Chapitre 31
Céleste
Je passe principalement les six jours suivants enfermée dans ma chambre, à dormir. Eden pense que je couve quelque chose, car elle vient souvent surveiller ma température pourtant normale. Chaque assiette qu'elle m'apporte ressort intacte le lendemain. J'ai faim, mon estomac se fait mal et se tord autour du vide, mais je ne trouve jamais ni la force et encore moins l'envie de manger. Les seules choses qui passent sont les salades de fruits — parfois — et l'eau. Je ne peux ingurgiter rien d'autre.
Je suis aussi dans un état déplorable, je suis sûre que je fais peur à voir : mes cheveux sont gras, mes vêtements me grattent et je me sens étrangère dans mon propre corps. Pourtant, je ne sors quand même pas de mon lit, qui est devenu mon refuge. Ma chambre est plongée dans le noir, les rideaux étant fermés et ma porte la plupart du temps close. La pièce envahie par les ombres est devenue le terrain de jeu de mes démons intérieurs, qui prennent un malin plaisir à me susurrer d'affreuses choses à l'oreille. L'unique source de lumière provient de mon téléphone constamment ouvert sur ma discussion avec Océane. Elle et moi échangeons des messages depuis quelques jours, on s'appelle parfois, et ces interactions pour la plupart du temps brèves sont la seule chose qui me redonne le sourire.
C'est en quelque sorte mon rayon de lumière dans mon océan obscur.
Le mardi, une semaine exactement s'est écoulée depuis qu'Océane est venue. Août s'achève, septembre se prépare à arriver et avec, les températures plus froides. Mardi semble aussi être le jour où la patience d'Eden atteint ses limites : dans les alentours d'une heure de l'après-midi, elle débarque dans ma chambre comme une tornade, ne prenant pas la peine de toquer, et ouvre l'interrupteur. Je grimace lorsque la lumière explose dans la pièce, grugeant chaque ombre, et me dépêche de protéger mes yeux avec mon bras. Mes iris se sont tellement habitués à la pénombre qu'elles me brûlent.
— Mais ça va pas ? m'exclamé-je en retirant mon bras quand je suis assurée que mes yeux sont acclimatés à la luminosité soudaine.
Ma sœur me jette un bref regard, balayant des yeux ma silhouette :
— Je vais très bien, merci de demander. Mais je ne crois pas pouvoir dire la même chose sur toi. Comme tu ne peux pas te voir, laisse-moi te décrire l'image que tu renvoies : celle d'un cadavre qui approche du stade de décomposition. Tu as déjà l'odeur, en plus !
Elle traverse ma chambre pour ouvrir les rideaux, permettant ainsi aux rayons du soleil de ma chambre, la réchauffant. Elle referme l'interrupteur, laisse la porte ouverte et vient se poster devant mon lit, les mains posées sur les hanches et les jambes légèrement écartées. Elle m'observe de haut en bas, et je ne peux m'empêcher de penser qu'avec sa robe blanche, ses bottes noires à talon et ses cheveux attachés en une tressée posée sur son épaule, Eden ressemble à une déesse. Une déesse très peu ravie par ce qu'elle voit. Son regard aussi sombre qu'une nuit sans étoiles analyse en vitesse la pièce et ses lèvres s'incurvent en une grimace alors qu'elle prend peu à peu connaissance du bazar monumental qu'il y a. Je suis de nature plutôt organisée, la danse classique nous donne une certaine organisation et rigueur, mais je n'avais pas la motivation de ramasser. De ce fait, un tas de vêtements jonchent le sol, des papiers chiffonnés et noircis par des esquisses de lettres envahissent ma table de chevet et des bouteilles d'eau vides sont posées sur mon fauteuil roulant. Ma chambre est un véritable champ de guerre.
Les mots d'Eden tournent en boucle dans ma tête, tandis que je l'observe se pencher pour ramasser mes vêtements et les jeter dans un panier au fond de la pièce. Elle en profite pour ouvrir la fenêtre et aérer un peu. Je sais qu'elle n'a pas voulu être méchante ou se montrer blessante, mais impossible d'ignorer le douloureux pincement au cœur qui m'arrache une grimace. Je suis consciente que je suis la plupart du temps un boulet pour Eden, et qu'elle le formule à voix haute ne fait qu'amplifier ma honte et ma culpabilité. Ses remarques sont une lame affutée qu'elle me plante dans le dos. Je me sens misérable et, surtout, indigne de sa gentillesse.
En soufflant par le nez, j'attrape un oreiller pour y enfouir mon visage. Il m'est arraché des mains presque aussitôt et mon regard vient à la rencontre de celui un poil agacé d'Eden. Sourcils arqués et rictus aux lèvres, elle le jette loin de moi, puis se cramponne à mes paumes pour m'obliger à me redresser.
