⚜️ | CHAPITRE 17
Je m'écarte de lui, sceptique lorsque je l'interroge :
— Comment ? Tu ne peux rien faire pour m'aider, Allan. Et je ne te le demande pas.
S'il décide de me prêter main forte et me faire échapper, il perdra toute chance d'un jour revoir Amber – si tant est que Matthew tienne sa promesse et parvienne à la ramener à la vie. Aucun retour en arrière ne sera permis, et si je suis incapable de lui venir en aide, je ne crois pas que je supporterai qu'il perde son unique espoir par ma faute.
— Tu as assez souffert comme ça ces dernières semaines. Et puis, tu portes une vie en toi, je ne peux pas la priver de liberté alors qu'elle est innocente.
Ces mots, soufflés si bas qu'il nous faut articuler méticuleusement pour nous comprendre, me font l'effet d'une véritable tempête. J'ai la tête qui tourne, encore ébranlée par les derniers événements, tant de souvenirs d'un passé que j'avais toujours refoulés. Aujourd'hui, je refuse de croire qu'il est prêt à franchir cette limite. Pas après tout ce que nous avons traversé.
Nous nous sommes aimés, perdus... retrouvés et détestés. Doucement, nous apprenons à nous reconnaître, nous soutenir. Mais comment peut-il sacrifier sa raison de vivre pour moi ?
— Écoute-moi bien, ok ? Je dois me débarrasser des corps ce soir, une fois la nuit tombée. Je viendrai te chercher en t'apportant ton repas, et nous partirons le plus discrètement possible.
Sans jamais me lâcher, ses paumes enlaçant toujours mon visage, il hausse les sourcils, semblant attendre une confirmation de ma part. Alors j'opine d'un bref mouvement de la tête, complètement perdue.
Il veut vraiment le faire ? Ce soir ?
— On devra se dépêcher, « Matthew » risque de très vite se rendre compte de ton absence.
Le nom de mon bourreau tu afin d'éviter au maximum d'attirer son attention, je le devine néanmoins à la courbure des lèvres de mon ami.
— Tu es d'accord, Lisa ? me demande-t-il soucieux de ma réponse, de mon état. On aura pas de sitôt une nouvelle opportunité.
Les cris de mes victimes résonnent encore dans mon esprit, lointains certes, néanmoins terriblement incessants. Si je reste plus longtemps ici, je vais définitivement perdre la raison.
Alors oui, je suis d'accord.
J'acquiesce dans un soupir, réalisant enfin tout ce que cela implique, digérant cette angoisse renouvelée quant à l'issue de cette évasion.
— En échange, laisse-moi t'aider, le prié-je une dernière fois. Quand nous serons dehors, fais-moi confiance et appuies-toi sur moi. OK ?
Je n'ai aucun droit de lui faire cette requête : il exauce déjà mon souhait, celui de me libérer de cette prison. Pourtant, comme j'aimerai qu'il accepte. Pouvoir l'aider lorsque j'en serai capable. Que je devienne un pilier sur lequel il saurait se reposer comme il l'a été pour moi, autrefois, et qu'il s'évertue à redevenir aujourd'hui.
Je m'attends à le voir refuser, qu'il rejette mon offre dans ce réflexe habituel d'indépendance que je ne connais que trop bien, alors quelle n'est pas ma surprise de le voir acquiescer dans un sourire.
Soulagée, la perspective d'une libération prochaine et surtout, envisageable, en plus de la certitude de recouvrer absolument mon meilleur ami, je le serre dans mes bras, appréciant ce bref élan de félicité. Le seul depuis une éternité, me semble-t-il.
Dans quelques heures, je serai libre.
Je me répète ce mantra en boucle le restant de la journée. Même lorsque Matthew me rejoint après moins d'une heure, jugeant que je devais être suffisamment apaisée pour assouvir ses désirs. Il m'approche en douceur, effleure mon bras et m'embrasse la joue, puis le cou.
Bientôt, je reverrai James.
Comme à chaque fois, sa tendresse se mue en impatience lorsqu'il se glisse près de mes lèvres, me tire vers lui afin de lui faire face. Alors, il survole mes lippes un bref instant, murmure mon nom...
