récoltent les lauriers, effacent les bavures l'air de rien. Non, merde, Laura. S'ils sont si malins, qu'ils viennent bosser avec moi. Qu'ils m'expliquent pourquoi ils ont mis ces gens sur la liste, qu'ils me disent ce que je dois chercher, ce que je dois craindre. Je ne suis pas leur petite main. S'ils sont si doués, qu'ils protègent eux-mêmes ces gens, plutôt que de me refiler la patate chaude et de me laisser assumer les cadavres.
Laura leva des mains défensives devant ce déferlement. Ce n'était pas la première fois qu'on lui servait ce discours. Les servants de l'ordre appréciaient rarement leurs confrères embusqués, qu'on disait mieux payés, mieux équipés, mieux entraînés, et dont l'aura inspirait crainte et admiration à parts égales auprès du grand public.
— Désolée, je comprends. C'est juste... je te sens dépassée.
— Je le suis, je ne vais pas mentir. J'avais imaginé mieux pour un dimanche matin. D'autant qu'on a reçu un nouveau memo pendant la nuit : dégager les cibles de la ville. Comme s'ils avaient su qu'Alistair était mort avant nous. Avant même l'hosto où on l'a débarqué.
Elle secoua la tête.
— Finalement, si j'y réfléchis... J'ai eu cette liste après qu'il se soit cassé la figure dans les escaliers. Peut-être qu'ils l'y ont rajouté a posteriori.
Laura grimaça. Qu'est-ce qu'elle était en train d'imaginer, au juste ?
— Je ne te suis pas... La liste a sûrement mis un certain temps pour arriver jusqu'à toi... Ils ont dû la rédiger avant l'accident.
Helen haussa les épaules. Sa mine révélait qu'elle envisageait toutes les possibilités.
— Vous êtes du même côté de la barrière, ajouta Laura, masquant son inquiétude.
— Mouais. Ça reste à prouver.
L'inspectrice relâcha sa respiration. Quelques notes d'un menuet retentirent alors. Laura la dévisagea mais Helen ne bougea pas.
— C'est pas le mien, déclara la policière.
L'alerte retentit une seconde fois, puis une troisième, avant de se taire. Décontenancée, Laura fouilla dans les poches de son nouvel imperméable, jusqu'à exhumer l'appareil. Trois messages. Elle se sentit pâlir en lisant le nom associé aux alertes.
Aaron avait répondu. Elle ne se souvenait pas de lui avoir attribué cette mélodie désuète, mais peut-être était-ce le paramétrage par défaut quand un numéro était rappelé d'entre les bannis. La tentation de les consulter aussitôt était dévorante, mais Laura avait peur de sa réaction, et Helen la surveillait.
— Un imprévu ?
— Mon voisin. Le chat a encore fait des siennes dans son potager.
Elle remit l'appareil dans sa poche avec un petit haussement d'épaules et une grimace. Menu mensonge, qu'Helen sembla accepter sans sourciller.
C'est seulement un quart d'heure plus tard, de retour dans sa voiture, que Laura ressortit le téléphone. Elle prit une profonde inspiration, déverrouilla l'engin puis ouvrit l'application. Les deux premiers messages étaient des photos.
La première montrait une tombe récente, sur laquelle figurait le nom de Jason, ainsi que ses dates de naissance et de mort. Vingt-six ans, la vie devant lui. La stèle, gris moucheté, arborait les formes végétales typiques de la tradition dunnite mais aussi une croix, signe que les Byatt mélangeaient allègrement les influences. Suspendu à la branche droite du symbole chrétien, un petit fagot de brindilles rougeâtres se balançait. Le Remontrant tant espéré, tant redouté.
Le cliché suivant présentait une liste de onze noms, qui débutait par Zafscav, suivi d'Addison l'escrimeur, Tillman l'entomologiste, Sikorski l'ingénieur et Scholtz le joueur de squash. Dans l'ordre exact de leur décès. Henry était le suivant sur la liste, avant trois noms que Laura n'avait jamais lus, puis deux qui figuraient encore sur le document qu'elle avait compilé avec Edward.
Mais son attention fut surtout détournée par le message final, quelques mots tapés pour conclure la mission :
Ne me recontacte plus jamais.
Une seconde, elle faillit respecter l'injonction. Une seule.
Ensuite, emplie d'une émotion impossible à identifier, mais impérieuse, inévitable, elle l'appela.
La messagerie s'enclencha aussitôt, la renvoyant vers l'exil qu'elle méritait.
NdA : merci de conserver vos tomates pour en faire de la sauce. Je suis sûre qu'elles sont bien meilleures comme ça 🫣
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