16. SOS fantômes
Une fois de retour dans ses pénates, Laura se prépara un café serré puis s'installa au comptoir de la cuisine avec son ordinateur. Dormir viendrait plus tard, peut-être, s'il lui restait du temps.
Les quelques mots qu'elle entra dans le moteur de recherche lui procurèrent instantanément des milliers de résultats. Se débarrasser d'un fantôme semblait un sujet à la mode, ce qui ne la rassura en rien.
La plupart des sites paraissaient mystiques ou chrétiens, elle y trouva des prières et des rituels sommaires, ce qui la ramena immédiatement à une situation semblable, six mois plus tôt, quand elle avait cherché le moyen de tenir les démons à distance.
Son poème à trois sous avait fonctionné ou, du moins, elle y avait puisé suffisamment de courage pour repousser l'influence de Sam au moment critique. Évidemment, sans l'intervention de Michaël, le monstre aurait triomphé, mais elle avait invoqué l'archange, en priant, au plus noir de la nuit.
Le souvenir la fit grimacer et elle referma le couvercle de sa machine, le coeur battant.
Son regard erra sur la bibliothèque du salon attenant et elle chercha la tranche blanche et grise du livre où elle avait rangé la plume que Michaël lui avait laissée. Pouvait-elle l'appeler comme elle l'avait fait dans la villa de Sam et lui demander de l'aide ?
Ridicule. Un archange ne se déplacerait pas pour si peu, un simple spectre dans une ville au hasard.
Qu'il transpercerait de sa lance, sans arrière pensée.
Elle sentit ses tripes se contracter, puis se frotta les yeux des paumes.
Michaël avait dit qu'il l'oublierait, de toute façon. Et elle pouvait gérer ce problème toute seule.
Toute seule. Sans eux. Comme autrefois.
Elle rouvrit la machine.
Il semblait y avoir une certaine harmonie dans les conseils principaux, quelle que soit la source. D'abord, voir si on peut réparer le tort fait au mort ou lui permettre d'accomplir sa mission. En ce qui concernait Jonathan, c'était mal embarqué. À moins que l'asile ne ferme, ce qui n'était plus complètement une fiction, il y aurait toujours des malades à Butterfly et donc toujours du travail pour un psychiatre acharné. De son côté, Badger était en prison pour un certain temps. Laura ne voulait pas envisager que Jonathan puisse exiger qu'elle soit exécutée pour trouver le repos. Si elle-même avait été fantôme, en revanche... mais le psychiatre ne partageait pas ses errements. Pourtant son apparition semblait coïncider à peu de choses près avec le verdict du procès. Étrange et interpelant. Il faudrait qu'elle vérifie précisément les dates.
Deuxième solution : raisonner avec lui et le convaincre de partir. Laura avait déjà essayé, sans succès jusque-là. Peut-être devrait-elle retenter, mais il n'avait pas l'air d'apprécier qu'on lui dise la vérité et le temps pressait. La légiste était persuadée qu'elle ne pourrait bientôt plus accéder aux lieux, que l'interdiction vienne d'Hornet ou de Lafferty.
Au coeur de la nuit, le chat vint se rappeler à son bon souvenir. Elle le souleva et pressa sa fourrure contre son visage, profitant de sa chaleur et de la pulsation du vivant, un remède contre toute cette mort qui l'environnait. L'animal ne s'offusqua pas : le rituel n'était pas nouveau. Laura mit ensuite de l'eau à chauffer et dénicha un paquet de pâtes instantanées dans un tiroir de couverts mélangés. Le frigo était presque vide, comme les placards, pour changer. Elle se fit la note mentale d'effectuer une commande auprès d'un supermarché voisin. Puis, tandis que les pâtes retrouvaient du volume dans l'eau bouillante, elle poursuivit ses recherches.
Elle lut encore quelques pages de conseils ésotériques et plus ou moins pratiques, triant parfois avec difficulté ce qui était issu d'une tradition exotique quelconque de ce qui sortait de l'univers d'une série télévisée et, plus souvent encore, d'un jeu vidéo. La plupart des sites annonçaient la couleur, mais d'autres ne révélaient leurs sources qu'en micro-caractères, se la jouant « tout cela est bien réel ». Les fantômes étaient à la mode, signe d'une civilisation en crise spirituelle, selon un blog sérieux, critique, moqueur, le genre qui aurait eu sa préférence autrefois et qui lui semblait désormais complètement à côté de la plaque.
Son attention s'arrêta un moment sur la page tape-à-l'œil d'une médium de la région, qui promettait des résultats formidables dans tous les cas de possessions, hantises, poltergeists et autres esprits frappeurs. Impliquer un expert paraissait une solution alléchante, mais comment trier les charlatans des personnes qui avaient une connaissance réelle des créatures paranormales ? Elle erra sur un forum, un deuxième, et tout ce qu'elle y lut lui fit un peu peur. Entre les prêtres exorcistes et les sorcières vegans, il y avait tout un panel d'allumés qu'elle n'imaginait pas introduire dans Butterfly. Mais peut-être pouvait-elle entamer une conversation anonyme...
