Chapitre 4

Céleste

Il est vingt-deux heures quarante-cinq, quarante-six dans moins de dix-huit secondes. Je devrais être en train de dormir, une journée chargée m'attend demain, pourtant je suis incapable de trouver le sommeil. C'est un peu comme si nous jouons au chat et à la souris, lui et moi. Qui de nous deux sera le premier à mettre la main sur l'autre ? Mes paupières sont lourdes, mais elles refusent de se clore, de m'enfermer dans cette prison sombre où je pourrais enfin trouver un semblant de paix. L'inquiétude qui vibre avec persistance dans le creux de mon ventre, nouant mes tripes d'une façon hautement désagréable, m'empêche de m'abandonner dans les bras ô combien chaleureux de Morphée.

Voilà plus de douze heures qu'Eden a quitté la maison, douze heures que j'attends son retour, à l'instar d'un petit chiot qui frétille d'impatience de revoir son maître. J'ai déjà enchaîné les deux premières saisons d'une série quelconque disponible sur Netflix en mangeant tout ce qui me tombait sous la main. Je n'ai pas vraiment suivi les épisodes, en fait. Je serais incapable de résumer l'intrigue. J'avais seulement besoin d'un bruit de fond, d'images hautes en couleur pour me tenir occupée et empêcher mon cerveau de disjoncter comme il en a l'habitude lorsque je suis seule.

Je recoiffe mes cheveux en arrière, glissant les mèches rebelles derrière mes oreilles, et zappe la moitié de l'épisode. Je m'arrête sur la scène du meurtre et, en mangeant mon popcorn, observe l'homme trancher sans une once d'hésitation la gorge délicate de la femme qui, je présume, devait être sa petite amie. Sur son visage ne transparait aucune émotion alors qu'il vient de commettre l'irréparable. Il n'y a que le vide, un vide profond et dérangeant, qui subsiste dans le fond de ses prunelles vertes. Le corps sans vie de sa copine tombe sur le trottoir. Il la retourne, l'examine, se rend compte de ce qu'il a fait et... il éclate de rire. Un rire guttural, sinistre, franchement sadique. Un frisson galope le long de mon échine dorsale, mais je ne détourne pas le regard pour autant.

L'amour, ô l'amour. Perfide sentiment qui nous pousse à écouter notre cœur, faire taire notre raison, nous oublier, le temps d'un instant, cesser d'exister pour soi, mais pour l'autre.

L'homme est en train d'enterrer le corps de sa bien-aimée quand la lumière du salon s'ouvre, venant engloutir la noirceur confortable qui m'enveloppait comme un plaid en pleine nuit d'hiver. Je sursaute, et mon cœur ne se calme que lorsque mon regard croise celui bienveillant de ma grande sœur. Une main posée à proximité de l'interrupteur, Eden m'observe avec cette douceur qui lui est propre. Délicatement, un sourire coupable vient étirer ses lèvres pleines comme elle incline la tête sur la gauche, ses longs cheveux sombres glissant sur son épaule dénudée.

— Je pensais que tu m'avais entendu, je ne voulais pas te faire peur, me lance-t-elle en guise d'excuse.

Sa voix n'est pas comme d'habitude. Un peu moins veloutée, plus rauque, comme si elle avait beaucoup parlé, aujourd'hui.

— Je n'ai pas eu peur, tu m'as tout simplement surprise, grommelé-je en fermant la télévision.

Je n'ai rien à cacher, je veux seulement préserver Eden. Ma sœur est ce qu'on pourrait appeler une âme sensible. À trembler pour un rien, à sursauter pour un léger bruit. Elle est peut-être sortie avec un criminel il fut un temps, elle ne tolère pas du tout la violence, autant verbale que physique. Ses mots d'ordre sont respect et paix. La simple vue du sang peut la faire tomber dans les pommes. À l'hôpital, j'avais presque l'impression que l'accident lui était arrivé à elle et non pas à moi. Elle était incapable de regarder mes perfusions plus de deux secondes ou encore les aiguilles enfoncées dans mon bras sans avoir la nausée tout de suite après.

— Désolée quand même, sourit la professeure de français en me prenant le paquet de popcorn des mains pour se servir. Alors c'est ça que tu as fait toute la journée ? Regarder la télévision en te goinfrant, vautrée dans ton fauteuil roulant ? La classe, je suis jalouse.

Oui.

— Non. Je suis allée au centre commercial avec Beth.

Eden approche une poignée de popcorn de sa bouche, mais suspend son geste. Elle remet tout dans le sac et me dévisage avec étonnement et... fierté ? Oui, c'est bien de la fierté qui brille dans ses yeux, venant éclairer son visage. Une petite pique de culpabilité vient me perforer le cœur en voyant la joie que lui confère mon pauvre mensonge.

