⚜️ | CHAPITRE 10
De longues minutes se sont déjà écoulées depuis le départ de Matthew. Car il m'a bel et bien abandonnée là, au milieu de cette forêt dont les souvenirs me hantent, persuadé comme il me l'a si tendrement expliqué que jamais je ne saurai en réchapper.
Courbaturée, vidée de toute énergie, je demeure immobile, échouée dans une position mi-assise, mi-allongée contre l'arbre derrière moi. Le regard dans le vide et l'esprit à dix mille lieux de ma situation.
Quoique...
Le moindre coup d'œil jeté sur les bois qui m'entourent me projettent plusieurs années plus tôt, en ce jour de neige déterminant.
Blanc, si blanc.
Et mon sang...
Rouge, si rouge.
Ma douleur, cette souffrance, ce trou béant dans ma poitrine.
Pitié... Stop, stop !
Cet insupportable tourment.
Je. N'en. Peux. Plus.
Je suis là, sans être là. Mon cœur, lui, revit sans cesse ce martyr. Je crois sentir des larmes ruisseler le long de mes joues, les couvrir de ma peine.
James, je t'aime. Je t'aime terriblement, si atrocement que ne plus t'avoir à mes côtés me semble être la pire des déchirures. Je t'aime tellement qu'il m'est insoutenable de vivre sans toi.
Telle une âme errante, je me relève chancelante, dépourvue de toute notion du temps. Cela fait peut-être bien dix minutes comme une heure que je me trouve là. Égarée au cœur d'une brume dense et opaque, je ne sais plus ce qui relève de l'illusion ou de la réalité. Je discerne le sentier à mes côtés – enfin je suppose –, lequel je m'essaye à suivre à demi-consciente. Mes paupières peinent à se maintenir ouvertes, ma vue se couvre d'un voile sombre tandis que mon déséquilibre me fait osciller tant physiquement que mentalement.
Je ne sais plus où je vais, ce que je fais. J'avance, je crois. Tombe. Prends appui sur tout ce qui peut bien m'entourer avant de poursuivre ma route nébuleuse.
La neige immaculée enveloppant mon corps agonisant.
Plus rien n'a de sens. Le soleil couchant. Le souffle du vent. Ces lieux répugnants. Moi. Elisabeth, Eve ou Lisa. Tout ici est suffocant, aliénant et dément.
Où suis-je ?
Je ne sais plus. Qui je suis, où je suis...
Mes doigts sanguinolants plongés sous ma cage thoracique, étreignant mon palpitant dont chaque battement contre ma paume écorche mon âme, crisse à mes tympans et m'achève de sa survie.
Il ne subsiste plus que mon cœur. Vital et cruel de son tourment.
Jusqu'à me l'arracher, atrocement.
Encore et encore.
Éternellement.
— Lisa, m'interpelle une voix qui me tire brusquement de ma torpeur.
J'aurai tellement aimé que ce soit James...
Mais ce n'est qu'Allan.
Ce traître.
— Tu devrais rentrer.
Je te déteste, Allan.
Je n'ai pas la force d'émettre le moindre son, pas une seule parole. Mais je refuse de lui obéir si docilement. Je ne suis pas résignée. Pas encore...
Si je tiens encore debout, alors je suis capable de rester ici et lui tenir tête. Ce qui ne semble pas être l'avis de mon ancien ami qui se rapproche, toujours aussi aise de m'humilier :
— Allez, tu n'es pas une gamine.
Le couvrant de mon regard le plus sombre, il s'en contrefiche éperdument et balaie mon avertissement silencieux d'une nouvelle approche, prêt à saisir mon bras.
— Ne me touche pas, exigé-je d'une voix implacable, possédée par un désir de survie insurmontable.
Plus qu'une volonté de fer, cet ordre transcende toute raison, toute logique... Pour n'être qu'une vérité inconditionnelle, un devoir absolu.
Tout mon corps vibre à ces mots, tandis que le sien s'immobilise à quelques centimètres de ma peau. Suspendu dans son geste, il reporte son attention sur mon visage, sur mes lèvres et la restriction que je viens de lui imposer sans vergogne. À sa surprise, je pourrais presque croire qu'une seconde tête m'est poussée. Ce qui ne serait pas très loin de la réalité. C'est à peine si je le réalise – trop harassée que je suis présentement –, toutefois c'est la première fois que je fais usage de cette faculté.
La première fois que j'en ai besoin.