— Elisabeth...
... avant de s'abandonner à ma bouche. Son baiser est brûlant, toxique et acharné. Ses paumes m'irradient la nuque, les hanches tandis qu'il relève la nuisette qui me recouvre juste à hauteur de ma poitrine.
Une dernière fois.
Et je dois tout oublier, ou il saura.
Ne penser qu'à lui. À le combler.
Mes ongles s'enfoncent dans ses épaules lorsqu'il descend contre moi, qu'il plante ses crocs dans ma chair déjà parsemée de ses cicatrices. Ma gorge, mon buste, mes bras... mes côtes, et toujours plus passionnément, plus ardemment, plus douloureusement, mes cuisses, si près de mon intimité qu'il lorgne sans scrupule, jusqu'à mes mollets qui lui offrent une vue totale de mon corps à moitié dénudé.
À toutes ces personnes que j'ai tuées.
Quand il revient vers moi. Quand il entrelace nos doigts ensemble. Quand il guide ma paume sur son sexe dressé entre nous. Quand il chasse une larme sur ma joue. Quand il susurre mon prénom dans une litanie insupportable. Quand il s'essouffle, s'épuise et se libère contre moi.
À cette vie que je ne mérite pas.
Mais que je vivrais envers et contre tout.
Satisfait, sûrement convaincu de ma résilience, il se repose un long moment près de moi, nos corps enlacés dans cette habitude nauséabonde que je suis parvenue à endurer. Il m'invite à une promenade – aussi courte soit-elle –, me promet de me porter, toutefois je suis incapable d'accepter.
— Je suis fatiguée, j'aimerai me reposer, argumenté-je mon refus en effleurant ses bras, ses mains, priant ne pas le contrarier.
Je le sens déçu, mais il n'insiste pas davantage. Étonnement, il semble presque... compréhensif. Toujours dans cette délicatesse aussi fragile que ses emportements peuvent être violents, il dépose un bref baiser sur mon épaule, me caresse une ultime fois la joue de son index, puis me quitte.
Enfin.
Plus que quelques heures.
Si tout se passe comme on le souhaite, c'était la dernière fois. Plus jamais je n'aurai à m'infliger ce supplice. À subir ses volontés et devoir m'y soumettre. À sentir le fruit de son plaisir jaillir entre mes paumes, me recouvrir sans que je ne puisse m'en débarrasser.
À me sentir salie.
Et ce n'est pas Matthew qui se propose de me venir en aide pour me laver. Ainsi dois-je supporter ces sensations désagréables, ce fluide qui me colle à la peau et me file la nausée si j'ai le malheur d'y songer trop longuement. Je n'ai rien d'autre pour m'essuyer que ce qui me sert de vêtement... ou les draps.
Si c'était initialement mon bourreau qui me conduisait jusqu'à la baignoire afin que je me lave, il avait peu à peu délégué cette corvée à Allan s'il estimait que je n'en avais pas besoin. Comme toutes ces fois où je me retrouve démunie après lui avoir accordé cette jouissance qui me répugne, avec l'envie viscérale de m'arracher la peau à tous ces endroit qu'il a touché. Non pas que mon ami doive m'aider à la tâche – Matthew l'étriperait probablement pour cela –, mais il est au moins autorisé à m'y emmener.
Sans un mot, Allan arrive après quelques minutes. Il se rend dans la salle de bain où il fait couler de l'eau dans ce que je devine être la baignoire, avant de revenir dans la chambre et soulever les draps sous lesquels je suis totalement recroquevillée. Précautionneusement, il passe un bras sous mes genoux, l'autre dans mon dos, et me porte dans la pièce adjacente. Il s'accroupit, me faisant tenir sur son genou, pour vérifier la température de l'eau.
Puis, dans cette habitude que nous avons prise, il m'aide à me redresser et prendre appui tant bien que mal contre lui et le bord de la baignoire. Il détourne le regard, et les jambes flageolantes, je fais glisser mes vêtements le long de mon corps. Sans jamais me regarder, il renforce sa prise sur mes bras lorsque je lui fais comprendre avoir terminé et m'aide de nouveau pour rentrer dans l'eau. Chaude, suffisamment brûlante pour ne plus sentir mon corps courbaturé, meurtri, je laisse échapper un soupir de soulagement une fois totalement immergée.
