Chapitre 27
Xavier
Avant
Je ne sais pas quelle mouche a piqué mes parents, mais ils ont décidé de m'offrir un appareil photo pour mon dix-huitième anniversaire. Si je ne m'attendais à rien en particulier, leur cadeau m'a quand même surpris. Je ne crois pas avoir déjà montré le moindre intérêt pour l'univers de la photographie, qui m'est complètement inconnu. Comme mes parents et ma sœur, je n'ai aucune fibre artistique – je suis davantage spectateur qu'acteur. Créer n'est pas quelque chose qui m'attire et encore moins qui me passionne.
Enfin, c'est ce que je pensais.
Impossible d'ignorer le frisson d'excitation qui me parcourt l'échine dès que je passe la sangle de l'appareil autour de mon cou. Mon pouls s'accélère, mes poils se redressent, mes lèvres s'incurvent, mon cœur cogne un peu plus vite. Un feu de camp crépite dans le creux de mon ventre et mes entrailles se tordent. Ces trois derniers jours, je les ai passés dehors, à prendre tout ce qui croisait ma route en photo. Arbres, animaux, voitures, passants, soleil et étoiles...
Assise à côté de moi sur son lit, Eleanor — nous nous sommes réconciliés cinq jours auparavant — pose la tête sur mon épaule et observe les clichés que je fais défiler avec un ennui qu'elle ne tente pas de dissimuler. Une moue blasée ourlant ses lèvres roses, elle soupire. Ses doigts se perdent dans mes cheveux et, de temps à autre, elle les agite devant mon visage pour attirer mon attention, mais elle finit par abandonner quand elle s'aperçoit que ça ne fonctionne pas. En grognant, elle se couche sur le ventre et, les coudes plantés dans le matelas, sort son téléphone et s'enferme dans une bulle.
En repoussant une mèche de mon front, je sens mes lèvres s'étirer en un petit sourire quand le visage de Colombe apparaît. Elle a été mon modèle principal ces derniers jours ; les premières photos où elle figure sont pour la plupart floues, le focus l'étant davantage fait sur le fond que sur elle. Les suivantes, quant à elles, sont assez réussites : elles dégagent un certain charme et mettent sa beauté en valeur. Les jeux de couleur sont assez bons, mais je suis persuadé qu'avec un peu de pratique, les contrastes seront saisissants. Je dois seulement dénicher une bonne application pour les retoucher et dompter l'appareil afin qu'il devienne une extension de ma personne.
Je continue à faire défiler les photos quand l'appareil m'est soudainement arraché des mains. Un grognement de protestation s'échappe d'entre mes lèvres lorsque je relève la tête pour croiser le regard sévère d'Eleanor. Installée en équilibre sur les genoux, elle manipule avec maladresse la machine afin de trouver le bouton pour l'éteindre, qu'elle presse. Elle la dépose ensuite sur sa table de chevet, le plus loin possible de moi. Les sourcils froncés, je lui demande à quoi elle joue et, pour seule réponse, elle m'adresse un sourire amer qui ne présage rien bon. Elle amène ses cheveux derrière son épaule.
— On doit parler, Xavier.
Sa voix se veut douce, mais je perçois l'acidité dans son ton. Elle fourche sur les mots, serre la mâchoire, pince des lèvres. Elle semble d'humeur massacrante alors je ne dis rien, me contentant de hocher la tête. Voyant qu'elle a toute mon attention, elle s'installe en tailleur et me tend son téléphone. Avec un regard suspicieux, je m'en empare et dois prendre sur moi pour ne pas lever les yeux au ciel. Une date est affichée en grand sur son écran : le deuxième samedi du mois de mai. Le jour de la remise des diplômes.
— C'est dans vingt jours, attaque-t-elle en reprenant son téléphone. Il te reste moins de trois semaines pour te rattraper et remonter tes notes, Xavier ! C'est ta dernière chance, les profs sont prêts à se monter coopérants, tu dois juste arrêter de sécher les cours. C'est tout !
En parlant, elle fouille mes prunelles, à la recherche d'une réponse à une question qu'elle n'ose pas formuler. Pourquoi tu sèches autant, Xavier ? Je ferme les yeux pour me soustraire à son regard trop curieux. Je sens sa main se poser sur mon avant-bras, et je m'écarte. Je suis conscient que mes absences répétées ont un impact direct sur notre relation : à force de garder des choses pour moi, un fossé s'est creusé entre nous. Notre couple a connu beaucoup de hauts et de bas, mais jamais autant. J'ai l'impression que nous dégringolons et que, peu importe nos efforts, la chute sera brutale.