Quel sentiment étrange que de détenir un tel pouvoir, outrepasser le désir d'autrui au profit du mien. Et quelles sensations particulières que ces décharges me traversant toute entière, telles des vagues d'électricité statique coulant le long de ma colonne vertébrale pour s'étendre dans mes membres jusqu'à me picoter le bout des doigts.
Allan se redresse, confus et pourtant totalement conscient de la situation.
— Sérieusement, Lisa ?
— Je... Je n'irai pas. Je ne rentrerai pas. Ma place est auprès de James. Pas ici. Pas... avec lui, insisté-je dans une faiblesse évidente, un désespoir criant.
J'ignore par quel miracle je parviens encore à tenir sur mes jambes, peut-être est-ce à force de me persuader que j'en suis capable ? Si seulement j'arrivais au moins à sortir de cette forêt...
— Il m'a demandé de te ramener, tu sais que je n'ai pas le choix.
Matthew n'a pas besoin de lui ordonner quoique ce soit pour qu'Allan s'y plie. Comment peut-il prétendre y être contraint ? S'il l'était vraiment, il trouverait une solution pour me ramener à mon tortionnaire, quelle qu'en soit la façon. Il ne tarderait pas autant.
— Mais tu ne peux pas me toucher, tu ne peux rien me faire et encore moins m'emmener de force.
Cette fois, il n'a véritablement pas le choix.
Jusqu'à ce que je lève mon ordre – si tant est que je le fasse un jour –, il est dans l'incapacité de provoquer le moindre contact entre nous. Ce fardeau est désormais ancré dans sa mémoire comme une fatalité, attaché à son corps comme un boulet. Des chaînes qui l'entraveront quelle que soit la force de sa détermination.
— Alors j'attendrai. Tu ne tiendras pas une nuit entière dans ces conditions. J'attendrai que tu me le demandes, parce que tu n'y arriveras pas.
Je le hais d'être si sûr de lui, si persuadé de mon échec. Et malheureusement pour lui, en dépit de ma condition déplorable, cela me motive encore davantage à lui prouver qu'il a tord, que je n'exigerai rien de plus de sa part. Pas aujourd'hui. Que je n'aurai pas besoin de lui pour m'enfuir de là et par-dessus tout : que j'y parviendrai.
Seule.
— Fais ce que tu veux, suis-moi ou retourne voir Matthew comme le toutou que tu t'obstines à être. Moi, je continue.
Revigorée de cette confrontation – du moins autant que je puisse l'être sans repos –, je reprends ma route et tourne le dos à Allan. Je m'attends à ce qu'il s'en aille pour rapporter à son maître mon obstination et désormais, son incapacité à me toucher, néanmoins je suis surprise de l'entendre me suivre. Il m'emboite le pas et se calque à mon allure traînante. Je suppose qu'il ne tient pas à me rattraper, seulement s'assurer de ma défaite.
Alors nous avançons. Plongés dans un silence qu'aucun de nous deux ne souhaite rompre.
Comment a-t-on pu en arriver là ? Nous étions si proches, autrefois...
« — Ma Lisa, je serai toujours là pour te protéger, tu verras. Tu es comme ma petite sœur, maintenant. On s'en fiche de ce que disent les autres. Moi, je t'aime comme tu es ! »
Les enfants de notre âge m'avaient une nouvelle fois acculée, prise au piège là où personne ne saurait me venir en aide. Personne, sauf Allan.
« — On sera toujours ensemble ? » avais-je demandé le visage inondé de larmes, une souffrance surpassant celle des coups que je venais d'encaisser étirant mon cœur.
« — Je te le promets ! » s'était-il hâté de me répondre en me berçant contre lui.
Des promesses. Encore des promesses. Toujours des promesses !
La nuit tombe peu à peu sur nous, dévoilant ses ombres les plus sinueuses, nous enrobant de cette atmosphère aussi oppressante que mélancolique. L'air se fait soudain glacial, aussi amer que la mort elle-même. Il m'effleure la nuque et me lacère les jambes au travers de mon collant déchiré.
La mort d'une amitié passée.
Ma mort dans cette neige immaculée.
Une mort impossible, prisonnière que je suis de l'éternité.
Et tandis que la fatigue pèse sur mon crâne telle une enclume, que la route se dérobe à ma vue, tout mon corps saisit de frissons, la voix d'Allan semble briser l'étau qui m'étouffait doucement de sa seule voix :
— Tu n'as pas faim ?
