23. Les voies du dépit

Lorsque Laura atteignit la morgue, Greg la coinça dans le hall, diversion bienvenue, et ils allèrent discuter d'un cas dans la salle 2. Il y avait une montagne de paperasserie (virtuelle) à régler et deux corps arrivèrent dans l'après-midi, histoire de l'occuper. Petit à petit, elle retrouva son calme, suffisamment pour rallumer son téléphone portable et effacer les messages envoyés par Allan (trois) sans les lire. Il était assez grand pour retrouver son chemin jusqu'à la gare et même si elle avait agi sous le coup de l'émotion, elle n'en avait rien à cirer. Il méritait son mépris, rien d'autre. Elle termina de refermer son deuxième patient, tout en bavardant d'insectes avec Ryan, puis fut conviée à la fameuse réunion sur Butterfly.

David, fraîchement rentré de vacances, avait un teint tropical qui ne lui allait pas trop et la mine de quelqu'un qui serait bien resté un peu plus longtemps au vert. Mais il aborda le sujet qui les rassemblait avec son sérieux et son énergie coutumières, présentant les faits que Laura connaissait bien sans fioritures. Ils se répartirent les cas — Laura prit ceux qu'elle n'avait pas pu sortir de l'hôpital — puis se séparèrent : Greg et Laura pour rentrer chez eux, Don pour terminer une autopsie, David pour continuer à rattraper son retard (il était accessoirement de garde, un beau cadeau de retour). Rupert était parti en congés mais avait reçu sa part de travail par email.

Loin de mettre le cap sur la campagne, Laura se dirigera vers la bibliothèque, comme elle l'avait prévu plus tôt. Allan lui envoya encore un message qu'elle effaça sans trop y penser. Elle n'imaginait pas qu'il puisse avoir changé d'avis et s'être brusquement métamorphosé en être généreux. Sa petite survie et ses galipettes avec Jill, c'était tout ce qui motivait ce soi-disant dieu.

Luttant péniblement avec ses rivaux de la Toile, la bibliothèque était ouverte jusque tard dans la soirée. Laura trouva sans peine une table tranquille et y ouvrit son ordinateur portable. Elle constata qu'elle avait reçu une nouvelle flopée d'emails émanant de ses étudiants, en vue de leur cours du lendemain. Après une hésitation, elle décida de leur répondre : elle n'avait aucune envie d'y passer la nuit, d'autant qu'elle n'avait pas encore décidé de l'endroit où elle irait dormir.

Bien qu'il fasse encore chaud, elle avait plus froid à chaque minute, et pendant un long moment, elle guetta les alentours, les travées de la bibliothèque, ses voisins, à la recherche d'une entité surnaturelle. Allan avait dit qu'elle en percevrait désormais plus souvent, touchée par la mort. Mais elle ne vit rien de particulier, juste quelques badauds et des livres, par milliers, perchés sur leurs étagères. Le froid émanait d'elle-même et d'une inquiétude grandissante, qu'elle réprimait difficilement. Elle appuya ses mains glacées sur son front brûlant. Elle était en train de tomber malade en plein été, la faute au manque de sommeil, aux courants d'air des frigos et des fantômes, à toutes ces horreurs qui faisaient irruption dans sa vie.

Elle jeta un œil sur les livres autour d'elle. Peut-être l'un d'entre eux renfermait-il la réponse à ses questions. Mais combien faudrait-il en ouvrir avant de la trouver ? Combien de monstruosités devrait-elle s'imposer ? Elle ne voulait rien savoir. Elle n'avait jamais voulu se retrouver dans cet univers de croyances ridicules. Esprits, démons, du grand n'importe quoi. Elle aurait voulu retrouver la liberté d'en rire et de hausser les épaules. Quelles preuves avait-elle, au final ? Allan et Michaël avaient pu se moquer d'elle, crédule petite imbécile prise dans leur lutte. Mais non. Elle avait vu Allan saigner de l'or. Elle avait vu le démon révélé, elle en était presque sûre, et l'archange, et Anubis, même si le souvenir de cette nuit fatidique était flou. Elle pressa ses paumes contre ses orbites. Et quoi qu'elle fasse, Jonathan était chez elle. Furieux et translucide, porteur de mille accusations.