Depuis plusieurs jours, la tension n'a cessé d'augmenter. L'université et la question des diplômes sont l'une des raisons principales de nos disputes. Sur ces sujets, nous n'avons pas le même point de vue. Eleanor est une élève studieuse, intelligente et elle a de l'ambition. Beaucoup d'ambition. De mon côté, je n'en ai jamais eu. Elle m'en veut de faire si peu d'efforts et ne comprends pas pourquoi je continue de sécher les cours, et je me vois mal lui expliquer que je n'y vais plus car je déteste ça et que je préfère nettement plus passer ce temps avec Colombe. Elle a été ma bulle d'air ces dernières semaines et je ne me suis jamais senti aussi vivant qu'auprès d'elle.
Parce que quand Colombe me regarde, elle me voit vraiment. Eleanor, elle, ne perçoit que mes échecs.
— Et si je ne voulais pas être diplômé ? chuchoté-je en rouvrant les yeux pour les planter dans les siens.
Eleanor arque un sourcil, confuse :
— Quoi ?
Elle lâche le mot en gloussant nerveusement, pensant sûrement à une blague. Elle s'interrompt quand elle se rend compte que je ne rigole pas avec elle.
Son visage devient grave et son regard se teinte d'un vert plus sombre.
— Tu ne peux pas être sérieux... Xavier, tu ne peux pas dire ça ! Sans diplôme, tu ne pourras rien faire. Ni aller à l'université ni reprendre l'entreprise de ton père. Tu auras fait tout ça pour rien.
J'amène un genou vers moi, enroulant le bras autour.
— Je n'ai jamais voulu reprendre l'entreprise de mon père, Eleanor, lui confié-je à voix basse. Je n'ai jamais voulu aller à l'université, non plus. C'est ton rêve à toi. Tes ambitions. Pas les miennes.
Elle ouvre la bouche pour se défendre, mais aucun mot ne sort d'entre ses lèvres. Elle secoue la tête, arrache ses prunelles des miennes et quitte le matelas. Elle enfonce une main dans sa tignasse blonde et sa poitrine se soulève et s'abaisse au rythme saccadé de sa respiration. Elle fait les cent pas avant de s'arrêter, braquant son regard au mien. Ses yeux me dévisagent et plusieurs émotions s'y bousculent, mais celles qui dominent sont la déception, l'incompréhension et la colère.
Une colère sourde qui menace de déborder d'un instant à l'autre. Eleanor se retient de me hurler dessus, de me secouer, car elle sait au fond d'elle qu'elle ne me fera pas changer d'avis : je ne veux pas être diplômé. Je ne l'ai jamais voulu. Je n'en ai rien à foutre de l'université et de l'entreprise de mon père, merde ! Je sais que, gradué ou pas, elle me reviendra, mais je ne l'accepterai pas. Quand le temps viendra, je tiendrais tête à mon père et le forcerait à choisir Hélène comme héritière. Elle sera bien plus qualifiée que moi.
Un soupir me fait sortir de mes pensées.
Désormais adossée à la porte close de sa penderie, Eleanor a les bras croisés sur sa poitrine. Son air est grave et son humeur, ténébreuse. Si un regard pouvait tuer, je serais déjà mort.
— Alors, c'est tout ? Je suis censée accepter ta décision de foutre ta vie en l'air ? Je dois te regarder échouer, encore et encore ? C'est ce que tu attends de moi, Xavier ? Que je sois spectatrice de tes échecs ?
Ses mots me font mal. Ils pénètrent mon cœur, injectent leur venin. Ma mâchoire se crispe tandis que ma poitrine se serre, le souffle me manquant. Ses questions sonnent davantage comme des accusations qui, à l'instar de lames affutées, s'enfoncent dans ma chair et me déchirent la peau. Malgré la douleur qui irradie et ma gorge qui se noue, je ne l'interromps pas. Je me contente de me soustraire à son regard, car je ne peux plus. Je ne peux plus le soutenir. Parce que, quand je la regarde, la seule chose que je perçois, c'est la déception brillant dans le fond de ses prunelles, la même qui miroite dans celles de mes parents. Et ça, cette pression, la sensation de ne pas être à la hauteur de leurs attentes, ça commence à me gruger. Je sais que j'ai pris la bonne décision en décidant de mettre une croix sur mon diplôme. Mon entourage doit seulement l'accepter, et ça risque de prendre un sacré temps.