Ma main toujours accrochée à celle d'Allan, je le remercie dans un murmure larmoyant et il demeure là, dos à moi, assis à même le sol.
J'ai besoin de ce contact. Le seul avec la réalité. Avec ma conscience.
S'il part, je serai seule avec ma solitude. Avec ma folie.
Et il le sait.
C'est pourquoi il reste jusqu'à la fin. Sans aucune gêne entre nous lorsque je me savonne, l'eau qui se mouvoie au moindre de mes gestes seul bruit au cœur de ce silence. Parfois, quelques sanglots viennent rompre ce calme, ma poitrine lourde de sentiments. Et le mutisme d'Allan est le meilleur des réconforts. Je sens sa présence, et je n'ai besoin de rien de plus de sa part. Parce qu'il n'y a rien à dire, que nous savons tous les deux ce qu'il en est.
Encore quelques heures...!
Quand j'ai terminé, nous procédons à la même opération. Allan m'aide à sortir et me recouvrir d'un peignoir en respectant à chaque instant ma pudeur. Nous n'échangeons pas davantage de paroles, cela pourrait sortir de l'ordinaire, attirer l'attention de Matthew. Et ce n'est pas si près du but que nous comptons échouer.
Une fois de retour dans la chambre, il me dépose sur le lit et m'apporte de quoi me vêtir. Toujours des sous-vêtements plus que de réelles tenues, dans l'éventualité ou Matthew reviendrait me voir avant la tombée de la nuit. Puis, avant de me quitter pour la dernière fois avant notre plan de ce soir, il se penche à mon oreille, une main à l'arrière de mon crâne, et chuchote :
— Courage, c'est bientôt la fin.
C'est un souffle à peine audible. Impossible que Matthew l'ait entendu, aussi développée soit son ouïe.
Allan me laisse.
Seule avec moi-même.
Il fait encore grand jour dehors.
Quelle heure est-il ? Je n'en peux plus d'attendre...!
Difficilement, je parviens à me changer par une gymnastique plus hasardeuse que réfléchie. Chaque geste me fait grimacer ; mes muscles sont déchirés, mes plaies à la limite de l'infection tant elles peinent à cicatriser, sans parler de l'effort titanesque que représente la moindre action. Mes membres, particulièrement mes jambes, me paraissent incroyablement lourdes. Comme si des poids y étaient attachés.
Les prisonniers aussi subissaient cette charge. Et c'est ce que je suis.
Prisonnière.
De nouveau, je me niche sous la couette. Guettant le ciel à travers la fenêtre, à l'affût d'un crépuscule qui tarde à apparaître.
Le temps ne m'a jamais paru si long maintenant que je connais l'échéance de cette torture. Même lorsque j'étais dans cette forêt dont les cimes habillent le paysage. J'observe les nuages d'un blanc immaculé se mouvoir au gré du vent dans ce bleu si clair et uni, parfait. Il est rare de voir une météo si clémente, si douce. Je comprends mieux la proposition de Matthew. Comme cela doit être agréable de sentir les rayons chaleureux du soleil caresser notre peau. La brise doit être fraîche, vivifiante à souhait.
Bientôt, je pourrais m'y promener avec James. Main dans la main. Le sourire aux lèvres d'avoir recouvré ce bonheur.
Sur cette pensée, contemplant toujours d'un œil absent les nuages, je m'égare inconsciemment, m'assoupis peu à peu, assaillie par la fatigue.
Quand un claquement retentissant me réveille dans un sursaut. Perdue, encore à moitié ensommeillée, mon regard se porte immanquablement sur la fenêtre. La lumière qui baignait la pièce s'est tarie, le ciel s'est teint d'un bleu royal tirant vers l'ambre à l'horizon.
Enfin... Enfin !
Je comprends alors que le bruit devait être la porte du coffre refermée par Allan après y avoir entreposé les corps.
Nous allons bientôt sortir de là !
