Chapitre 5
Océane
J'arrive chez Malia à bout de force, une heure et demie après le coup de fil. Mon téléphone n'a plus de batterie, mais il doit être dans les alentours de vingt-deux heures. Mes jambes me font mal, tout comme ma tête qui me paraît si lourde. Pendant le trajet, j'ai eu le temps de ruminer, de regretter, de me détester, de pleurer, encore et encore, chaque larme étant un véritable supplice. Désormais, j'ai les yeux bouffis, le cœur fissuré et la boule au ventre. Mon amie et ancienne collègue ne pose pas la moindre question quand, en ouvrant la porte, elle découvre mon état déplorable. Elle garde le silence et se contente de s'emparer de mes mains pour me tirer dans sa petite maison décrépie. Tout de suite après, elle m'enveloppe de ses bras, dans une étreinte chaleureuse. Je ne me débats pas, la laisse me toucher, pénétrer mes remparts. Mon front vient se poser sur son épaule et je déverse à nouveau toute ma peine, toutes mes craintes. Derrière, la voix rocailleuse de Lucie demande ce que je fous ici, mais elle n'obtient aucune réponse.
Ce moment semble durer une éternité. Pas une seule fois, Malia me lâche. Pas une seule fois, l'idée de m'écarter m'effleure l'esprit.
J'enfouis ma tête dans le creux de son cou, abandonne mon rôle de femme insensible pour la première fois depuis longtemps. J'ai besoin de Malia plus que jamais. Peut-être ne devrais-je pas tant me reposer sur elle, mais c'est plus fort que moi. J'ai besoin qu'elle soit là pour moi. J'ai besoin qu'elle soit l'épaule sur laquelle je peux sangloter quand tout va mal. J'ai besoin qu'elle accepte mes défauts, mon imperfection, chose que ma mère n'a pas su faire.
Les bras de Malia se resserrent autour de mon corps et je sens sa main tracer des ronds apaisants dans mon dos.
— Océane ? chuchote-t-elle. Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Tu as besoin de quelque chose ? N'importe quoi...
Je ne bouge pas, ne réponds pas. Mes lèvres sont cousues, scellées pour une durée indéterminée. Oui, j'ai besoin de quelque chose. Je veux un cœur, un nouveau, plus fonctionnel. Je veux de nouveaux morceaux, plus résistants. Je veux que la tristesse et la douleur disparaissent pour de bon, que le deuil se termine et me laisse enfin en paix. Je veux tellement de choses. Je veux aimer, je veux vivre, je veux être heureuse. Je veux marcher sans avoir peur, regarder sans craindre, rigoler sans honte, m'attacher à quelqu'un sans souffrir par la suite. Mais, par-dessus tout, je veux revenir plusieurs heures en arrière et dire à Xavier que mes paroles étaient des conneries, même si, au fond de moi, je sais que c'est totalement faux. Je pensais chacun de mes mots.
— Donne-lui des mouchoirs avant qu'elle ne cause un déluge dans notre baraque, aboie Lucie, sa voix se rapprochant.
Je devine qu'elle est arrivée à notre hauteur quand le corps de Malia réagit à sa proximité en se crispant. J'entends son cœur palpiter, battre pour la personne qu'elle aime. En douceur, je me recule, la laissant enfin la joie de respirer. Un sourire qui se veut encourageant ourle ses lèvres, puis elle fait volte-face vers sa copine, qu'elle foudroie du regard :
— Ce n'est pas le moment pour tes blagues, Lucie !
La gothique soupire d'agacement et se met à jouer avec le bas de son t-shirt.
— Ce n'est jamais le bon moment, avec toi.
J'esquisse un petit sourire. Elles m'avaient manquée. Je baisse la tête de sorte que mes cheveux me tombent devant la figure, puis ferme les yeux pour ravaler toutes mes larmes. Je ne peux pas être triste, c'était la meilleure chose à faire, je dois me rentrer ça dans le crâne une bonne fois pour toutes. Xavier et moi, c'était une histoire vouée à l'échec dès le début, même en tant qu'amis. Il est gentil, je suis loin d'être méchante, mais nous ne sommes pas bons l'un pour l'autre. Je suis brisée, il est fracassé. Deux âmes en peine ne peuvent subsister ensemble, c'est comme donner des bâtons de dynamite à un terroriste : qu'importe ce qu'on fera ensuite, ça débouchera à une catastrophe. Le jeune homme ne m'a jamais parlé de ses problèmes personnels, pourtant, dès que je l'ai vu, j'ai compris. Son cœur est encore plus fissuré que le mien, ce que je pensais impossible.
