15. La compagnie des vivants
En rentrant vers Ververy, Laura se força à planifier ses futures recherches, refoulant les émotions associées au plus profond. Le sentimentalisme ne faisait pas partie de son éventail mental, le pragmatisme l'emportait toujours : elle devait se débarrasser du fantôme.
Une sonnerie incongrue, bip-bip d'un petit robot facétieux, l'arracha à ses ruminations tendues. Il lui fallut quelques secondes pour remettre son correspondant et elle prit l'appel d'une pression du pouce.
— Laura, c'est Dunc, annonça celui-ci. Tu as oublié la fête d'accueil du club.
La légiste se mordit la lèvre.
— Merde.
Le rendez-vous avait été fixé en fin de réunion, la semaine précédente, et elle ne l'avait bien sûr pas noté. Quelques imprévus plus tard, il s'était effacé de sa mémoire.
— Sois sympa, rejoins-nous, poursuivit le reporter. Lloyd est en vacances et Ed a une gastro, ce serait vraiment cool que nos nouveaux membres ne se retrouvent pas coincés avec deux champions. Il nous faut au moins un maillon faible pour leur donner confiance en leur marge de progression.
Elle étouffa un rire en virant hors de l'autoroute.
— Parle pour toi.
— J'étais sûr que ça te motiverait.
Elle ralentit pour se garer sur le bas-côté. Le soleil aveuglant rasait l'horizon.
— Écoute, je voudrais bien mais je suis déjà presque chez moi. J'ai eu quelques journées vraiment rudes... Je suis crevée.
Et j'ai un fantôme déraisonnable sur les bras.
Duncan poussa un bref soupir. Au-delà, Laura entendait le bruissement des conversations. Si Ed et Lloyd étaient vraiment absents, cela laissait Vima et les nouvelles recrues. Lafferty ne se déplaçait pas pour ce genre de réjouissances, un gage de détente pour tous. Le murmure s'estompa, Duncan s'était déplacé pour trouver davantage d'intimité.
— Laura... Je sais que tu as horreur de perdre ton temps avec ce genre de mondanités, et je comprends que tu as du boulot, mais nous en avons tous. Fais un effort. Juste cette fois. On a déjà la réputation d'être des snobs de la capitale... et les Bruns sont vraiment paumés. Tu auras besoin d'eux tôt ou tard, crois-moi, et tu seras contente, alors, qu'ils te trouvent sympa.
L'esprit calculateur qu'il lui prêtait, sans fard, la laissa estomaquée. Elle songea à la petite baraque dans les champs, où l'attendaient un chat solitaire, une soupe en sachet, le silence et mille questions tortueuses.
— J'arrive, articula-t-elle finalement, la voix à peine audible.
— Super. Tu sais où nous trouver.
Il coupa la communication, tandis qu'elle faisait demi-tour et repartait vers la ville enténébrée.
Le rassemblement se déroulait en sous-sol du siège central de la Société, qui s'érigeait au centre ville sous couvert d'une grande banque internationale. Quand Laura poussa enfin la porte, elle reconnut d'emblée la rythmique caractéristique de coups de feu. Ses collègues avaient abandonné la sangria sans alcool pour passer aux choses sérieuses : la salle jouxtait le stand de tir.
Elle enfourna rapidement deux petits sandwiches, puis attrapa un casque anti-bruit et rejoignit la fine équipe dans la pièce voisine. Sous le regard concentré de Vima et Gwen, bras croisés, les trois hommes se distribuaient dans les cabines. En tant qu'aînée et adjointe du chef, Vima était responsable du planning de formation et elle profitait de cette occasion festive pour évaluer les besoins de chacun.
Les deux femmes lui adressèrent un signe, que Laura leur rendit, embarrassée par son oubli caractéristique. Face aux cibles, Duncan expliquait à Graham comment se servir d'un pistolet. À sa mine inquiète, Laura devina que l'étudiant n'avait jamais eu ce genre d'objet entre les mains. Il faudrait pourtant qu'il apprenne : l'usage d'une arme à feu faisait partie des compétences de base d'un agent.
Deux couloirs plus loin, Gareth épaulait une carabine, dont il se délesta dès qu'il aperçut la légiste. Il lui tendit l'arme, elle secoua la tête avec une grimace. Qui se servait de ce genre de trucs, à part un Brun pour chasser l'élan ? Le psychologue se tourna alors vers le carton suspendu en bout de salle. Il lui déchira la poitrine avec le flegme d'un habitué. et la demi-feuille sectionnée voleta quelques secondes avant de tomber dans le sable.