Un main sur mon ventre, tout contre mon bébé dont je ressens les battements de cœur faire écho aux miens, je rassemble toute ma concentration sur les sons qui m'entourent. Matthew semble toujours dans son bureau, et je devine Allan s'être attelé à la cuisine. Oh, il pourrait ne rien préparer du tout... Je ne compte rien avaler ce soir, ce serait une perte de temps. Mais nous continuons de maintenir les apparences. N'éveiller aucun soupçon.
Mon pouls accélère brusquement la cadence sous la vague d'excitation qui me submerge, un impatience qu'il me devient difficile à dissimuler, aussi tenté-je de respirer profondément pour me calmer.
Je ne dois surtout pas alerter Matthew. Il pourrait s'interroger et venir me trouver, et alors... tout serait fichu. Je ne peux pas permettre ça.
Ce doit être la fin. Il le faut.
Les minutes suivantes durent des heures. Chaque seconde une éternité à guetter jusqu'au plus subtil bruissement de feuille dehors. Peu à peu, l'or qui tapissait le ciel à sa lisière s'efface, l'obscurité enrobe la chambre, dévoile ces ombres que j'ai si bien appris à connaître. Je les devine avant même qu'elles ne m'atteignent. Et aujourd'hui, elles ne me toucheront pas.
Des pas résonnent sur les planches boissées de l'escalier, puis dans le couloir. Deux coups contre la porte.
Calme-toi, Lisa.
Allan entre sans attendre de réponse. Silencieusement, il arrive à ma hauteur et dépose le plateau sur mon chevet.
— Essaye de tout manger, commence-t-il en se penchant vers moi. Je sais que ce n'est pas facile, mais tu ne reprendras jamais de force avec le peu que tu avales.
Je fronce les sourcils, dans l'incompréhension. Et avant que je ne puisse dire quoique ce soit, il pose ses doigts contre ma bouche, puis remue son autre main dans un geste circulaire – comme pour balayer l'air. Je lis sur ses lèvres :
« Joue le jeu. »
Je hoche la tête, alors il me relâche et tire les draps afin de m'en extirper.
— Je n'y arrive pas. Et même si c'était le cas, tu sais que je finis par tout vomir après.
Inutile de simuler une mésentente si Matthew a déjà tout entendu de nos conversations précédentes, alors autant poursuivre dans cette voie. Ne dit-on pas que c'est en mêlant une part de vérité au mensonge que celui-ci en devient indiscernable ?
Et ma déclaration est on peut plus réelle. La frustration vibre dans ma voix, ma crainte de ne pas parvenir à me sauver, moi et mon bébé. Pas seulement lors des prochaines heures, mais bien plus loin que cela. J'abhorre mon corps pour me rendre si pitoyable, incapable de manger et m'aider à me battre, à tout faire pour survivre. Je suis terrifiée de ne pas être la meilleure mère possible pour mon enfant.
— Continue d'essayer, tu finiras par y arriver. Ne baisse pas les bras, Lisa, m'encourage-t-il tandis qu'il me soulève contre son torse. Je suis là. Je t'ai dit que je t'aiderai.
Un part de vérité, oui.
Je ne trouve rien à répondre, et mon ami reste immobile, à côté du lit où j'étais allongée il y a encore quelques instants. Aussi légère puis-je être, je ne pense pas qu'il puisse me porter ainsi très longtemps. Mes mains accrochées derrière sa nuque, nos regards se croisent, partagent cette affinité qui m'avait tant manquée. Puis il déclare :
— Je dois te laisser, je vais m'absenter quelques heures.
Nul besoin de me chuchoter quoique ce soit, je sais ce que je dois lui répondre.
— Je te verrais demain ?
— Bien sûr.
Un moment. Deux souffles. Trois battements de cœur.
— À demain, alors.
Cette fois, il se dirige vers la porte. Il l'ouvre de sa main glissée sous mes genoux, et avant de quitter la pièce, s'exprime une dernière fois.
— À demain.
Nous voilà dans le couloir. Il referme derrière nous et raffermit sa prise sur mon corps. Il doit être à l'aise dans ses mouvements, ne pas sembler ralenti ou entravé. Quant à moi, je ne dois pas exister. Je dois taire ma respiration, occulter mon rythme cardiaque. Pour cela, je m'agrippe davantage à lui, colle ma tête à la sienne, au-dessus de son épaule, afin de plaquer une paume contre mes lippes. Si nos cœurs ne battent pas au même rythme, nos bustes pressés l'un contre l'autre donnent néanmoins l'impression d'un seul organe possédant son propre écho.
