21. L'expert (1/2)

Quand Ubis apparut dans le hall des pas perdus de la gare centrale de Murmay, Laura se demanda si sa voiture avait le gabarit pour accueillir pareille stature. Elle se sentit mortifiée d'avance tandis qu'il scannait l'environnement à sa recherche. Quand il croisa son regard, elle lui adressa un petit signe de la main et un sourire embarrassé. C'était une chance que la nuit ait été trop difficile pour qu'elle ait pris le temps de réfléchir à ce qu'elle allait porter aujourd'hui. Elle y aurait sans doute perdu bien trop de temps, pour rien.

— Bonjour Laura.

— Bonjour, merci d'être venu, répondit-elle, mal à l'aise.

Ils se serrèrent la main, simplement. Ubis semblait vêtu pour une température de dix degrés de moins. Mais sans doute ne transpirait-il jamais, ou en tout cas pas pour des causes aussi triviales que le rayonnement du soleil.

— Avec plaisir, répondit-il, et il semblait le penser. 

— Par ici.

Elle l'entraîna vers la sortie est, qui donnait sur les grands parkings. La circulation dans le centre-ville de Murmay était devenue un peu plus aisée ces derniers temps, grâce à un système de péage au passage de certains ponts ou tunnels.

— Ça va ? Tu as la tête... de quelqu'un qui dort peu, commenta Allan tandis qu'ils descendaient au sous-sol.

— Nuits difficiles. La chaleur, fit-elle avec un léger haussement d'épaules, mais sans le regarder.

Elle était plus ou moins sûre qu'il n'était pas dupe. Elle se maudit à nouveau de l'avoir appelé. Elle aurait pu se débrouiller sans lui, mille fois, trouver les réponses à l'ancienne, comme avant qu'il ne surgisse dans sa vie. Mais il avait le diagnostic infaillible. Elle l'avait vu à l'œuvre. Elle était persuadée qu'il savait de quoi étaient morts les gens sans avoir besoin de les ouvrir. Ce qu'il avait sous-entendu, au téléphone, la veille, n'en avait été qu'une confirmation.

— Je me suis dit qu'on irait d'abord au cimetière, c'est sur le chemin, puis à la morgue, où sont les deux autres.

Elle avait obtenu de faire rapatrier l'entomologiste dans leurs installations, histoire de pouvoir comparer les cadavres. Personne ne lui avait fait de misères à la Société : elle travaillait, enfin, sur le dossier qui lui avait été attribué.

— Par contre, je n'ai pas encore réfléchi à une petite histoire pour justifier ta visite.

Elle fit biper l'hybride et ils s'y installèrent.

— Je suis venu te faire signer quelques dossiers qui restaient en attente, après ton départ de New Tren, proposa-t-il. Discuter d'une analyse de cas, aussi, sur le suicide d'un homme en attente de procès.

— Ce dont tu n'as en réalité pas du tout besoin.

— Non, mais tout le monde sait que tu es une spécialiste. Et nous sommes restés en bons termes. Nous avons travaillé plusieurs mois ensemble, non ?

Elle lui jeta un regard goguenard, il lui retourna une mine parfaitement innocente, puis ils s'engagèrent dans la circulation fluide du petit matin. Dès qu'ils quitteraient le centre-ville, ce serait une autre paire de manches, cela dit.

— Tu sais de quoi meurent les gens sans rien faire, vraiment ? demanda-t-elle.

— Je suis ce que je suis.

— Je l'ai toujours suspecté. Je pensais... que tu percevais ce dont ils étaient morts à l'odeur.

— Cela en fait partie. Je suis là aussi ce que je suis.

Elle secoua la tête.

— Je comprends mieux pourquoi une grosse ville comme New Tren peut fonctionner avec un seul légiste.

— Je suis quand même obligé de faire semblant... de rédiger ce que tu rédiges... et le fait de savoir de quoi est morte une personne ne me permet pas toujours de le prouver... sans compter que cela ne me donne pas accès à l'identité de son meurtrier, s'il y en a un.

— Mais toute l'expertise que j'ai, pour déterminer si quelqu'un s'est suicidé ou a été assassiné... Elle ne sert à rien.

— Ce n'est pas complètement vrai. Savoir que quelqu'un est mort par strangulation ou par empoisonnement ou par chute ne me permet pas toujours de savoir si ces différentes méthodes ont été auto ou hétéro-infligées. Ce que je peux faire... c'est juste déterminer une cause de mort. Ce n'est pas énorme. D'autant que, comme je te l'ai dit, je suis quand même obligé d'aller chercher les éléments pour étayer mon discours.

— Tu as toujours été légiste ?

Il lui jeta un regard en coin.

— Pas toujours, non.