Manquant d'expertise sur les questions de confidentialité internet, elle se retint. La Société avait probablement placé un mouchard sur la machine et les recherches qu'elle avait menées ces dernières heures ne plaidaient pas en faveur de sa santé mentale. Elle sourit. Elle prétendrait écrire un roman, voilà. Pourquoi pas ? Ce n'était pas tellement son genre, mais les gens ont parfois des jardins secrets insoupçonnés.
Elle se sentit soudain triste de faire si peu confiance à son employeur. Se défier de la Société avait été le leitmotiv de sa jeunesse. Nat Campbell, sa mère, avait été un agent d'élite, dévouée tout entière à un travail nécessaire, qui passait avant toute autre considération, y compris sa fille. Du moins, était-ce la chimère que colportait Thomas. Foutue Société de merde qui l'avait privée de famille.
Nat était morte au cours d'une prise d'otages, à Neffen, alors que Laura avait treize ans. Pas que cela ait grandement changé son quotidien : Nat n'avait jamais vécu avec eux, Laura n'avait aucun souvenir de l'avoir jamais rencontrée en chair et en os, même si Thomas jurait qu'elle était venue plus d'une fois les voir, quand elle était encore bébé. Voilà qui lui faisait une belle jambe.
Enfin, son décès n'aurait pas dû changer le quotidien... Sauf que Thomas ne s'en était pas remis. Déjà porté sur la bouteille et sujet aux affres dépressifs, il s'était lancé dans une croisade anti-Société, personnelle, à toutes ses heures perdues. Il était persuadé que Nat n'était pas morte de la manière dont on l'avait raconté — et il avait probablement raison, car la Société maquillait souvent les morts d'agents pour qu'elles paraissent ordinaires — et s'était entêté à le prouver.
Rapidement, il y avait eu des coups de téléphone, même des visites chez eux, d'inconnus bien habillés, polis mais agacés. Laura n'avait pas vraiment espionné ce qui se disait : elle était elle-même furieuse contre son père, furieuse qu'il consacre toute son énergie, son temps, sa santé mentale à une morte qui n'avait jamais franchi le seuil de leur appartement, qui ne les avait clairement jamais aimés. Elle l'avait haï de se perdre dans ses délires, de se soucier si peu de sa fille unique, de boire, de pleurer.
Et puis il était mort, et elle savait, intimement, que son suicide était un meurtre. Elle n'avait aucune preuve, bien sûr. On l'avait envoyée à l'autre bout du pays, chez la sœur de son père. Sa colère avait d'abord été destructrice, avant de trouver un exutoire dans une mission stupide, celle de reprendre le flambeau paternel, de prouver qu'il avait été assassiné, lui.
Sa mère, peu lui importait.
Et comme Thomas était médecin légiste, Laura était devenue médecin légiste. Experte, désormais. Sa spécialité officieuse était la distinction entre suicide et meurtre. Elle connaissait parfaitement tous les signes, même les plus infimes. Sur certains cas, les autolyses par arme à feu, les pendaisons, les suffocations au sac en plastique, elle était incollable. Greg la surnommait 3%, comme son taux d'échec. Certains cas restaient plus complexes, quand quelqu'un s'était jeté sous un véhicule, dans une rivière, d'une fenêtre. Comme Thomas.
Elle avait néanmoins la certitude un peu ridicule que si elle avait accès au dossier, elle saurait tout de suite... Mais elle n'avait pas accès à ce dossier. Pas encore. Et au fil des années, son goût pour le travail avait petit à petit miné sa résolution première. Un jour, il faudrait qu'elle aille au bout des choses. Ou pas. Découvrir la vérité risquait de bouleverser les fondements d'une existence qu'elle aimait et elle n'était pas certaine que le jeu en valait encore la chandelle. Thomas et Nat appartenaient au passé. Ils avaient, d'une certaine manière, déterminé toute sa trajectoire. Fallait-il que, vingt ans plus tard, ils président encore à sa destinée ?
L'intérêt subi du chat pour le contenu de son bol la ramena dans l'instant présent. Baignant dans leur jus jaune, les vermicelles s'étaient presque désagrégées et Laura les abandonna au fauve.
Thomas aurait fait un bon fantôme, à bien y réfléchir. Frustré, assassiné, ses exécuteurs libres, anonymes et sûrs de leur bon droit, le mystère sur lequel il s'était échiné toujours entier. Sans doute aurait-il hanté la morgue centrale ou l'appartement qu'ils occupaient au centre-ville. Peut-être errait-il dans les couloirs de la Société.
Elle était certaine de ne jamais l'avoir croisé.
Un frisson la saisit.
Etait-elle subitement capable de percevoir quelque chose qui, jusque là, lui avait toujours échappé ? Ou bien les fantômes étaient-ils extrêmement rares ?
Comment devient-on medium ? tapa-t-elle sur Google, avant d'effacer ces quelques mots d'un doigt nerveux.
Non.
Il n'en était pas question.
Elle allait gérer Jonathan, rapidement, et puis ce serait terminé.
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