20. Les autres
Beaucoup plus tard dans la journée, face aux résultats que le laboratoire venait de lui envoyer, Laura poussa un petit soupir de dépit et noya son visage entre ses mains. Elle était épuisée, endolorie, incroyablement stressée. Le seul point positif : Jonathan ne l'avait pas suivie en ville.
Le résultat de l'analyse des échantillons de tissus cardiaques qu'elle avait sous les yeux était désolant. Elle avait toute foi dans les compétences de ses collègues pathologistes, mais elle avait vraiment espéré que Don avait vu juste, et que les marques étaient liées à la pression des côtes au moment du choc. Or les données révélaient que les tissus sombres étaient nécrosés de manière bien plus radicale, et le laborantin qui s'en était occupé, un gars expérimenté, proposait la réalisation d'analyses plus longues et plus coûteuses pour essayer d'en comprendre la source. Il émettait des hypothèses bactériennes ou mycosiques. Laura, de son côté, avait la photo du cœur complet sur son écran, avec ses rayures régulières, qui ne correspondaient en rien à l'anatomie sous-jacente de l'organe.
La fatigue fait parfois faire des choses absurdes.
Laura sortit son smartphone, le fixa sans le voir et finit par chercher dans le répertoire un numéro qu'en réalité elle connaissait par cœur. Elle pressa l'écran d'un doigt puis le porta à son oreille.
— Ubis.
S'il n'avait pas répondu d'emblée, peut-être aurait-elle eu le temps de se raviser.
— C'est Laura Woodward.
Silence.
— Une minute.
Il ne s'adressait pas à elle et elle l'entendit se déplacer, ouvrir une porte, la refermer.
— Laura, dit-il enfin. Je... C'est... inattendu.
Il n'était pas hostile. Il aurait eu le droit de l'être. Elle soupira.
— Désolée de te déranger. Je... J'ai un souci... de diagnostic et... vu que le tien est toujours... précis...
Il était plus que précis, il était parfait, quand il voulait bien le livrer.
— Je me demandais si je pouvais t'envoyer les données d'un cas... que tu me donnes ton impression.
— C'est un cas très compliqué ?
— C'est un cas... bizarre.
Elle grimaça devant son écran.
— Je me fais peut-être des idées. C'est juste... je ne sais plus exactement jusqu'où... je dois chercher.
Il ne répondit rien, l'invitant tacitement à poursuivre.
— Je voulais juste t'envoyer quelques fichiers. Par acquit de conscience.
— Laura, si ce cas est vraiment... bizarre, comme tu dis... Il faut que je voie le corps. Je ne peux pas faire mon travail à partir de données écrites et de photos.
— Ce n'est sans doute rien... Peut-être que les photos, déjà, t'évoqueront quelque chose...
— Tu peux me dire en deux mots de quoi il s'agit ?
— Quatre morts en quelques jours sur le campus de l'université. Un meurtre, un suicide, une mort naturelle et un accident. Le cœur des deux derniers... est vraiment dans un état curieux. Le meurtre n'est toujours pas élucidé. Du second, je ne sais pas grand-chose. Je cherche peut-être quelque chose là où il n'y a rien. Des coïncidences.
— Je viens. Demain. Si tu sais m'avoir les quatre corps, c'est l'idéal.
— Je crains qu'il n'y en ait déjà deux sous terre...
— Alors localise les tombes. Je peux gérer sans les sortir.
Cette déclaration laissa Laura sans voix. Ubis ne réagit pas davantage. Elle s'éclaircit la gorge.
— Ah, heu... Ok. Je passerai te chercher à la gare...
— Je serai dans le train de 9h11.
Cela avait été si vite, si facile, elle ne savait pas quoi répondre. Mais si, évidemment : l'indispensable.
— Merci.
— C'est naturel.
Elle raccrocha et se maudit à voix basse. Il avait suffi d'un instant de faiblesse, un seul, après une nuit blanche, avec un fantôme dans son salon, pour que toutes ses bonnes résolutions s'effondrent. Allan n'avait attendu que ça, une occasion de glisser son pied dans la porte, et elle l'avait sciemment invité, en plus ! Les yeux derrière ses poings serrés, elle gémit.
— Ça va ? demanda une voix, la faisant sursauter.
Greg était rentré dans la salle.
— Crevée, répondit Laura en éteignant l'écran de son ordinateur. J'ai besoin d'un café.
S'armant d'un sourire presque tranquille, elle passa devant son collègue et fila à la cafétéria.
En rentrant en début de soirée, un plat chinois dans une boîte en carton sur le siège passager, Laura ne fut pas surprise de trouver Jonathan devant chez elle. Elle gara la voiture dans la grange puis, munie de son souper, se dirigea vers le seuil. Ce n'est qu'à quelques pas qu'elle comprit que le fantôme lui barrait le passage, l'empêchant de rentrer dans la petite maison. Pour atteindre la porte, elle aurait dû marcher droit à travers lui. Vu les résultats de leur premier contact, ce n'était pas une expérience qu'elle avait à cœur de réitérer. Il portait cette fois son tablier de travail, les lunettes sur le nez, la mine décidée, hostile. Elle alla jusqu'à lui ; il ne bougea pas d'un pouce.