Elle acquiesça, vaguement dégoûtée de s'être laissée emporter par cette conversation. Elle ne voulait rien savoir, jamais, ni maintenant, ni plus tard. Elle réprima un frisson. Il faisait torride et elle ouvrit une fenêtre.

— Ils sont à Graëlon ?

— Oui. Tous les deux. Des profs d'unif. Ils avaient les moyens.

Graëlon était le cimetière un peu snob de la ville, où on enterrait le tiers supérieur de la société murmaysienne. Au nord se trouvait le cimetière de Credence, de qualité médiocre. Le reste échouait à Bornstein, généralement en cendres sur l'unique pelouse. On y trouvait aussi des sortes d'étagères à urnes, avec autant d'alvéoles qu'une ruche géante.

— C'est un bel endroit. Très... gothique.

Laura ne répondit rien, peu portée sur l'esthétique des nécropoles, mais il lui semblait assez logique qu'un légiste ait déjà arpenté les pelouses de Graëlon. Avec la double casquette qu'avait Allan, c'était même obligatoire.

— Tu peux m'en dire davantage sur ces cas ? poursuivit-il.

— Ça a commencé par le meurtre assez sanguinolent d'un prof, un crâne défoncé, en soirée, à la fac... Pour l'instant, l'enquête ne trouve rien. Le type avait pas mal d'ennemis, mais la scène de crime en elle-même est moins bavarde malgré la bolognaise... et pour l'heure, de ce que j'en sais, il n'y a pas d'arrestation et pas même de vrais suspects. Le deuxième prof s'est jeté d'une fenêtre. Même type de profil, pas de témoins, pas de lettre d'adieu, une veuve persuadée qu'une étudiante est responsable, des collègues surpris mais pas vraiment malheureux. On n'a rien pour étayer la thèse du meurtre. Pas beaucoup plus pour le suicide. Le troisième était un sportif qui a fait un infar. Le dernier a crashé sa voiture contre un arbre pendant une tempête. Je sais ce que tu vas dire, que c'est sans doute une coïncidence... mais autant de morts, au même endroit, en si peu de temps...

— C'est la Société, qui t'a mise sur le dossier ?

— Oui. Au troisième mort. Mais jusqu'à ce que j'autopsie le quatrième, je ne croyais pas vraiment à la possibilité d'un lien. Je n'ai toujours pas grand-chose, juste... des bizarreries dans ces deux derniers cas. Je ne suis pas sûre que tu pourras m'apprendre grand-chose sur les deux premiers... mais puisque tu es là...

Elle tourna à gauche et remonta une longue avenue arborée, jalonnée de belles maisons anciennes, à l'image de celle qu'habitait Allan à New Tren. Ce dernier observait le paysage par la fenêtre, tranquille, impeccable dans son costume noir, les yeux clairs, les traits fins, à mille lieues de l'homme mourant puis acculé qu'il avait été à l'hiver précédent. Laura détourna le regard. Graëlon les attendait en bout de parcours, ses grilles en fer forgé noir se découpant sur le ciel sombre. Il ne pleuvait pas encore mais un vent un peu sauvage annonçait le chaos à venir.

— Ce n'est pas un souci, ajouta Allan tandis qu'ils se garaient. Je peux te rendre ce service.

Ils sortirent. Dans son complet anthracite, Allan était vêtu pour l'occasion, une visite dans le cimetière le plus ancien de Murmay. Avec son jeans et ses chaussures de sport, Laura détonnait. Mais c'était l'été et elle ne venait pas se recueillir. C'était de toute façon trop tard pour y changer quoi que ce soit.

Malgré l'apparente cordialité de leurs échanges, il demeurait une tension entre eux, Laura la percevait, comme un malaise qui recouvrait toute chose. Elle ressentait cette ancienne confiance, qui lui venait des tripes et qu'elle comprenait aujourd'hui comme l'indispensable effet secondaire de ce qu'il était, une entité autre et puissante, dont elle était trop proche à son goût, mais dont elle ne pourrait jamais se délivrer. 

Quoi qu'elle fasse, quoi qu'elle pense de lui, quoi qu'elle lui clame, elle ne pourrait jamais nier le fait qu'il lui avait sauvé la vie. Ou rendu la vie. A présent qu'il marchait là, à ses côtés, à la fois tout à fait ordinaire et complètement inhumain, elle savait qu'elle finirait par lui poser la question, même si c'était une question inutile, parce qu'elle vivait, respirait, avait besoin de dormir et de manger comme n'importe qui d'autre, quoi qu'il se soit passé dans la villa de Sam. Savoir faisait peut-être partie du chemin vers un semblant de guérison. Ou alors pas. Peut-être que savoir fendrait encore un peu plus la terre devenue si fragile sous ses pas. 