Ainsi, Allan commence à descendre les escaliers.
Inspirer. Lentement. Silencieusement.
Je clos les paupières, la vue des marches que nous dévalons m'angoissant plus qu'elle ne me soulage.
Expirer. Très. Lon. Gue. Ment.
Je déglutis, me mords la lèvre.
Encore. Imperceptiblement.
Nous arrivons au rez-de-chaussée, où Allan me dépose près de l'arche nous séparant du salon, contre le mur. Si près de la porte d'entrée. Il m'intime au silence de son index contre sa bouche, et un échange de regard plus tard, me quitte en direction du bureau de Matthew.
Je. N'existe. Pas.
Mes jambes tremblent. Pourtant, je dois tenir. Jusqu'au retour d'Allan. Je l'entends échanger des banalités avec mon bourreau ; il l'informe m'avoir apporté mon dîner et partir pour sa course. Matthew semble concentré sur ce qu'il fait, aussi le congédie-t-il très rapidement.
Juste encore un peu. Invisible.
Après une énième éternité de cette interminable journée, mon ami revient, se hâte de me reprendre dans ses bras, attrape les clés sur le petit buffet décorant l'entrée, puis ouvre la porte.
Enfin dehors.
L'air frais me fouette le visage, chatouille la peau nue de mes bras, de mes jambes. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens libre. Après un semaine sans avoir mis ne serait-ce qu'un seul orteil à l'extérieur, j'ai l'impression de revivre.
Sans me laisser le temps de savourer cette brise – et de raison, puisque nous n'en avons pas, de temps –, Allan marche rapidement jusqu'à sa voiture. En me lâchant partiellement, il parvient à ouvrir la portière passager... à l'arrière du véhicule. Il me pousse à l'intérieur, toujours aussi délicat néanmoins maladroit dans la précipitation, avant de prendre le volant devant moi. Il démarre aussitôt, et si son allure se veut lente, habituelle en cette forêt plongée dans la pénombre, je perçois de ma place la tension qui l'habite.
Il meurt d'envie de mettre le pied sur l'accélérateur et nous éloigner le plus vite possible de là. Comment ne pas le comprendre ?
— Attache-toi, exige-t-il sèchement, une incertitude dans la voix.
Je m'exécute dans la foulée, veillant toutefois à ne pas laisser la ceinture trop haut sur mon ventre.
— Tu crois que c'est bon ? le questionné-je tandis que mon cœur bat à mille à l'heure, me retournant constamment afin de vérifier que Matthew ne nous a pas suivi.
— Je sais pas, je... j'espère. Les prochaines minutes nous le diront.
Déglutissant à grande peine, mon palpitant bat si fort que je le ressens jusqu'au bout de mes doigts, comme s'il souhaitait s'échapper de ma poitrine.
C'est qu'il connaît déjà le chemin...
— Pourquoi m'as-tu installée à l'arrière ? trouvé-je le courage de briser ce silence, cette tension suffocante.
Entre deux coups d'œil sur son rétroviseur intérieur, il me répond dans un rire nerveux :
— Je ne suis pas stupide au point de te laisser la place du mort. J'espère bien que c'est une précaution inutile, mais je ne courrerai pas le risque.
Dans la pénombre de la nuit tombée, au milieu de tous ces arbres, sur cette route incertaine de terre et gravasse, Allan accélère.
— Dans un quart d'heure, nous serons sortis de cette forêt.
J'acquiesce, sans trouver mot à ajouter. L'angoisse nous étouffe tous deux à en alourdir l'air de l'habitacle. Rien est encore gagné. Il nous faut avancer encore, encore, encore... juste encore un peu. Suffisamment loin.
Mes mains sont moites, crispées sur le cuir du fauteuil. Mon souffle est court, ma gorge sèche, et tout mon corps tendu, sensible et douloureux.
Les secondes passent. Les phares de la voiture avalent l'obscurité devant nous, accroissent la distance nous séparant de cette demeure maudite, de Matthew.