Qu'est-ce que j'aurais pu lui apporter ? De nouvelles cicatrices, une raison de plus de cesser de se débattre et laisser l'océan l'engloutir ?
Une main se pose sur mon épaule pour la presser, je m'extirpe de mes pensées amères. Je relève les yeux et mon regard croise celui vert de Malia. Ses prunelles habituellement si brillantes sont désormais assombries par l'inquiétude. Je prends une courte inspiration, qui ravive une douleur dans ma poitrine. Un sentiment perfide s'empare de mon esprit et, soudain, je me sens égoïste. Émotions contradictoires qui fusent de tous les côtés, m'envahissent, m'enhardissent. Dès que j'ai un problème, j'accours chez Malia et j'attends qu'elle me réconforte, me répare. C'est toujours comme ça, à chaque fois. Je vais mal, je vais la voir. Je souffre, elle me soigne. C'est le même schéma. Continuellement.
Foutu syndrome de l'imposteur.
J'ignore qui prend la parole. Mes démons ou moi. Un mélange des deux, peut-être ?
— Je suis désolée de t'utiliser comme bouée de sauvetage, croassé-je en écartant le rideau de cheveux de mon visage.
Perplexe, Malia hausse un sourcil :
— Hein ?
— Je savais qu'elle avait bu, lâche Lucie en se laissant tomber sur le seul fauteuil individuel du salon, pièce juste devant la porte d'entrée.
— Tu ne peux pas te la boucler deux secondes ? s'écrie Malia d'une voix sourde avant de se reconcentrer sur moi. Je ne suis pas sûre d'avoir très bien compris, mais je ne suis pas ta bouée de sauvetage, Océane. Je suis ton amie.
Mon amie. Ce terme résonne dans ma tête, encore et encore, toujours plus fort, toujours plus réconfortant. Il réussit à dissiper mes doutes, mais pas en intégralité. Je sens encore tous mes démons presser dans un coin de ma tête, à attendre le meilleur moment pour passer à l'attaque.
Des doigts viennent encercler mon poignet. Malia m'observe. La bouche pincée, elle me propose de continuer cette discussion dans le salon. Selon elle, son vestibule est beaucoup trop petit et elle commence à se sentir serrée. Je hoche la tête et elle me guide dans le séjour, tout aussi minuscule. En fait, sa taille est si ridicule qu'il peine à contenir le faible mobilier qu'il contient : un divan, un fauteuil vert où est déjà installée une Lucie ennuyée ainsi qu'une télévision posée sur ce qui semble être une table à moitié démolie.
Je me laisse tomber sur le divan après avoir écarté les coussins, soudain épuisée. Toute l'adrénaline accumulée lors de cette soirée est redescendue, laissant la place à une puissante fatigue. Un bâillement m'échappe, si grotesque que je sens mes joues se chauffer, prenant une jolie teinte rougeâtre.
D'un sifflement, Lucie essaye d'attirer mon attention. Je tourne la tête vers elle et j'ai à peine le temps de comprendre ce qui est en train de se passer qu'elle me lance une canette de Coca au visage. Je la rattrape de justesse avant qu'elle ne me casse le nez et lui jette un regard interloqué.
Elle sourit, franchement fière de son coup.
— Rien de mieux qu'un Coca light pour se réveiller. Au départ, je voulais te donner une bière, mais je ne crois pas que tu sois une grande consommatrice d'alcool.
Je rigole et fais glisser la canette entre mes paumes. Un peu de caféine ne pourra qu'être bénéfique ; au moins, comme ça, mon esprit ne sera plus embrumé. Je l'ouvre et, clairement observée par les deux filles, prends une gorgée.
Malia vient s'asseoir à mes côtés et enveloppe mon genou de sa main.
J'ai beau ne pas la regarder, je sais ce qui se cache dans le fond des yeux, assombrissant ses prunelles. Des questions. Un tas de questions dont moi seule connais les réponses.
Une éternité semble s'écouler avant que Malia ne trouve le courage de se jeter à l'eau :
— Qu'est-ce que tu voulais dire en parlant de bouée de sauvetage ?
Je lâche ma canette du regard pour le porter sur la jolie blonde qui m'observe comme si j'étais un curieux spécimen. Lucie, ayant senti que cette conversation s'annonçait privée, se redresse et secoue sa tignasse violette.
Elle tape dans ses mains.
— Mon Dieu, j'ai si soif ! Désolée de vous abandonner, mais je crois que je vais aller boire une bière... Ou deux. Voire trois. Soyons folles !
Ce sont sur ses jolies paroles qu'elle nous quitte, direction le monde de l'ivresse. Malia pousse un soupir désespéré, puis ramène un genou vers sa poitrine pour l'enserrer.