Laura sentit qu'on lui frôlait l'épaule et elle accepta le révolver que lui tendait Vima. Le poids de l'objet dans sa paume l'emplit d'une crainte paradoxale. Elle visait droit, juste, elle se plaçait presque toujours parmi les cinq premiers de l'épreuve de tir lors des compétitions inter-équipes de la Société. Même si elle usait rarement de son arme sur le terrain, elle s'était toujours sentie mieux de la savoir nichée sous son aisselle, prête à la défendre contre le pire.
Jusqu'à New Tren.
Elle avait vidé un chargeur entier dans les tripes d'Ubis sur le quai. Criblé les zombies de l'église de mille balles. Touché Sam d'une plume d'archange pour voir la plaie se refermer sous ses doigts furieux.
En vain.
Le révolver semblait soudain aussi utile qu'une gifle ou une menace. D'ailleurs, elle n'emportait plus jamais le sien, nulle part.
Elle songea à Jonathan, mort de deux balles dans la poitrine, songea à son fantôme. Broncherait-il si elle tentait de l'abattre ?
Aucune chance.
Vima lui tapota le bras, l'arrachant à son errance. La légiste sourit, se reprit, se choisit un couloir. Un instant, elle imagina tirer les yeux fermés, sans y penser. Puis elle se souvint de la présence de sa collègue derrière son épaule, vigilante, la feuille de cotation à la main. Si elle manquait son but, elle en serait quitte pour un stage de recyclage, plusieurs heures sous la houlette de l'insupportable instructeur du district, un misogyne à l'ancienne qu'elle ne pouvait pas supporter.
Elle rouvrit les paupières, fixa la cible, n'y vit rien d'autre qu'une silhouette grossière imprimée noir sur blanc. Elle lui logea deux balles dans le crâne, une dans le coeur, une dans l'épaule, pour faire bonne mesure. Vima lui leva un pouce, Laura acquiesça. Au creux de son ventre, la certitude que cela n'avait aucune importance, que cette victoire ne la protégeait de rien, demeura vive. Elle fit bonne figure, cependant, et céda son révolver à Gwen Conway.
Un peu plus tard, une fois les armes rangées, et alors que le groupe discutait d'une formation d'escalade à prévoir à l'automne, Vima l'attira à nouveau dans le stand de tir et referma la porte derrière elles. Laura tâcha de rester détendue mais la perspective ne l'enchantait guère : cela sentait le sermon, et la légiste ne les tolérait qu'à très petites doses et certainement pas de n'importe qui. Mais Vima avait l'oreille de Lafferty et un pouvoir de nuisance élevé si on se rebiffait.
— Laura, j'ai eu le docteur Kant au téléphone ce matin. Il me dit que ses deux dernières convocations sont restées lettre morte. Celle du suivi de mission, en janvier, et celle de l'examen annuel. Même si tu es médecin, ces visites médicales ne sont pas facultatives, tu le sais. S'il t'arrivait quoi que ce soit, nous serions dans la mouise. Et avec ce qui s'est passé à New Tren... Lafferty pourrait décider de te suspendre.
La menace était claire. Laura hocha la tête sans répondre.
— Je sais que les Fédérés t'ont déclarée apte, mais nous n'avons pas accès à leur rapport. Et donc... J'ai obtenu de Kant qu'il te fasse un certificat d'aptitude temporaire, ce qui est tout à fait irrégulier, tu t'en doutes.
Le regard noir de la petite juriste se vissa un instant au sien, attendant une réponse plus ferme.
— Oui. Oui, merci. Je vais y remédier rapidement.
— Tu dois le voir dans la quinzaine, sans faute. Appelle-le. Il t'insérera entre deux patients. Sinon je devrai avertir Lafferty – je pense que Kant le fera lui-même, en vérité, il était furieux que je lui force la main – et tu seras à nouveau sur la touche, ce que personne ne veut, n'est-ce pas ?
Laura secoua la tête, lèvres pincées. Vima posa une main amicale sur son avant-bras.
— Je compte sur toi.
Sans la pousser plus loin, elle regagna la porte puis se glissa dans la pièce voisine, où Duncan défendait les falaises de Shamrock tandis que Gwen arguait que Bryne disposait de sites bien supérieurs.
Laura prit une profonde inspiration. Elle avait sciemment repoussé la visite médicale, à cause d'une cicatrice neuve qui ornait son ventre et qu'elle aurait bien du mal à expliquer. D'autant qu'elle ne savait pas ce qui cachait en-dessous et qu'elle n'était pas certaine de vouloir le savoir. Mais Vima avait raison : elle ne pouvait pas continuer à éviter ce contrôle obligatoire. Kant était tenu au secret médical, de toute façon, et elle était apte à faire son travail, quoi qu'il lui soit arrivé.