— Je voudrais rentrer chez moi, dit-elle, d'une voix qu'elle espérait stable.
— Moi aussi, rétorqua-t-il froidement.
En extérieur, sa voix était moins puissante, comme portée par la brise, le bruissement des arbres, le chant des oiseaux. Il était aussi moins effrayant et, en plein soleil, moins visible. Mais elle ne doutait pas qu'il soit tout aussi dangereux.
— Jonathan, je t'ai expliqué le problème...
— Tant que je ne rentre pas chez moi, tu ne rentres pas chez toi.
Elle soupira, se tourna vers la voiture. Elle n'était vraiment pas grande. Mais peut-être y avait-il moyen de se bricoler une tanière dans la grange directement. Elle partit en arrière. Puis soudain la colère arriva et l'embrasa, coutumière, fruit amer de journées difficiles. Elle fit volte-face et pointa un doigt accusateur sur le revenant.
— Tu sais quoi ? Ce genre de stupidité, ça me prouve bien que tu n'es pas Jonathan ! Jonathan n'était pas aussi... aussi mesquin, voilà ! Jonathan aurait compris !
Le fantôme grimaça et dans un souffle à peine audible, disparut. Laura en resta pantoise. Elle l'avait... quoi... vexé ? Elle fit quelques pas, atteignit le porche, grimpa les marches. Par prudence, elle passa la main devant elle, cherchant quelque chose d'invisible dans le vide entre elle et la porte. Mais il n'y avait rien et elle relâcha sa respiration, avant de chercher ses clés pour entrer.
La maison était silencieuse, le cactus renversé l'était toujours, comme les livres éparpillés sur le plancher. Il faudrait qu'elle range mais là, juste maintenant, elle avait besoin de s'asseoir dans un fauteuil et de souffler. De manger. De dormir, idéalement, mais il y avait un risque qu'il revienne et elle n'avait nulle envie d'être surprise dans son sommeil par un spectre en colère.
Elle avala son repas chinois dans le noir, cherchant le chat du regard (mais il avait dû fuir la présence du fantôme) puis fila prendre une douche, une des plus rapides de son existence. Elle se mit en pyjama, se brossa les dents en surveillant son reflet, puis s'emmitoufla dans son plaid et regagna le fauteuil. À contrecoeur, elle se releva, chercha le sel et la sauge, et protégea la porte d'entrée et la porte d'accès à la cour arrière. Jonathan pourrait sans nul doute franchir les murs, s'il le voulait vraiment, mais les seuils étaient symboliquement importants dans la plupart des spiritualités. Ensuite, sans espérer travailler encore (l'après-midi avait été chargée en dossiers et autres emails d'étudiants), elle alla s'écrouler dans son lit.
La nuit fut agitée, mais pourtant, chaque fois que Laura émergea en sursaut, le fantôme était invisible et il n'y avait aucun signe de perturbation dans la chambre. Elle eut l'impression d'être arrachée à son sommeil cinquante fois et quand il fit jour, elle quitta son lit avec la sensation que plus jamais elle ne jouirait d'un repos réparateur. Malgré l'heure matinale, il faisait déjà lourd, un temps orageux à la mesure de son humeur. Et elle allait devoir se farcir Ubis. Les conditions étaient réunies pour que la journée reste dans les annales du pire.
Une douche, un café, un deuxième. Zapping inutile sur les informations matinales, vérification en diagonale des emails, pas de messages urgents. Le bol du chat était à moitié vide, signe qu'il avait réussi, à un moment ou un autre, à se frayer un passage à l'intérieur en dépit des foudres de Jonathan. Les oiseaux chantaient à pleins poumons et Laura décida de sortir regarder la campagne sous le soleil naissant, histoire de recharger ses batteries en sérénité gratuite. Sous réserve de l'attitude de son indésirable visiteur.
Elle ouvrit la porte et scruta d'abord les alentours immédiats, à la recherche du fantôme. Il était dans le pré aux chevaux, à peine perceptible dans la lumière ambiante, comme un crépitement d'air, une forme de vent. Quand elle sortit, il gagna en phosphorescence et prit une teinte franchement bleue, presque aveuglante, qui la força à détourner le regard. Elle hésita à battre en retraite mais prit le risque de s'asseoir sur les marches du perron pour l'observer. Elle fut forcée de sortir ses lunettes de soleil. Il ne regardait pas dans sa direction mais réagissait manifestement à sa présence. Il paraissait pensif, peut-être même tourmenté, et traçait des cercles dans l'herbe sèche, qui paraissait noire et même morte. Laura ressentit une pointe de compassion. Il ne pouvait rien toucher sans le tuer. Il avait de la chance de ne pas s'en rendre compte, au final. Quoi qu'il soit.
Elle rentra sa tasse à l'intérieur puis ferma la porte et gagna la grange. Elle y trouva le chat, installé sur un vieux coussin, qui ne lui prêta absolument aucune attention. En quittant les lieux par le chemin de terre, elle constata, dans son rétroviseur, que Jonathan marchait toujours en cercle au milieu du pré.
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