Allan roule bien au-delà de la vitesse autorisée sur une telle route avec si peu de visibilité. Les nids de poule s'enchaînent, chaque rebond parfaitement maîtrisé par mon ami dont la concentration est à son paroxysme.
Encore quelques minutes, et c'en sera fini de ce sentier insupportable.
C'est alors que résonne la sonnerie d'Allan. Son téléphone, accroché aux grilles de ventilations centrales, dévoilent le contact de mon tortionnaire.
Mon cœur ratte un battement. Je cesse de respirer.
Allan, lui, marmonne quelques jurons.
Mes oreilles bourdonnent, je n'entends plus rien.
Ça ne peut pas se terminer comme ça... Pas si près du but, après tant d'efforts !
Bien sûr, il ne décroche pas. Il accélère encore davantage, et les appels se répètent, sans fin.
— ... sa ! Lisa, merde !
Je sursaute, réalisant tout à coup qu'Allan m'interpelle.
— O-oui ?
— Tu connais le numéro de James ? m'interroge-t-il en jetant toujours des regards inquiets sur la lunette arrière.
Bien sûr. Je l'ai mémorisé à force de contempler son profil, lorsque j'hésitais à faire le premier pas, à le contacter. Lorsque nous apprenions encore à nous reconnaître, que j'ignorais tout de la vérité.
J'acquiesce et il me tend son téléphone.
— Envoie-lui un message, l'adresse de la maison.
Chancelante, je l'attrape et ouvre sa messagerie. Je dois m'y reprendre à plusieurs reprise pour réussir à composer le numéro de mon amour – entre les appels incessants de Matthew que je balaie à chaque fois et mes doigts tremblants –, et lorsqu'une nouvelle conversation s'ouvre, Allan m'épelle l'adresse. Je parviens à la saisir, et mieux encore à l'envoyer. Ça n'a absolument rien d'exceptionnel. Et pourtant, c'est un véritable néant dans mon esprit.
Tout est blanc, trop opaque pour y discerner quoique ce soit. Seulement mon message. Je n'ai pas signé. Je ne l'ai même pas appelé.
Alors qu'il est à portée de main !
J'hésite. Commence à écrire son prénom. J'efface. J'essaye d'expliquer, brièvement. À peine deux mots et j'efface tout. Encore. Mon pouce survole l'icône du téléphone en haut de l'écran. Est-ce que je l'appelle...?
Je n'arrive à rien.
Pas même à respirer.
Et Matthew continue d'appeler.
Tout à coup, nous sortons de la forêt. L'obscurité des arbres s'envolent pour dévoiler un ciel bien moins sombre, parsemé d'étoiles. Allan tourne brusquement à gauche, empruntant enfin une route lisse, faite de goudron.
— Respire, Lisa. On a encore une chance de lui échapper.
Nous n'allons pas y arriver. Matthew va nous rattraper. Il va nous retrouver et nous punir...
Pourtant, on doit le faire !
Les doigts crispés sur le cellulaire de mon ami, je laisse les appels se succéder, rivant toute mon attention sur la route derrière nous, guettant la moindre lumière.
Allan roule au moins à cent-dix, peut-être même centre-trente kilomètres-heure. Il n'y a qu'une voie supplémentaire, celle de la direction opposée. Au moindre dérapage, nous risquons le faussée à notre gauche, ou la bordure en métal nous séparant du vide.
Je n'ai jamais autant prié Dieu de toute ma vie, celui-là même qui m'a oubliée dès l'instant où j'ai ôté la vie. Et inéluctablement, il ne m'écoute pas. Il semble même se délecter de ma souffrance.
Encore. Toujours plus. Ce n'est jamais assez.
Parce que des phares apparaissent, loin derrière nous. Qu'il ne peut s'agir que de Matthew. Et que malgré l'allure frénétique d'Allan, il se rapproche dangereusement.
Mon souffle se meurt dans ma poitrine. Une déception dont je me suis accoutumée, à chaque seconde passée auprès de mon bourreau. Une renonciation au bonheur, à une vie aux côtés de James. À tout ce dont j'ai pu rêver. Résignée, abattue, je m'affale, baisse les bras. Littéralement. Et entre mes paumes, le téléphone d'Allan vibre toujours.