La soirée s'étiola peu après. La semaine avait été longue pour tout le monde et certains, dont Laura, avaient un week-end chargé. Vima prit Graham à part pour discuter de ses cours de tir, Gareth et Gwen partirent bras dessus, bras dessous dans un rire, et Laura se retrouva avec Duncan sur le parking. Elle songea un moment à lui faire une proposition audacieuse, mais la pensée s'effaça aussitôt. Aucune envie, juste l'habitude. Lui-même paraissait embarrassé et elle se demanda comment elle le rembarrerait s'il devait lui faire une ouverture.
Trop de boulot, comme d'habitude. Un chat à nourrir. Elle était de garde, voilà. Seulement le lendemain, mais il ne pouvait pas le deviner.
— Laura, commença-t-il, au moment où elle allait lui fausser compagnie.
— Il y a un souci ? demanda-t-elle.
Autant en venir au fait, elle avait encore une demi-heure de route devant elle.
— Ah, je ne sais pas très bien comment te dire ça.
— Dunc, s'il te plait.
— Oui, pardon. Ecoute... Hum. J'ai appris que tu passais beaucoup de temps à Butterfly.
— Appris ? Comment ça, appris ?
— Gareth l'a dit à Gwen, qui me l'a dit à moi.
Laura sentit son estomac se contracter. Bien sûr. Gareth n'avait pas fait de rapport à Lafferty, mais il en avait parlé à son épouse, la petite conversation de fin de journée autour du dîner. Pourquoi celle-ci s'en était-elle ouverte à Duncan restait un mystère, mais il ne fallait pas que ça remonte plus haut.
— Je suis mandatée par la morgue pour faire un audit de certains dossiers. Je ne peux pas faire autrement.
— Laura, je sais ce que Butterfly représente pour toi.
Non, tu ne sais rien, songea-t-elle, mais elle se mordit la langue pour ne rien dire.
S'emporter empirerait la situation.
— Certains dossiers ne peuvent pas sortir. Je dois les consulter sur place.
Duncan resta silencieux une seconde, avant de reprendre.
— Tu ne crois pas que tu devrais te concentrer sur Fernbridge ? Je veux dire... Après New Tren...
Cette fois, elle sentit la colère lui saisir la gorge, mais il n'en avait pas terminé.
— Lafferty a confiance en toi et... Ce serait vraiment dommage... Hum.
Il avait de bonnes raisons d'être embarrassé. Il n'aurait jamais osé lui tenir ce genre de discours autrefois. C'était elle, en général, qui le secouait quand il commençait à décrocher. Mais New Tren était passée par là, New Tren et tous ses fichus parasites.
— Je ne néglige pas Fernbridge, reprit-elle, le plus calmement possible. Et je ne dois plus aller qu'une seule fois à Butterfly.
Pour autant qu'elle trouve une solution radicale.
— Tu sais que Gareth y est. C'est un gars sérieux. Efficace.
— Oui, je sais.
Ce sale traître.
— Mais je te l'ai dit, ma présence là-bas est liée à un audit commandité par le conseil de la Santé. À la morgue. Mon boulot officiel. Je ne peux pas y couper juste parce que je sais qu'un agent s'y trouve. Je ne suis pas censée être au courant.
— Ils auraient pu envoyer quelqu'un d'autre, murmura le journaliste, songeur.
— Je vais bien, Duncan. Me rendre à Butterfly ne m'émeut pas.
— Si tu le dis.
Intérieurement, Laura soupira de soulagement. Il n'était pas au courant de son étourdissement. Dans le cas contraire, il le lui aurait très certainement balancé au visage sans les moindres pincettes.
— Bon... mais je ne vais pas t'ennuyer davantage... On se voit la semaine prochaine pour la réunion d'équipe.
— Oui, c'est ça. Bonne fin de soirée à toi.
— Bonne nuit. Désolé de t'avoir ennuyée.
— Pas de soucis. C'est gentil mais inutile.
— Bien noté.
Il fit un pas en arrière, un second, puis lui adressa un signe de la main et partit vers sa voiture aux courbes tapageuses. En grimpant dans la sienne, Laura lâcha le grognement de dépit qu'elle avait muselé jusque là. Elle aurait voulu avoir toute latitude pour régler le problème de Jonathan au mieux, mais ce n'était plus possible. Il fallait composer avec ces foutus gens qui mettaient leur nez dans ses affaires, sous peine d'avoir des ennuis.
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