Même si l'accident remonte à plus d'un an maintenant, je ne sors plus vraiment. J'ai coupé les ponts avec presque toutes mes amies danseuses. Mais ça, Eden l'ignore. Elle ne sait pas que je me suis isolée de mon plein gré et que les seuls messages que je reçois proviennent de nos parents. Elle pense que si je refuse de quitter la maison, c'est parce que j'ai encore honte de mon handicap – ce qui n'est pas le cas.

Je n'ai tout simplement pas la force de sortir. Il y a des jours où j'arrive à m'extirper de mon lit. D'autres où je reste enfermée dans ma chambre, incapable de bouger, pas même pour manger ou aller aux toilettes.

Je soupire presque en voyant les étoiles briller dans son regard.

— J'avais oublié mon argent, mens-je en haussant des épaules. La robe sera pour une prochaine fois.

Eden fronce du nez, un poil déçue, et se laisse tomber sur le canapé. Je recule un peu mon fauteuil pour pouvoir la voir. Elle s'enfile les popcorn en silence, son regard ne se détachant pas de moi. Elle semble être en train de réfléchir.

— Ça fait longtemps qu'on a pas organisé une petite journée shopping toutes les deux. Ça me manque, me confie-t-elle en plantant un coude dans son divan pour se redresser.

Elle n'a pas tort. Avant, on sortait le plus souvent possible, dès que nous avions un peu de temps à perdre. Petites, nous étions toujours fourrées ensemble, à faire des mauvais coups et causer des migraines infernales à nos parents qui étaient au bout du rouleau, à se demander ce qu'ils avaient bien pu faire dans leur vie pour avoir deux chipies telles que nous. Notre relation était plus forte que celle que partagent habituellement deux sœurs : Eden était ma raison d'être, j'étais la sienne. Mais maintenant... je ne sais pas. Je sens que quelque chose s'est brisé, plus rien n'est comme avant. Un fossé s'est creusé entre nous, l'atmosphère est devenue plus lourde, plus tendue.

Et tout ça, c'est à cause de moi. Évidemment.

Je ferme les yeux alors qu'Eden continue à radoter. Parfois, j'ai honte. Non. Non, ce n'est pas vrai. J'ai tout le temps honte. Cet infâme sentiment ne peut s'empêcher de m'enlacer avec ferveur, me rappelant inlassablement que lui et moi partageons un secret, un horrible secret qui pèse à chaque jour qui passe, à chaque seconde qui s'écoule, à chaque minute qui se transforme en heure. Mes doigts pincent d'un geste absent ma cuisse, se crispent face à son inertie. Enfant, je ne mentais pas très souvent. Bien sûr, il m'arrivait de dire non à papa et maman quand la réponse attendue était oui, de secouer la tête quand il fallait la hocher, d'accuser une personne qui était pourtant innocente de faire l'ange alors que j'étais une véritable démone. Adolescente, ça s'est un peu corsé, sans jamais dépasser les limites du raisonnable. Mais ces mensonges ne valent rien comparés à ceux que je traîne depuis plus d'un an maintenant.

Eden ignore que je suis celle responsable de l'accident. Elle pense que c'est Océane qui était trop ivre, mais non, c'était moi. Et je m'en veux de ne pas lui avoir dit la vérité, mais j'en suis incapable. Les mots se bloquent dans ma gorge dès que je tente de lui en parler. J'ai peur qu'elle se mette à me détester. Je ne peux pas me permettre de perdre Eden. Non, non... Je ne peux pas.

Lui avouer la vérité la rendrait malade. Je secoue la tête pour repousser cette idée dans un coin de mon esprit. Je suis allée trop loin dans mon mensonge, tout déballer ne servirait plus à rien. Il ne me reste qu'à continuer sur cette voie et éviter de trop m'enfoncer. Je sais qu'Océane ne parlera pas, elle s'estime coupable, aucun risque qu'elle déballe la vérité.

Je ne prête à nouveau attention à ce qu'elle dit que lorsqu'elle prononce le prénom de Xavier.

Tel un ressort, je me redresse si vite que j'entends un os craquer.

— Qu'est-ce que tu viens de dire ?

Eden se tait, un peu surprise par mon ton légèrement brusque, et ses yeux s'écarquillent.

— Je disais que Xavier avait été très gentil de payer pour moi. Je n'ai aucun problème d'argent, mais mon salaire de prof n'est pas suffisant pour payer des pâtes à la truffe. Alors là, pas du tout.

Je fronce les sourcils, confuse. Je me passe une main dans les cheveux. Xavier ? Assiette de pâtes à la truffe ? Mais qu'est-ce qu'elle raconte ?

— Attends... tu as passé la journée avec Xavier ?

— Tu ne m'écoutais pas, m'accuse-t-elle en plissant des yeux, mais en hochant ensuite la tête pour réponse à ma question.

Mon sang se glace dans mes veines et je suis presque certaine que mon cœur s'est arrêté dans ma cage thoracique pour s'emballer de plus belle.

— Tu as retrouvé Xavier ? Quand ? Ça fait longtemps ? Pourquoi tu ne m'as rien dit ? Je pensais qu'on ne se cachait rien !