Pourquoi faire ? Il va nous rattraper.
Mon cœur se gonfle. De désespoir, de chagrin et colère, envers ce monde et surtout moi-même. Je n'ai même plus la force de pleurer. Que puis-je faire...?
— Allan... l'appelé-je dans un murmure, un sanglot.
— Non, on va y arriver. Je vais le semer et... et on va lui échapper.
C'est faux.
Il a beau accélérer, si vite qu'il en devient imprudent, la distance ne fait que s'envoler. Le moindre geste brusque de sa part pourrait bien nous coûter la vie, à cette allure. Pourtant, Matthew se rapproche toujours davantage, et bientôt, il n'est plus qu'à une vingtaine de mètres.
Le téléphone sonne pour la énième fois, et cette fois, je décroche, active le haut-parleur.
Nous n'avons plus d'autres choix.
— Lisa, me réprimande mon ami, surpris.
— Matthew, écoute. S'il te...
— Arrêtez-vous, tout de suite.
— Mais...
Voyant qu'Allan ne ralentit pas le moins du monde, mon tortionnaire commence à déboîter sur l'autre voie afin de se rapprocher et ajoute dans un petit rire mesquin :
— Eh bien, je suppose que tu ne veux plus revoir Amber. Finalement, tu ne l'aimais pas tant que ça.
C'est cruel, en plus d'être absolument mensonger. Il salit sans vergogne les sentiments d'Allan, les piétine pour le narguer d'une promesse qu'il ne pourra jamais exaucer.
Je vois les épaules de mon ami se tendre, ses poings se resserrer sur le volant. Il ne répond rien et ne tombe pas dans son piège. Après tout, il sait désormais que pas même un vampire tel que nous, un originel, n'est en mesure de ramener un mort à la vie. Toutefois cela n'efface en rien sa souffrance présente. Sa rage et sa tristesse. Ce deuil éternel.
— Matthew, arrête, tenté-je naïvement de l'interrompre dans ses menaces.
— Je vais le formuler autrement. Je me fiche pas mal que vous mourriez. Elisabeth est immortelle, et c'est tout ce qui m'importe. Si je vous rentre dedans, tu risques d'y passer, Allan. Et Elisabeth, tu perdras sûrement ton enfant chéri. Qui sait à combien de morts est-il capable de survivre ?
Cette fois, le voilà exactement à notre hauteur.
— De surcroît un accident. Imagine que quelque chose te transperce, exactement là où repose cette vie si fébrile, poursuit-il en se rabattant progressivement sur nous, nous poussant vers le bas-côté.
— Matthew, arrête ! Stop ! m'étranglé-je en sentant les roues quitter la route.
Allan me hurle de couper l'appel, essaye de ralentir, mais Matthew se calque à notre vitesse.
— Ça te connaît bien les accidents, hein, Allan ? Tu y as déjà perdu tes parents, ta sœur... Si tu ne t'arrêtes pas, je serai obligé de t'aider à les rejoindre. Tu comprends ?
Non, c'est trop effroyable. Il n'a pas le droit de dire ça.
Il doit s'arrêter. Nous devons cesser, avant que cela n'aille plus loin, trop loin. Avant de franchir le point de non-retour.
— Allan, arrête-toi s'il te plaît... On y arrivera pas, désespéré-je des larmes dans la voix, laisse tomber. Je ne veux pas ça, vous devez...
— C'est ta dernière chance, Allan. Si tu t'arrêtes maintenant, je te laisserai voir Amber. Tu seras libre.
Exactement, saisis cette chance ! Je t'en prie... Même si c'est faux. Même si tu ne revois pas Amber, que tu n'es pas libre... Tu auras une autre occasion de fuir, sans moi. De vivre. Alors...
— Raccroche ce foutu téléphone, merde ! m'ordonne Allan en se retournant brusquement.
Il me l'arrache des mains et le jette sur la banquette à ses côtés après avoir raccroché.
— Accroche-toi, m'exhorte-t-il vivement tandis que notre carrosserie frotte un bref instant contre celle de Matthew.