— Tu as la même couleur qu'un cadavre, en plus, soulève-t-elle en coinçant une mèche de mes cheveux derrière mon oreille.
— Si tu es juste venue pour m'insulter, la porte est derrière toi. Je peux me passer de ta présence, grande sœur.
Les lèvres d'Eden frémissent d'un sourire et elle se redresse en se frottant les mains.
— Samuel m'avait prévenue que tu allais être une chieuse si je venais te déranger, m'apprend-elle en ramenant mon fauteuil roulant. Il a même dit qu'il y avait des chances que tu me frappes avec ta lampe.
— Et tu es quand même venue ?
Elle arque un sourcil en m'offrant une petite moue :
— J'ai le goût du risque. Et tu sais que, pour toi, je suis prête à affronter n'importe quoi. Ce n'est pas une lampe qui va m'empêcher de ressusciter ma sœur. Tu étais là quand je me morfondais à cause de Samuel, je dois te rendre la pareille. (Elle m'observe tandis que je me hisse sur mon fauteuil, mes muscles tremblants car c'est la première fois depuis quelques jours qu'ils fournissent autant d'efforts.) Je ne sais pas ce qui t'arrive, pourquoi t'es dans un bad mood, mais je suis là pour te redonner le sourire.
C'est bien Eden. Toujours là pour aider, même lorsqu'on ne lui demande rien. Elle est beaucoup trop douce pour ce monde pourri jusqu'à la moelle.
Une minuscule partie de moi a envie de lui balancer que ça ne sert à rien d'essayer et que, peu importe ses efforts, je continuerais à broyer du noir. Sa gentillesse n'est pas assez forte pour rivaliser avec le vide dans ma poitrine, qui annihile carrément ma personnalité. Quand j'allais encore à l'hôpital pour mes rééducations, j'étais suivie par un psychologue. Au bout de trois visites, j'ai décidé de tout arrêter, car je ne voulais plus entendre ce qu'il avait à me dire. Selon lui, j'allais mal. Il m'avertissait que si je n'étais pas correctement suivie, mon état pouvait empirer. Au fond, je savais qu'il avait raison. J'avais besoin de ses séances, mais j'ai tout lâché. Peut-être que si j'avais continué, je ne serais pas comme ça, aujourd'hui. Sur la corde raide, à me battre pour garder l'équilibre. Peut-être que le vide ne serait pas aussi béant et que mon esprit ne serait pas en train de se retourner contre moi. Peut-être...
Plongée dans mes pensées, je reviens sur terre seulement quand Eden me lance un débardeur, un sweat gris et un jean noir. Les sourcils froncés, je l'interroge du regard et elle articule le mot « douche ». Je lève les yeux au ciel et me mords l'intérieur de la douche. Je n'ai aucune motivation pour aller me laver, mais en voyant l'espoir brillant dans le fond de ses prunelles, je décide de fournir cet effort.
Il me faut une quinzaine de minutes pour trouver l'énergie de me départir de mes vêtements et entrer dans la cabine adaptée pour mon handicap. Les installations étaient déjà fournies avec l'appartement, qui, lui, a couté un bras à Eden. Je crois que sans l'aide financière de mes parents, elle n'aurait pas pu se le permettre. Ma sœur a tant sacrifié — elle a carrément déménagé pour moi — sans rien attendre de ma part. Elle m'a accueillie à bras ouverts même si elle savait pertinemment que ça allait être difficile et qu'il allait nous falloir un temps d'acclimatation. Elle a accepté ce risque, au contraire de nos parents qui se sont débarrassés de moi à l'instant où ils se sont rendu compte que j'étais un poids pour eux.
Tout le monde m'a tourné le dos... sauf Eden. Et je crois que je lui en veux. Je lui en veux de s'être battue pour moi et d'avoir mis sa vie en parenthèse pour rendre la mienne meilleure. Elle a tant donné sans jamais rien attendre en retour. Ça me laisse un goût aigre dans la bouche. J'ai l'impression de lui avoir volé une année de son existence, et je me déteste pour ça. Surtout que ses efforts n'ont rien offert. Elle a tant sacrifié... pour rien.
Quand je ressors de la salle de bain, mes cheveux sont propres et j'ai enfilé de nouveaux vêtements. Je zieute la porte entrebâillée de ma chambre. Tout me pousse à y retourner, mais j'ignore la voix dans ma tête et me rends dans la cuisine. Je ne cille même pas en découvrant Samuel assis derrière notre table. Ses cheveux blonds lui tombent sur le front et ses yeux verts sont braqués sur son téléphone. J'arque un sourcil en remarquant qu'il joue présentement à Candy Crush.
Cet homme, qui a du sang sur les mains et quelques morts sur la conscience, est en train de jouer et, surtout, de perdre à Candy Crush.
Eh bah.