Quelle belle hypocrite je fais !

— Seigneur, Céleste, respire ! Il ne faudrait pas que tu t'étouffes avec toutes tes questions, tout de même. Je ne te cache rien, d'accord ? J'ai toujours été transparente avec toi et ce n'est pas aujourd'hui que ça va changer. Maintenant, peux-tu répéter tes questions pour que je puisse y répondre ? Je n'ai strictement rien compris.

J'obtempère. J'articule bien chaque question, ce qui fait glousser Eden.

— Du coup, débute-t-elle en posant le popcorn sur ses genoux. Oui, je l'ai retrouvé. Aujourd'hui. Je ne t'ai rien dit parce que j'ignorais qu'il allait être là. Satisfaite ?

Je secoue la tête.

— Non. Il me faut les détails. Comment s'est déroulée votre soirée ?

Je vois qu'elle hésite à me répondre, que son regard fuit le mien. Elle se frotte le bras droit avec la main gauche.

— Bien... je crois ? Il n'y avait aucun malaise entre nous, on a parlé, beaucoup, peut-être un peu trop. On a essayé de rattraper le temps perdu, d'un peu plus connaître l'autre. Comme tu le sais, j'ai couché avec lui avant de lui poser un lapin, du coup on s'est posé beaucoup, beaucoup de questions. (Son front se plisse.) Ce n'était pas prévu. Je n'avais pas prévu de le revoir. Au fond, je ne le voulais même pas. J'avais réussi à passer outre, à l'oublier. Mais, parce que la vie est cruelle, je l'ai revu et tout m'est revenu en tête. Ces foutus sentiments, ces craintes, ces espoirs... Putain, Céleste, je suis complètement paumée, geint-elle en se prenant la tête entre les mains.

J'ouvre la bouche, prête à la rassurer comme le ferait une sœur, mais elle ne semble pas avoir terminé de parler :

— J'ai dit à Xavier que j'étais juste son amie, mais je ne sais pas si j'ai vraiment été honnête envers lui, mais surtout envers moi-même. La soirée était merveilleuse, mais j'avais quand même une espèce de boule dans la gorge, comme si j'étais en train de faire quelque chose de mal. Je crois qu'il m'intimide. Il m'intimide tellement que mon cœur fait n'importe quoi quand il est dans les parages, quand il me regarde, quand il me sourit, et ça commence à me faire peur. Je ne veux pas retomber amoureuse de lui, je veux seulement être son amie. Je ne veux pas souffrir à nouveau.

La dernière phrase est accompagnée d'un torrent de larmes. Eden éclate en sanglots et son corps gracile est violemment secoué par des spasmes. Dans ma poitrine, mon cœur se brise. Non, il explose. Rapidement, j'approche mon fauteuil d'elle et me penche pour la prendre dans mes bras. Je l'enveloppe, la serre fort contre moi, tente d'aspirer son chagrin pour qu'il devienne mien.

Eden a toujours été là pour moi quand j'étais au plus mal, c'est désormais à mon tour de m'occuper d'elle. Il est grand temps que nous inversions nos rôles, que je prenne celui de la grande sœur et elle, de la petite.

— Ça va aller, murmuré-je, incertaine que ce soit la bonne chose à dire. Je suis sûre que tout va revenir dans l'ordre, il ne faut que de la patience, laisser au temps le temps. Je sais que c'est pas facile, mais tu n'es pas seule, OK ? Je serais toujours là pour t'épauler, parce que je suis ta sœur et que, en tant que sœur, il est de mon devoir de veiller sur toi.

Eden sourit.

— Merci, j'ai tellement de chance d'avoir une petite sœur comme toi, tu es formidable, renifle-t-elle entre deux sanglots. Je crois que je vais aller me reposer un peu, j'ai besoin de m'aérer l'esprit.

Je hoche la tête et défais mes bras autour de son corps pour lui laisser de l'espace.

— Tu devrais dire à Xavier que tu ne veux plus le voir, lâché-je d'un coup quand elle se lève.

Les yeux bouffis à force d'avoir pleuré, elle pince des lèvres et porte une main à sa poitrine.

— Tu es sûre... ?

Évidemment que je suis sûre.

— Il te détruira, ce n'est qu'un salopard, comme tous les autres, tranché-je, agressive. Si tu le laisses tomber, tu éviteras la catastrophe.

— Je ne sais pas, Céleste, je verrais...

Je ne rajoute rien, ne voyant pas l'intérêt de continuer. Présentement, elle n'est pas disposée à m'écouter, je la mettrai en garde une prochaine fois. Elle doit comprendre que je ne laisserai personne s'immiscer entre nous, même si cela l'empêche d'être heureuse.

Eden se penche vers moi et dépose un léger baiser sur ma joue. J'esquisse un sourire.

Elle restera à mes côtés, qu'importe le mal que ça lui fera.

Parce que si elle en s'en va, c'est moi qui souffrirai. 

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