Je n'ai pas le temps de m'exécuter que les pneus crissent contre le bitume dans un nuage de fumée, tout mon corps projeté en avant contre ma ceinture. Creusant aussitôt la distance avec Matthew qui maintenait son allure, avant de nous imiter et freiner tout aussi brusquement. Dans sa manœuvre, mon ami parvient à faire demi-tour et une fois lancé, reprend bien vite de la vitesse, sollicitant le moteur jusqu'à sa limite.
— Mais à quoi tu joues ? C'est inutile Allan, il va encore nous rattraper, pourquoi tu...
— Tu sais exactement ce qu'il va nous faire subir après nous avoir attrapés. Je ne baisserai pas les bras si près du but, pas alors qu'on a l'opportunité de pouvoir lui échapper. Que tu le comprennes ou non, je ne m'arrêterai pas.
Il ne changera pas d'avis. Si j'ai bien appris quelque chose sur lui ces derniers mois, c'est qu'il est têtu. Il peut camper sur ses positions aussi longtemps qu'il les croit être la meilleure solution, la vérité absolu.
— Je t'ai promis de te sortir de là, et je tiendrai ma promesse.
Matthew, encore si loin derrière nous il y a quelques secondes de cela, s'est déjà atrocement rapproché.
Je vais finir par mourir d'angoisse.
Évidemment, il n'y a aucune issue. Nous ne faisons que retarder l'inévitable. Et aggraver notre sort. Si mon bourreau disait vrai en le narguant de lui rendre sa liberté, nul doute que cette offre est désormais caduque...
Allan pousse la voiture au seuil de ses capacités. Le moteur vrombit dangereusement, et au moindre coup de volant, je crains le vide d'un côté, et la forêt de l'autre.
Nous allons y rester. Tous les trois. Et je serai la seule à en réchapper.
Matthew déboîte à nouveau, prêt à nous atteindre. Mais cette fois, mon ami suit sa trajectoire et l'empêche ainsi d'arriver à notre hauteur. Droite. Gauche. Droite. Gauche. Droite...
— Allan, arrête-toi !
Non seulement je risque de vomir, mais surtout, je vais devenir folle et faire quelque chose qu'on regrettera tous les deux – en plus de nous condamner. Mon tortionnaire, las de ce petit jeu, s'avance jusqu'à nous frôler. Le frottement aiguë des carrosseries menace de m'exploser les tympans.
— Je ne veux pas vous perdre pour... ça ! Je ferai ce qu'il faut pour qu'il te fiche la paix, je lui donnerai tout ce qu'il veut, alors arrête et...
— Putain Lisa ! Tais-toi !
Il recommence avec plus de puissance et à cet instant, mon cœur rate un battement : le contrôle du véhicule à bien faillit échapper à Allan. Il redresse tout juste le volant que Matthew surgit à notre gauche et nous percute. La voiture tourne dans un mouvement sec. Elle dérape sans plus aucune direction à suivre, avec pour seul objectif de s'arrêter. Au milieu des sifflements, de la nuit noire et d'une panique sourde, je pense à James, à notre défaite. Je pense que je ne le reverrai peut-être jamais, que c'en est fini de mes espoirs. Je pense à notre fatalité, et à ce bonheur que j'aurai du à tout prix éviter.
Jusqu'à l'impact.
Je me sens violemment propulsée et ma ceinture s'enfonce dans mon ventre. Ma tête rebondit, se fracasse en un coup de massue lancinant sur le côté de mon crâne, puis le néant.
⚜️⚜️⚜️
Hey hey !! ✨
Après des mois (on ne change pas les bonnes vieilles habitudes) et en pleine soirée... Je viens de finir ce chapitre (merci à dredre_iga pour notre session d'écriture 😘).
Je ne sais pas quoi dire, tout est déjà dit dans le chapitre et vous allez juste avoir envie de me tuer – pour changer de tous les autres chapitres, haha. Juste, ça pue sacrément la merde pour la suite, non ? Vous croyez encore à une issue, vous ? À un espoir pour les prochains événements ?
Aux survivants qui me lisent toujours, merci beaucoup et à bientôt pour toujours plus de traumatismes ! (Promis, ça va se terminer un jour... proche... plus ou moins.)
Des bisous ! ❤️
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