Les grandes grilles étaient ouvertes, le cimetière ne fermait qu'à la nuit, et ils entrèrent dans la nécropole en foulant son gravier gris sombre. Le ciel chargé derrière les arbres et les pelouses dessinait un contraste magnifique, jaune et bleu sombre, presque luminescent. 

Laura guida Allan vers les tombes des deux professeurs récemment décédés. Elle avait pris le temps de consulter le plan du cimetière, désormais continuellement mis à jour via internet et auquel la morgue avait accès pour des raisons pratiques. Hormis les deux légistes, il n'y avait pratiquement personne, quelques ombres endeuillées qui glissaient ici et là, une femme qui arrangeait des fleurs sur un rectangle de marbre, un homme avec un tuyau d'arrosage, accomplissant sa tâche dans la fraîcheur relative du début de journée. Allan marchait particulièrement droit, les yeux légèrement rétrécis, la respiration ample. Laura se demanda soudain s'il y avait quelque chose de pénible, pour lui, dans la traversée d'un cimetière.

— Ça va ? demanda-t-elle.

— Acceptablement, répondit-il d'un ton presque dégagé. Beaucoup de morts et beaucoup de spiritualité chrétienne. L'un compense heureusement l'autre, sans quoi je ne pourrais pas me trouver ici.

— J'avais oublié la cathédrale, murmura-t-elle.

Un refuge contre les forces de l'ombre.

— J'aurais pu y entrer, ça ne m'est pas complètement impossible. Mais c'est une expérience pénible. Il y a une part... viscérale... de moi... qui entre en mode hostile... C'est comme un instinct, mais à une autre échelle. Difficile à contrôler.

Il eut un haussement d'épaules et elle grimaça. Un instinct à une autre échelle ? Qu'est-ce que ça voulait dire ? Tout ça lui semblait très basique, justement. Des affrontements d'entités pleines d'absolus obsolètes. Je suis bon, tu es méchant, ce genre de stupidités.

— Mais les morts compensent, compléta-t-elle.

— Oui. Peu importe ce qu'ils ont cru de leur vivant. Ils sont désormais morts, et un cimetière comme celui-ci exsude la mort. C'est à la fois revigorant et très... déstabilisant.

Un léger sourire lui courba les lèvres.

— C'est incompréhensible. Pardonne-moi. Je n'ai jamais parlé de ces choses à personne... plus depuis... un temps certain.

Elle leva les yeux au ciel sur une grimace avortée. Comme dans le musée, autrefois, elle avait l'impression de marcher dans un rêve. Le manque de sommeil n'aidait pas. Allan, juste à côté d'elle, semblait à la fois incroyablement proche d'elle mais aussi totalement hors d'atteinte. Elle se demanda ce qu'ils avaient en commun, peut-être rien du tout, mais dans le même temps, il vivait parce qu'elle savait, et elle vivait parce qu'il... quoi ? en avait besoin ?

Elle chassa ces pensées atroces, ce lien d'une utilité crasse qui les soutenait l'un et l'autre.

En tournant dans une allée, elle reconnut soudain l'environnement, le grand chêne, la courbure du chemin, et marqua un temps d'arrêt. Elle était à l'endroit où était enterré Jonathan. Elle n'avait jamais été sur sa tombe mais elle avait vu les images, à la télévision, un petit cortège dans le froid glacial, sans neige, de l'hiver, et le plan de la morgue lui avait révélé le reste. Elle avait pensé s'y rendre, plus d'une fois, mais cela ne s'était jamais mis. Pas le courage, pas l'envie, des jours où elle trouvait la chose ridicule, où elle relisait sa relation avec le psychiatre en n'y voyant que du mensonge et du vide, d'autres où au contraire, cela lui semblait trop lourd, comme si aller jusque-là, voir le nom inscrit sur le marbre, la projetterait dans un abîme sans fond. 

Une partie de cela, bien sûr, renvoyait à un sentiment de culpabilité. Laura menait une vie démente, dangereuse, portait une arme à feu, en usait au besoin, se déguisait, s'infiltrait, côtoyait le crime, et il avait fallu que ce soit lui qui meure. Pire, elle avait été à deux doigts d'y rester, elle aussi, et la chance l'avait placée aux côtés d'une créature susceptible de l'arracher aux limbes. C'était profondément injuste. Jonathan aurait mérité mille fois de survivre. Mais il n'y avait eu personne, à l'instant fatidique, pour intervenir. Il avait agonisé seul, dans un caniveau, sous la pluie glaciale.

— Ça va ? demanda Allan et elle réalisa qu'elle s'était arrêtée trop longtemps.

Elle secoua la tête, sourit.

— Pardon... Un instant de... Je n'étais plus sûre... Par là...

Il ne parut pas surpris de la pirouette et attendit qu'elle reprenne sa route en observant le ciel chargé. 


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