Mon souffle qui se tarissait jusque-là revit tout à coup. Et si je ne lui fais pas le plaisir de lui répondre, je lui accorde au moins un regard.
Ses traits toujours dénué de la moindre émotion, il ne semble pas particulièrement soucieux de mon état. Après tout, quelle raison aurait-il de l'être ? Il n'attend qu'une seule chose : que je retourne auprès de Matthew.
Comment le petit garçon que je connaissais a-t-il pu devenir si indifférent à mon égard...?
— Tu n'as rien mangé depuis ce matin, poursuit-il à quelques mètres de moi, et avec tout ce qu'il s'est passé ces dernières heures, tu dois être affamée.
L'espace d'un instant, je crois lire dans sa requête une inquiétude, l'ébauche d'une attention qu'il me portait si souvent lorsque nous étions petits. Je voudrais y croire, de toutes mes forces. C'est pourquoi je recule d'un pas avant de me tourner totalement face à lui. Et avant que je n'ai le temps de lui répondre, il reprend en verrouillant son regard au mien, en toute conscience d'être sur le point de m'achever :
— Si tu décidais de rentrer, tu pourrais manger. Et te reposer.
J'étouffe ma déception dans un soupir ironique.
À quoi m'attendais-je de sa part, au juste ?
Faisant volte-face, je reprends ma course sans fin vers une liberté en laquelle je commence à désespérer. Allan n'insiste pas davantage – il faudrait être idiot pour ne pas comprendre ma réponse.
Devant moi, je ne discerne rien d'autre que des arbres. De la végétation à perte de vue. Combien de kilomètres ai-je déjà parcouru ? Combien m'en reste-t-il encore avant d'en voir le bout ? Si seulement je le savais, ainsi peut-être pourrais-je espérer atteindre la sortie de cette fichue forêt.
Si seulement...
Je pourrais poser la question à mon compagnon de marche, néanmoins je suis prête à parier qu'il n'y répondra pas. Au contraire, il se délectera de la brèche scindant progressivement ma résilience en deux depuis la tombée de la nuit. L'une toujours obstinément convaincue que j'y arriverai. L'autre un peu plus persuadée que je n'échapperai jamais à mon bourreau. Comme si cette forêt n'était qu'une illusion, une boucle dont la seule échappatoire serait de rebrousser chemin jusqu'à cette maison maudite.
Toutefois je refuse de m'y résoudre. Je ne tiendrai certainement pas toute la nuit ainsi, mais si Matthew ne vient pas me chercher au lever du jour, rien ne m'empêchera de poursuivre demain. Sur cette pensée voulue rassurante en dépit de la nervosité qui me ronge de l'intérieur, je ralentis peu à peu jusqu'à prendre appui contre un arbre et m'y laisser glisser.
Cela fait des heures que mon corps hurle au supplice, si longtemps que j'ai l'impression de sentir tous mes muscles craquer lorsque je m'accroupis. Et si la faim me donne des crampes d'estomac, mes nausées incessantes me retirent toute fringale.
Combien de temps cela va-t-il encore durer...?
La tête qui tourne, je ferme les yeux et inspire l'air gelé à plein poumon, dans l'espoir qu'il remette un peu d'ordre dans mon esprit à défaut d'être agréable. Je hausse les épaules dans une tentative pour chasser les frissons qui me couvrent la peau, puis jette un coup d'œil à Allan. Immobile, appuyé contre un tronc, il ne semble pas comprendre que je m'apprête à trouver le sommeil.
Qu'il reste debout, ça lui fera les pieds.
Je souris, amusée par cet élan de méchanceté tout à fait justifié. Et je n'en éprouve pas le moindre remord. Seulement, ma distraction n'est que de courte durée : je ne parviens pas à retenir une grimace lorsque je ramène mes genoux contre moi, ces derniers que j'entoure de mes bras. Un douceureux rappel de ma réalité.
Harassée comme jamais auparavant, je n'ai pas à errer très longtemps avant de sentir le sommeil m'envelopper dans son étreinte. Puisse ce repos ne pas être interrompu de mauvais rêves – mon quotidien lui-même s'est déjà transformé en véritable cauchemar. Puisse la journée de demain être meilleure que la précédente. Et par-dessus tout, puisse-t-elle me permettre de retrouver James.