— Je sais que nous sommes amies, Malia, inutile de t'en faire. Mais, parfois, j'ai l'impression que notre relation n'est pas amicale. Depuis que je te connais, je me repose sur toi. Dès que j'ai un problème, je viens te voir. Je n'essaye même pas de le régler par moi-même, j'attends que tu le fasses à ma place, que tu trouves une solution et me tires du pétrin. C'est continuellement la même chose : je pleure, tu me réconfortes. J'ai la désagréable sensation de ne même pas être capable de me débrouiller seule.
Dans mes mains, ma canette tremble. Je la dépose sur le sol, puis ramène mes jambes contre ma poitrine, comme un bouclier. Il y a un peu plus d'un an, jamais je ne me serais confiée ainsi. Il aurait fallu me torturer pour que j'admette ma faiblesse. Et encore, j'aurais préféré souffrir plutôt qu'avouer que non, je ne suis pas forte, je ne suis pas invincible. Pourtant, me voilà en train de confier à Malia que je suis totalement dépendante d'elle.
— Si je dois être ta bouée de sauvetage, soit, je le serais, finit par souffler Malia en se tournant complètement vers moi. Si je dois être un putain de voilier, je le serais aussi. Je serais le mât, le filet de pêche, le gouvernail, le cockpit. Je serais la vague qui te porte, le vent qui te guide, le soleil qui te réchauffe. Je ne suis pas ton amie, Océane. Nous deux, c'est tellement plus qu'une amitié, ce mot n'est même pas assez puissant pour décrire notre relation. Alors oui, Océane, je serais le stupide goéland qui volera le sandwich du premier venu pour te le donner. Je serais celle qui prendra ta place si tu commettais un meurtre. Parce que toi et moi, c'est ça : ce sont des sacrifices.
Le temps s'arrête. Comme ça, d'un coup, sans prévenir. Les mots planent entre nous, fatals, magnifiques. Ils restent en suspens dans l'air, puis foncent vers moi, se faufilant dans mon cœur pour enfin recoller les morceaux brisés. Ses paroles sont ma glue. Ils me réparent, bouchent les trous. Les larmes me montent aux yeux. Ma bouche me brûle, me supplie de détacher mes lèvres afin de la laisser déverser tout ce que je voudrais dire. Cependant, je garde le silence. Incapable de formuler la moindre phrase pour exprimer l'étendue de ma gratitude, je me contente de me jeter dans ses bras. Pour la deuxième fois cette soirée, je la serre fort contre moi.
— Merci d'être toi, Malia.
Les sanglots étouffent ma voix, la rendent plus rauque, plus sincère. Malia me rend mon étreinte sans une once d'hésitation et me caresse affectueusement le dos. Cette scène me rappelle étrangement celle qui remonte à plus d'un mois maintenant.
Comme quoi, il y a des choses qui ne changent pas.
L'étreinte s'achève, je me sèche les yeux avec la manche de mon sweat jaune.
— Maintenant qu'on s'est mise d'accord sur ma fonction de bouée de sauvetage, veux-tu bien m'expliquer pourquoi tu ressembles à une pauvre femme qui vient tout juste de perdre son mari et ses quatre enfants dans un incendie ?
— Enfin tu la poses, cette stupide question !
Les bras croisés sur sa poitrine, Lucie nous dévisage, un air complètement perdu sur le visage et la tête légèrement inclinée vers la gauche. Quand nous faisons volte-face vers elle, Malia et moi, elle nous salue du bout des doigts.
— Tu nous espionnes maintenant ? raille Malia en se tournant complètement vers sa copine, les jambes repliées sous elle. Tu n'étais pas censée boire de la bière ?
Lucie tire sur le bas de son t-shirt noir, similaire à celui rose de Malia. Les deux jeunes femmes sont les exacts opposés, mais partagent le même amour.
— J'en ai déjà bu deux, ça ne se voit pas ?
— Pas du tout, grimace sa copine en repoussant une mèche blonde de son visage.
— J'aurais voulu en boire plus, explique Lucie en se postant devant nous, mais quand je vous ai entendu parler avec du vocabulaire nautique, je me suis dit que j'étais déjà assez pompette comme ça. N'empêche, je suis curieuse de savoir ce qui a mis notre très chère princesse de la mer sens dessus dessous.
Je ne relève même pas le surnom. Basculant la tête vers l'arrière, je gonfle mes poumons d'air pendant que mon esprit se fait happer par une tornade de doutes. Loin de moi l'envie de leur cacher des choses, mais je ne pense pas que leur parler de ce qui s'est passé avec Xavier serait une très bonne idée. Elles ne comprendraient pas les raisons de mon acte, ce qui m'a poussé à agir de la sorte. Lucie, elle, ne porte pas le jeune homme dans son cœur, au contraire de Malia qui l'aime beaucoup. L'une me réprimandera tandis que l'autre m'acclamera. Ça serait un gros bordel, et j'aimerai beaucoup éviter que cela arrive.