Je deviens folle, simplement, songea-t-elle.

Elle ne lirait rien ce soir-là. La bibliothèque fermait. Elle rangea ses affaires, traversa le hall enténébré, marcha vers la sortie en traversant le grand hall de marbre, témoin d'une autre époque. Des écrans brillaient dans la pénombre, chacun attendant un mot de passe pour s'ouvrir sur l'infini. Dehors, le ciel était à nouveau chargé. Laura le lorgna un moment puis décida d'aller manger un morceau dans un resto du coin.

La solitude n'était pas l'idéal, évidemment, dans son état d'esprit et, une fois installée dans un coin, dos au mur, elle sortit son téléphone et appela Helen. Elle ne pouvait pas lui dire ce qu'elle avait appris, mais elle voulait savoir s'il y avait du nouveau.

— J'ai vu les parents, dit la jeune inspectrice. Très remontés, encore sous le choc. Mais aucune chance qu'ils aient fracassé un crâne à coups de clavier.

Et pour cause, songea Laura. Aucun être humain n'en est capable.

— Je ne pense pas qu'ils aient pu commanditer quoi que ce soit. Je ne suis pas sûre que j'aurai un mandat pour le vérifier, d'ailleurs. Tellement peu d'éléments tangibles... Bref. Je n'ai pas tellement envie d'en parler, je suis désolée, ça me plombe, cette histoire. Je n'avais pas besoin de ce genre de trucs en ce moment.

Laura savait que la crédibilité de la jeune femme était régulièrement mise en doute par ses collègues plus âgés. Beaucoup disaient qu'elle était arrivée à cet échelon uniquement grâce à son mari. Qu'elle soit douée et travailleuse semblait n'avoir aucun poids dans leur jugement. Trop jeune, trop jolie. Elle parlait parfois de changer d'air, si pas de métier.

— Je suis sûre que tu vas finir par le coincer, dit Laura, même si elle savait désormais que c'était impossible.

Helen rit.

— Merci de la confiance. Mais à l'heure actuelle, je n'ai qu'un espoir : qu'il recommence. Ou essaie. J'ai mis cinq cibles potentielles sous surveillance.

— Des cibles potentielles ?

— Oui. Des profs qui ne font rien pour être appréciés de leurs subordonnés.

Laura eut un frisson.

— Je dois t'avouer qu'il y en avait bien trente, sur toute l'université, mais je n'ai pas les moyens. Alors je me suis concentrée sur ceux qui avaient des contacts avec Zaffy. Des étudiants en commun, potentiellement, ou des chercheurs. Des types qui servent dans les mêmes comités. Mais Zaffy n'était pas imbuvable qu'avec les scientifiques. Il était imbuvable avec les informaticiens, le personnel d'entretien, les administratifs... Il était juste...

— Imbuvable, compléta Laura.

Helen rit à nouveau.

— Voilà. Enfin bref. On verra ce que ça donne.

— Ça me semble une bonne idée, dit Laura.

C'en était une, sauf que les chances pour Helen de voir l'entité étaient nulles. Un courant d'air froid, un éclat de lumière... Elle ne pourrait rien faire. Et Allan avait dit que c'était dangereux. Laura faillit lui demander qui étaient les profs incriminés, mais Helen ne lui dirait pas, secret professionnel. 

Tout en saluant l'inspectrice, elle réalisa qu'elle pourrait plus facilement qu'Helen identifier la prochaine cible potentielle. Elle savait qu'il s'agissait d'une entité en colère, et qu'elle avait fait entre deux et quatre victimes, Allan n'en avait pas dit assez. La suivante était sans doute reliée aux premières. Le site de l'université lui indiquerait qui gravitait dans leur sphère. Elle pouvait peut-être trouver un moyen d'informer la police, indirect... Ou alors se servir du bras de la Société. 

Oui, c'était la bonne solution. 

La Société avertirait Helen et la jeune femme ne poserait pas de questions : les services secrets avaient leurs sources, confidentielles, auxquelles elle pourrait se fier. Si Helen confinait les victimes potentielles à domicile, il serait facile à Laura de placer des sceaux de sauge et de sel à l'extérieur pour empêcher l'entité d'y pénétrer. Cela lui laisserait le temps de s'épuiser. 