L'esprit gorgé d'espoir, je sens un voile doux et chaleureux m'enrober lorsque je m'endors. Bercée par une quiétude fallacieuse.
Jusqu'aux premiers rayons du soleil. Ils percent entre les branches, dessinent des faisceaux dorés et carressent ma peau d'une délicatesse irréelle.
Je me réveille au levé du jour.
Éblouie par son éclat. Soulagée d'être encore dans cette forêt. Tout à coup préoccupée par l'absence de mon compagnon de mauvaise fortune.
Je suis seule. Allan a disparu.
Non pas que ce fut un plaisir de l'avoir à mes côtés, mais plutôt qu'il s'en est sûrement allé avertir Matthew. Et ça ne m'enchante pas le moins du monde. Reprenant bien vite mes esprits, je me relève étonnement légère et contemple les alentours. Dans cette clarté matinale, nul doute que je saurai suivre un chemin dénué d'embûches.
Alors je reprends la route.
Plus motivée que jamais, mon allure est plus vive et assurée que la veille.
« Je vais y arriver. » me répèté-je en boucle. Puis...
Les minutes s'écoulent. Bientôt une heure. Et alors que mon regard était fixé sur mes pieds nus et endoloris, je relève la tête. Un écran lumineux semble envelopper les arbres au loin, tel un mur de soleil. Mon cœur rate un battement.
... la lisière de la forêt s'étend devant moi, sous mes yeux incrédules.
Je peine à y croire, et pourtant, j'accélère jusqu'à trottiner vers cette sortie. À mesure que je m'approche, la façade éblouissante que je distinguais révèle une grande route bordant ces bois.
J'ai quitté cette forêt. Enfin !
Matthew m'a prévenue que nul n'emprûntait cette voie, mais s'il en est aussi sûr qu'il l'était de ma capacité à quitter cet endroit, je peux encore y aspirer avec ferveur. C'est pourquoi sans perdre une seconde de plus je me hâte en plein milieu, tout juste sur la ligne blanche continue. Si je dois croiser un véhicule, hors de question qu'il m'ignore et m'abandonne sur la chaussée. Je préférerais encore passer sous ses roues si cela pouvait me permettre de fuir mon tortionnaire.
Et contre toute attente, après seulement quelques minutes à errer, une voiture surgit face à moi.
Un hasard exceptionnel. Une chance incroyable. Un coup de destin qui – après avoir rendu ma vie si misérable durant si longtemps – se décide finalement à me venir en aide.
Je n'ai pas besoin de lui barrer la route : elle ralentit à ma vue et s'arrête juste à ma hauteur, prête à m'accueillir.
La fenêtre se baisse, l'espace d'un instant je crains de voir le visage d'Allan ou Matthew, toutefois mon inquiétude est vite balayée lorsqu'apparaissent les traits d'une femme. Ébranlée par mon état, elle sort sitôt de son véhicule pour m'interroger.
« Comment allez-vous ? » me demande-t-elle.
« Que faites-vous ici, toute seule ? » me presse-t-elle.
« Allons dans un endroit sûr... » me prie-t-elle.
Je ne réalise pas tout de suite ce qui est en train de se produire, c'est pourquoi je ne parviens qu'à lui offrir un bafouillement étourdi. Sans m'en tenir rigueur et d'une prévenance qui me réchauffe le cœur, elle m'installe à l'arrière, me couvre d'un plaid et m'invite à me reposer le temps que nous arrivions à l'hôpital le plus proche.
« Ça y est, je suis sauvée. » commencé-je à comprendre.
Et avant qu'elle ne démarre, je trouve les mots nécessaires pour lui demander son téléphone. Elle accepte sans poser de question et me le tend, un sourire bienveillant rehaussant ses lippes.
Puis j'appelle James.
À force de cliquer sur son contact dans mon hésitation quasi-constante à le contacter il y a quelques mois de cela encore, j'ai mémorisé son numéro en un clin d'œil. Les doigts tremblants, je compose la série de chiffres me séparant encore de mon amour, avant de porter l'appareil à mon oreille.
Biiiiiiiiiiiiip...
J'ai peur qu'il ne décroche pas.
Biiiiiiiiiiiiip...
Comme une impression terriblement amère de déjà-vu.
Biiiiiiiiiiiiip...
Une éternité semble s'écouler en un instant.
Biiiiiii-
— Oui allô ?
Il répond.