J'expire longuement et entrelace mes doigts ensemble.
— C'est ma mère, le problème.
En soi, ce n'est pas un mensonge. Juste... une modification de la réalité. Annabelle est la cause principale de mon chagrin.
— Ce n'est pas nouveau, ricane Lucie en se s'asseyant à même le sol.
Malia l'intime de se taire.
Lucie lui fait un doigt d'honneur.
— Qu'est-ce qu'elle a fait encore ? me questionne Malia en frappant Lucie avec un coussin.
Je gratte le vernis sur mes ongles, tente de le retirer au complet.
— Elle s'est fait passer pour moi et a vendu l'entreprise de mon père. Voilà ce qu'elle a fait.
— Oh, mon Dieu, s'exclame la blonde alors que Lucie lâche un « Oh, la salope ! ».
Je serre des lèvres et hoche la tête.
— Ouais, c'était un coup affreux de sa part.
Malia m'attrape la main.
— Tu sais que ta mère peut aller en taule pour ça ?
À l'idée d'envoyer ma mère en prison, mon teint blêmit. Non. Je sais incapable de faire ça. Annabelle est un monstre, oui, mais elle reste quand même ma maman. Celle qui m'a portée pendant neuf mois, qui a enduré les souffrances de l'accouchement, qui m'a aimé pendant plus de vingt ans., qui a tout fait pour moi jusqu'à la mort de son mari. C'est vrai, elle a usurpé mon identité, m'a volé ce qui me revenait de droit, me l'a caché pendant plus d'un an, mais l'amour qu'elle a déjà eu pour moi pardonne ce délit.
Cet amour pardonne tout.
— Je ne vais rien faire, ce n'est pas si grave que ça, ce n'était qu'une entreprise après tout. Elle est entre de bonnes mains, maintenant. Je crois que je dois juste digérer... Est-ce que je peux rester vivre chez vous jusqu'à ce que je réussisse à démêler tout ça et que je trouve un endroit où aller ?
Avant que mon téléphone ne rende l'âme, j'ai eu le temps de lire le message de Xavier. J'ignore à quoi il s'attendait en me l'envoyant, peut-être à ce que je sois triste ou en colère, mais pas du tout. J'ai soupiré de soulagement. Si sa famille lui ressemble, nul doute que l'entreprise est entre de très bonnes mains, meilleures que celles de ma mère.
Enthousiaste comme à son habitude, Malia hoche vigoureusement la tête en s'exclamant que c'est une excellente idée. Lucie, elle, a un peu plus de retenue. Elle se contente de lâcher un « mouais, si tu veux. ». Ça me fait sourire.
Me lovant dans le coin du canapé, je leur confie que, en revanche, je dois faire un tour chez ma mère chercher mes choses et quelques effets qui appartenaient à mon père. Je pense surtout aux livres et aux photos entreposés dans son bureau.
— Tout de suite ? demande Malia en fronçant des sourcils, sceptique. Il est... vingt-trois heures quarante-trois, ce n'est pas une très bonne heure pour dévaliser la maison d'une milliardaire.
— Au contraire, c'est la meilleure heure possible ! contre Lucie en ouvrant grand les yeux.
Je reprends ma canette de soda devenu tiède et prends une gorgée, accueillant l'acidité qui m'écorche la gorge.
— Je pensais plutôt à y aller dans une semaines, lancé-je en secouant la main pour attirer leur attention. Elle a un voyage d'affaires dans dix jours, la maison sera vide et j'ai les clés. Aucun risque que l'on tombe sur elle.
Malia et Lucie s'échangent un regard et semblent communiquer silencieusement. Elles finissent par hocher la tête et Lucie s'écroule entre nous deux. Je lève rapidement ma cannette pour éviter de faire un dégât.
— Adjugé ! s'exclame la gothique avec un sourire sournois. Mais je préviens, si je trouve quelque chose de valeur, je le garde.
— On va chez une milliardaire, évidemment qu'il y aura des choses de valeur, marmonne Malia.
— Raison de plus pour les garder, riposte Lucie en la fusillant du regard.
Malia lève les yeux au ciel.
— Tu as vraiment des problèmes.
Elles continuent à se chamailler et je les observe, les lèvres incurvées en un rictus amusé.
Plus aucun ne doute là-dessus, j'ai enfin trouvé mes bouées de sauvetage.
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