Installée à ses côtés, un bol de fruits rouges et des cahiers devant elle — comme elle recommence le boulot la semaine prochaine, je devine que c'est pour les cours —, Eden le taquine, ce qui lui vaut un regard noir de la part de Samuel, qui lui marmonne de se taire. Elle le bouscule joyeusement, puis semble se rendre compte de ma présence. Elle lève la tête et quand nos prunelles se heurtent, elle m'offre un sourire. Elle quitte sa chaise pour venir à ma rencontre et pousse mon fauteuil pour que je sois à la hauteur de la table. Se rasseyant, elle me tend une fraise, que j'accepte avec réticence.
Samuel dépose son téléphone et, les coudes sur la table, me salue d'un signe de la tête :
— Alors Eden avait raison ? Tu n'es pas morte dans ta chambre ?
J'ouvre la bouche, ses paroles me prenant par surprise, mais Eden me devance :
— Elle est plus que vivante, même ! Et puis, elle sent bon.
Eden m'adresse un clin d'œil et je me force à rire, mais la remarque de Samuel, bien que dite sur le ton de la rigolade, me reste en tête et me pèse. Je grignote ma fraise sans réel appétit, mon ventre comme rempli de plombs. Non, je ne suis pas morte. Enfin, je ne crois pas. Je respire encore, je bouge, je parle, je mange. Mais est-ce cela qui rend une personne vivante ?
Je ne prête aucune attention à la discussion qui a lieu, mais sors de mes pensées pour saluer Samuel quand il annonce devoir s'en aller. Il dépose un baiser sur mon front qui, comme d'habitude, me fait bizarre. Je l'observe ensuite se pencher pour embrasser ma sœur avec une douceur qui me prend par surprise. Il lui caresse la joue de la pulpe de son pouce et, sur le coup, je crois qu'ils ont oublié que je suis là, moi aussi. Il semblerait que Samuel, le grand méchant loup, se transforme en agneau quand il est question de ma sœur.
Leur relation sera toujours aussi bizarre à mes yeux.
Les yeux d'Eden pétillent même après son départ. Elle semble flotter sur un petit nuage et un sourire idiot étire ses lèvres quand elle se tourne vers moi. J'arque un sourcil et ses joues virent au cramoisie. Elle s'éclaircit la gorge.
— Donc vous êtes officiellement ensemble ? l'interrogé-je en prenant une framboise dans son bol de fruits.
— Je ne sais pas, me confie-t-elle en se rasseyant. Je préfère ne pas mettre un mot sur notre relation. C'est juste... tellement compliqué, entre lui et moi.
— Mais tu l'aimes ? insisté-je.
J'ignore pourquoi, mais j'ai impérativement besoin qu'elle me réponde.
Ma sœur hausse des épaules.
— Je pense que les sentiments que j'avais pour lui ne se sont jamais taris. Je les avais juste refoulés pour éviter de souffrir. Mais je n'ai jamais arrêté de l'aimer, aussi horrible peut-il être parfois. Je suis sortie avec lui pendant quatre ans. Mon cœur s'est habitué à lui et à son amour.
Elle ricane nerveusement en secouant la tête, les yeux baissés sur ses doigts qu'elle entortille. J'incline la tête sur le côté, les paupières plissées. La voir ainsi est étrange. Amoureuse. Il y a un an, son cœur battait uniquement pour moi. Maintenant, il cogne et chantonne pour une autre personne. Autrefois complet, il s'est séparé en deux entités bien distinctes, dont l'une m'appartient. Et, étonnement, ça ne me dérange pas. Je suis heureuse qu'elle ait appris à vivre pour elle et non plus pour moi. Je ne suis plus la personne la plus importante pour elle. Eden s'est replacée en haut de la pyramide.
Je m'approche un peu de ma sœur pour poser ma tête sur son épaule. D'abord surprise par ce geste, Eden soupire et je sens son sourire quand elle pose sa main sur mon crâne et caresse tendrement mes cheveux, comme le ferait une mère avec sa fille. Les yeux fermés, je ravale les larmes qui me brûlent. Peut-être que lorsque je m'en irai, son cœur continuera à battre avec la même force qu'aujourd'hui. Peut-être que seulement certains morceaux tomberont, mais que la plupart tiendront bon. Parce que, même quand je ne serais plus là, il y aura toujours quelqu'un pour entendre ses battements. Je l'espère, en tout cas.
— Je t'aime, Eden, soufflé-je en appuyant un peu pus ma tête sur son épaule et en rouvrant les yeux.
Je la sens retenir son souffle. Il est assez rare que je lui fasse part de mes sentiments, et je sais que ça la touche beaucoup. Sa main se raidit sur ma tête, puis elle caresse mon front.
— Moi aussi, Céleste. Moi aussi, je t'aime.
Sourire aux lèvres, je referme les yeux.
Je l'espère tellement fort.
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