Sa voix est rauque et enrouée, fatiguée. Je peux deviner sans la moindre difficulté les heures pénibles qu'il vient d'endurer, rongé par l'angoisse et incapable de trouver le sommeil. Tourmenté par sa seule imagination et les souvenirs de l'enfer que lui a fait vivre son propre frère ces derniers siècles.
— Qui est-ce ? persiste-t-il.
J'ai le souffle coupé, toute possibilité de m'exprimer envolée.
Mon silence perdure, ma gorge se noue d'un sanglot prêt à éclater, et mon palpitant menace d'exploser à tout moment.
— Lisa ? C'est toi ?
Mais il sait. Parce qu'il a toujours su.
— Où es-tu ? Je vais venir te chercher, j'arrive, dis-moi seulement où tu es...
Une larme m'échappe. Puis une autre. Et encore une autre.
Il est essoufflé, paniqué de m'entendre pleurer. Assiégé de remords de ne pas pouvoir être à mes côtés.
— J-je... James...
À l'autre bout du fil, j'entends le tintement de clés, puis sa portière claquer. Il démarre aussitôt pour me retrouver.
La femme devant moi, celle à m'avoir si gentiment abritée, récupère son téléphone et informe mon précieux amour de la situation.
Ils raccrochent après s'être mis d'accord sur un lieu de rendez-vous : elle va me déposer comme prévu initialement au centre hospitalier le plus proche et James m'y rejoindra dans les meilleurs délais. Je la remercie maladroitement et elle m'assure que ce n'est rien, qu'elle aimerait en faire davantage. Pourtant, je ne peux être plus rassurée que je ne le suis présentement.
Nous arrivons à destination après seulement un quart d'heure. Je suis enregistrée pour recevoir des soins, mais je refuse qu'on me fasse quoique ce soit. Je vais bien, et je veux simplement revoir James.
Cette femme adorable reste avec moi quelques dizaines de minutes, me tient compagnie sans essayer de m'extirper la moindre information. Elle se contente de me tapoter le dos, presser mes épaules de temps à autres et me bercer de paroles chaleureuses. Et si nous sommes arrivés ici plutôt vite, l'attente précédant l'arrivée de mon amour est interminable. Si j'en crois la pendule accrochée sous mon nez, cela va bientôt faire une heure que nous sommes là.
Assise à l'accueil, je me vois proposer toutes les cinq minutes une chambre, un espace plus confortable où me reposer. Je refuse à chaque fois. Comment pourrais-je voir James arriver, sinon ?
La femme à mes côtés s'excuse, elle doit repartir : elle a des obligations familiales qui l'attendent, c'est pourquoi elle a emprunté cette route délabrée si tôt le matin. Elle est déjà en retard, et c'est à mon tour de me confondre en excuses. Je la remercie une dernière fois et elle s'en va. Je crois presque devenir folle, cette fois.
Me suis-je vraiment échappée ? Tout cela est-il bien réel ?
Finalement, il arrive.
Hors d'haleine, saisi d'une angoisse évidente, il balaye la pièce de gauche à droite, plusieurs fois, à ma recherche et sans me trouver tant il se précipite. Mon cœur se serre à cette vision, et je me lève fébrile, enveloppée dans une couverture.
Nos regards se croisent.
Ils fonds sur moi à une vitesse que je ne lui ai jamais vue. Ses bras m'enlacent désespérément, il me serre contre lui avec une force fragile, bouleversée. Doucement, je lâche les pans du tissu que je retenais contre moi pour m'accrocher à lui, mes mains dans son dos.
— Désolée, avoué-je en respirant enfin son odeur chaude et boisée.
Nous nous étreignons comme si nos vies en dépendaient. Comme si nous n'allions plus jamais nous revoir. Comme si nous nous étions perdus pour toujours.
— Je suis désolée, pardon, pardon...
Il embrasse le sommet de mon crâne, effleure mes joues tandis que je resserre mon emprise autour de son buste pour m'attacher éternellement à lui. Ne plus jamais le quitter.
Puis il disparaît. Lui et tout ce qui m'entoure.
Et je me réveille.
— Alors, bien dormi ?
Matthew, penché sur moi, me contemple dans un sourire satisfait.
Ce n'était qu'un terrible et misérable rêve.
Je n'ai pas atteint la sortie, personne ne m'est venu en aide – ni destin miséricordieux, ni femme à la bonté extraordinaire –, et je n'ai pas retrouvé James.
Ravagée, le cœur si lourd qu'il semble écraser mes organes, des larmes me montent aux yeux.