En imaginant qu'elle soit de la même nature que Jonathan, ce qui n'était pas sûr, mais Allan avait semblé regrouper tous les fantômes dans la même catégorie. Laura voulait y croire, le croire, c'était son créneau, à cette saloperie de chacal.

Elle sourit et se sentit rassérénée. Elle pouvait lutter, Allan avait tort. Son espèce n'avait pas à baisser les bras et laisser la « nature » suivre son cours. A ce prix-là, les tigres, la peste et les volcans auraient déjà gagné la guerre.


Dans la nuit estivale, illuminée par des éclairs mais sans pluie, Laura dirigea sa petite voiture vers l'ouest de la ville et un immeuble qu'elle connaissait bien pour l'avoir fréquenté plus ou moins régulièrement des années plus tôt. Elle n'avait pas envie de tomber sur Jonathan, pas encore.

Elle gara l'hybride derrière une petite sportive d'un rouge éclatant puis traversa la rue et entra dans un hall décoré de plantes en plastique un peu poussiéreuses. Duncan habitait au deuxième et elle sonna, malgré l'heure tardive. Il avait l'habitude de ce genre de débarquements. L'avait eue, en tout cas. Mais elle avait vu, en levant les yeux, qu'il y avait encore de la lumière derrière ses stores.

L'interphone finit par crépiter.

— Oui ? dit-il, de la surprise dans la voix.

Laura entendit de la musique et fut prise d'un mauvais pressentiment.

— Bonsoir Dunc. Désolée de débarquer si tard. C'est Laura... Je me demandais si... je pouvais par hasard passer la nuit chez toi ?

Un silence lui répondit, la musique toujours présente en fond, une mélodie un peu langoureuse. Elle devina qu'il n'était pas seul.

— Heu... Ce n'est pas exactement... le bon soir... murmura-t-il, embarrassé.

— D'accord. Pas de soucis. J'aurais dû téléphoner d'abord. Je suis désolée.

— Heu... Non... C'est moi mais... Il y a un souci ?

— Non. Juste... J'étais dans le coin... Ce n'est pas grave.

Elle ne pouvait pas lui dire qu'elle avait imaginé reprendre leurs activités antérieures, juste une étreinte rapide et une bonne nuit de sommeil, histoire de conjurer les ténèbres. Ils avaient partagé ce genre de plans l'année précédente encore, sans attaches, sans complications. Bizarrement, cela lui semblait déplacé, et de toute façon, il savait parfaitement pourquoi elle était là.

— Je suis désolé, dit Duncan.

Il était soulagé. Laura eut un sourire misérable devant l'interphone. Heureusement, il n'y avait pas de caméra.

— Il n'y a pas de quoi. On se voit bientôt.

— Demain matin. A la réunion. Tu avais oublié, je parie.

Touché coulé.

— Pas du tout. Bonne nuit.

— Toi aussi... Tu es sûre que ça ira ?

Il avait besoin d'être rassuré... puis qu'elle le laisse tranquille.

— Bien sûr. A demain.

Il raccrocha le premier et elle resta une seconde dans le petit hall, interdite, avant de regagner la rue. Il faisait désormais complètement noir. Elle regagna sa voiture, jeta un œil vers les fenêtres illuminées, loin au-dessus d'elle, puis repartit vers le centre-ville. Pendant un moment, elle erra dans les rues, un peu hypnotisée par les lumières, rouge, vert, orange des feux de signalisation, le bleu clignotant d'une ambulance hurlante, les roses et les jaunes criards des enseignes, le blanc des phares quand elle croisait quelqu'un d'autre. Elle se sentit dériver peu à peu. Rouler encore devenait dangereux. Il fallait qu'elle s'arrête. 

Elle songea à nouveau aux profs de Fernbridge et à l'esprit en colère, peut-être celui du suicidé, peut-être un autre, trucidant ceux qui l'avaient exploité et trahi. Pour finir, elle mit le cap sur les locaux de la Société. Même s'il n'y avait personne, elle avait accès à toute heure et elle pouvait profiter de la salle de repos pour dormir un peu. Il y avait une douche, un lavabo, elle se débrouillerait pour avoir bonne mine à la réunion du matin. 

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