Des vraies, cette fois.
Je prends conscience de la situation bien trop rapidement à mon goût. Allongée à l'arrière d'une voiture, ma tête posée sur les cuisses de mon bourreau, celui-ci caresse ma pommette du dos de son index.
— Que penses-tu de cette punition ? Je la trouve à hauteur de ta bêtise : pleine d'espoir, d'efforts voués à échouer. Ah, bien sûr, si quelque chose te vient à l'esprit pour l'améliorer, je suis ouvert aux suggestions... pour une prochaine fois.
Il n'y en aura pas.
C'est ce qu'il me fait comprendre. Un avertissement du pire à venir si je me risque à tenter une nouvelle évasion.
— Recommence quand tu veux, mon cœur. C'est toujours un plaisir de te voir souffrir, même lorsque tu dors, et surtout quand je suis celui à contrôler tes pensées.
Tout était trop beau, trop parfait pour être vrai. J'aurai du m'en apercevoir. J'ai pensé des choses qui ne me ressemblaient pas, agis comme une ombre de moi-même, une marionnette. Tout était trop rapide, trop... facile. Et j'ai bien compris que ma vie ne le serait jamais.
— Nous sommes arrivés, clore-t-il le sujet lorsque la voiture se gare devant la maison.
Prenant appui sur mes bras, je me redresse péniblement et constate à ce moment qu'une veste me recouvrait. Je jette aussitôt un coup d'œil au rétroviseur intérieur, et même si Allan se détourne dans l'instant, nos regards se sont croisés une brève seconde.
Pourquoi a-t-il fait ça ? Ne se languit-il pas lui aussi de me voir souffrir ? Sa vengeance pour ce que j'ai fait à Ambre...
Matthew, qui est déjà sorti du véhicule, le contourne pour ouvrir ma portière et me tend la main.
Je ne veux pas la saisir.
Mais je n'ai pas le choix.
Non seulement je me sens si affaiblie que je crains de ne pas être en mesure de marcher, mais par-dessus tout, je ne chercherai pas à l'énerver davantage. Pas ce soir. Pas après cette journée digne d'un véritable cauchemar. Parce que je ne supporterai pas un autre de ses petits jeux vicieux.
Alors je glisse ma paume dans la sienne.
Et j'ai l'impression de sceller un pacte avec le diable.
Sauf qu'il n'y a ni pacte, ni diable.
Juste lui et moi. Matthew et... Elisabeth.
Réjoui de mon abdication, il me conduit sans un mot jusqu'à la porte d'entrée. Dans l'obscurité de la nuit, je distingue la grande bâtisse. Elle n'a pas changé en quatorze ans, et pourtant, tout à changé. Rien n'est authentique. Ces pierres d'un gris sombre, cette grande porte en bois massif : tout est faux.
Tout a brûlé.
La dernière fois que je les ai vues – et je m'en souviens parfaitement – elles se teintaient de cendre.
— Qu'attends-tu ? m'interroge mon châtiment devant mon hésitation à franchir le seuil de la porte. Je t'en prie, fais comme chez toi.
Son ironie me fait grincer des dents. Malgré tout, j'avance. Toutes les lumières sont allumées, baignent les lieux d'un éclat délicat. Et pourtant...
Je me sens mal.
Oppressée dans cette imposture. Tout, sauf à ma place. Le parquet ne grince pas sous mes pieds. Le tapis rouge qui longe tout le couloir de l'entrée est plus large que dans mes souvenirs. Les arches séparant chaque pièce de vie, moins hautes. J'ai grandi, oui. Mais ce n'est pas chez moi.
Nos mains toujours entrelacées, Matthew me guide à travers les pièces. Le salon, puis le bureau – là où je pourrais le trouver s'il me venait l'idée saugrenue de le chercher. Viennent le séjour et la cuisine. Nous passons devant l'accès au sous-sol sans y descendre, avant de monter à l'étage. Une salle de bain commune, ma chambre, celle de James, et enfin celle d'Emily et Vaughan. Celle que je vais devoir partager avec mon bourreau.
Évidemment, il referme derrière nous. Jamais à clé, parce qu'il n'y en a pas besoin. Je prends une profonde inspiration tandis qu'il me tire vers le lit. Il s'y assoit et me guide entre ses jambes, toujours debout. Ses doigts glissent sur mon poignet, attirent ma paume contre ses lèvres, et alors que je m'attends à une morsure, il m'embrasse simplement.
Pourquoi... Pourquoi a-t-il fallu que ce soit moi ?
Il lève son regard mi-brun, mi-ambré sur moi, et en cet instant, je ne vois qu'un homme démuni. Aucun sourire, seulement une amère impuissance. Un désir vital d'être aimé.
J'ai l'impression de voir James.
Irrémédiablement, la culpabilité me comprime la poitrine. Tout est de ma faute. Il aurait pu être une bonne personne. Il aurait pu...
Je suis désolée, Matthew.
De ma main libre, je viens effleurer ses mèches blanches, loger maladroitement mes doigts dans sa chevelure de neige. Ce n'est que lorsqu'il resserre son emprise sur mon poignet que je réalise mon geste.
— Parfois, je ne te comprends pas, se confie-t-il contre ma peau, si bas que je doute de l'avoir entendu. Tu es têtue, si obstinée que c'en est plaisant d'aller à l'encontre de tes pensées. Tu t'attribues toutes les horreurs que j'ai commis comme si elles étaient les tiennes. Mais surtout, tu me déteste.
Une main dans mon dos, il me rapproche un peu plus près de lui.
— Je suis ton pire cauchemar, tu ferais n'importe quoi pour me fuir, là, maintenant, et retrouver mon frère. Et pourtant...
Il relâche mon bras, tend le sien pour m'effleurer la joue. Je déglutis péniblement, dans l'espectative douloureuse de ce qu'il s'apprête à avouer.
— Tu es une idiote. Tu t'es contentée d'interdire à Allan de te toucher, quand tu aurais pu le contraindre à t'emmener loin de moi.
Il a raison. Encore.
Je me sens blêmir tout à coup. Comment ai-je pu ne pas y penser ? C'était la première fois que je faisais usage de cette faculté, je n'ai songé qu'à me défendre et pas une seule seconde à m'en servir pour contre-attaquer. J'ai manqué cette chance et Matthew ne laissera pas une nouvelle occasion se présenter à moi.
Quelle sotte !
— C'est la seule chose que tu aies fait de bien, aujourd'hui. Et pour cela, je ne ferai rien de plus ce soir. Je te laisse tranquille, mon cœur. Promis.
À ces mots, il rompt tout contact entre nous, recule jusqu'à s'allonger, jambes croisées et ses mains entremêlées à l'arrière de son crâne.
— Va te laver, je pense que tu en as besoin après cette journée. Oh, et le prochain repas sera demain matin, tu apprendras à ne pas laisser en plan ce qu'on te sert. La prochaine fois, tu en seras privée disons... soixante-douze heure ?
Je hoche docilement la tête, encore sidérée par mon erreur fatale. Puis je lui tourne le dos, sans un regard lorsque je me dirige vers la salle de bain adjacente.
J'aurai pu m'échapper. J'aurai pu y arriver. Si seulement j'avais mis de côté ma fierté, mon désir de prouver à Allan que je n'avais pas besoin de lui.
Je ferme derrière moi. Pas à clé : je n'en ai pas. Mais je suis presque sûre qu'il ne viendra pas.
Matthew tient toujours ses promesses.
Il a promis de me retrouver, et voilà où j'en suis. Il a promis de me faire vivre un calvaire, et il a déjà commencé. Il a promis de me faire sienne, et...
Je crains de devenir folle bien avant.
Accablée, terrifiée et résignée, je m'adosse à la porte et me laisse glisser le long de celle-ci, enfouissant mon visage entre mes mains tremblantes.
Je n'en peux plus. Vraiment, vraiment plus.
Et ce n'est que le début...
⚜️⚜️⚜️
Hello hellooo ! ✨
Eh bien c'est qu'il s'agit d'une évasion loupée en beauté... Dites-moi, est-ce que vous y avez cru, vous aussi ? Ou est-ce que cela vous paraissait trop bizarre, toutes ces petits phrases en gras ? D'ailleurs, vous pouvez y remplacer tous les "je" par "tu" puisque ce sont en réalité les ordres que dictait Matthew à Lisa. 👀
À quoi vous attendez-vous pour la suite ? Est-ce que James viendra sans trop tarder ?
Et Allan, je serai curieuse de connaître vos avis sur lui après ce chapitre 🤭
Je vous fais des bisous et avec un peu de chance, le prochain chapitre sera là dans deux semaines ! 💋
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