Dès notre plus jeune âge, on nous inculque que pour réussir dans la vie, il faut réussir dans ses études. Qu'un diplôme est l'unique clé capable d'ouvrir toutes les portes. C'est faux. Il est vrai que cela nous offre plusieurs opportunités, que la plupart des métiers sont accessibles seulement lorsqu'on est un étudiant sérieux, mais on ne bâtit pas un avenir à partir de notes. Aucun futur n'est tissé avec des examens, des morceaux de papier, des formules mathématiques ou encore des analyses littéraires. Si je veux me lancer dans l'art et devenir photographe, je n'ai pas nécessairement besoin de fréquenter une université. J'ai juste à ouvrir un putain de compte Instagram et faire mes preuves.
Eleanor continue à parler, chacune de ses phrases me brûlant encore un peu plus. J'ignore si elle se rend compte de ce qu'elle dit, de la portée de ses mots.
— Je t'ai soutenu à chaque instant, Xavier, enchaîne-t-elle en ouvrant grand les bras. Je t'ai défendu devant mes parents quand ils disaient que tu n'irais jamais loin, que tu allais être une mauvaise influence pour moi. Et pour me remercier, tu fais quoi ? Tu arrêtes de te battre ? Tu baisses les bras ? Tu es lâche à ce point ?
Quand elle assène la carte de la culpabilité, je décroche : c'est la goutte qui fait déborder le vase. Les épaules tendues et le cœur battant à vive allure, je me lève et attrape mon blouson qui reposait sur son bureau parfaitement rangé, à son image. Je m'empare aussi de mon appareil photo, dont je passe la sangle autour de mon cou. Eleanor me regarde faire, ses yeux suivant chacun de mes mouvements, les analysant.
Je prends tout mon temps pour enfiler ma veste, car je cherche en même temps mes mots pour lui répondre :
— Il est là, le problème, El'. Je ne me suis jamais battu. Je ne t'ai jamais demandé de me défendre. Tu as fait ça de ton propre chef, et je t'en suis reconnaissant. Mais je ne te dois rien, Eleanor. Tu es sortie avec moi pour le garçon que j'étais et non pas l'élève modèle que j'aurais pu être. Tu ne devrais pas te soucier de mes notes, de mon futur professionnel, mais plutôt du futur qu'on pourrait avoir ensemble. (Avec un maigre sourire, je m'approche d'elle et dépose sur le coin de ses lèvres un baiser qui a un horrible goût de finalité.) Je t'aime et je sais que tu ressens la même chose pour moi, alors, au nom de cet amour, arrête de me regarder comme si j'étais un putain de projet.
Je recule un peu la tête pour l'observer. Les lèvres entrouvertes, elle me dévisage. J'effleure sa joue de la pulpe de mon pouce et attends qu'elle dise quelque chose, n'importe quoi, une phrase pour m'affirmer que j'ai tort, qu'elle ne m'a jamais considéré comme un projet. Mais rien ne vient. Elle reste silencieuse et elle finit par fermer les yeux. Une larme solitaire roule le long de sa pommette et je retiens mon souffle. Malgré le pincement au cœur que je ressens, mes lèvres forment toujours un sourire. Je murmure un dernier « je t'aime » avant de m'en aller.
***
— Je comprends pas. Vous êtes encore ensemble, Eleanor et toi ? m'interroge Dave, les sourcils froncés.
Installé derrière mon bureau, je lâche mon appareil photo et, dans un soupir, bascule la tête vers l'arrière. Mon regard rencontre celui de mon meilleur ami couché sur mon lit. Dave a passé ces derniers jours chez moi afin de s'assurer que j'avais cessé de me morfondre. Si mon cœur n'est pas entièrement brisé, c'est grâce à lui. J'étais si misérable qu'il a dû me ramasser à la petite cuillère et recoller chaque morceau.
En repoussant sur le côté les fiches qu'il était en train de mémoriser, Dave pointe un surligneur orange dans ma direction, qu'il agite dans les airs. Il attend que je réponde à sa question.
J'enfonce une main dans ma tignasse et plisse du nez :
— J'sais pas. C'est compliqué. Elle ne m'a pas envoyé de message et je n'ai pas osé non plus. Même si elle me manque, je n'ai pas envie de lui parler.
Dave jette son surligneur dans sa trousse.
— Pourquoi pas ?
— Parce qu'elle a dépassé les bornes ? dis-je, moi-même incertain de ma réponse. J'ai toujours fait attention à ne pas la blesser ni la brusquer, mais elle ne s'est pas gênée, elle. Elle a appuyé là où ça fait mal. Elle sait qu'à cause de mes parents, les études ont toujours été un sujet sensible et, pourtant, elle n'a pas hésité à jouer la carte de la culpabilité avec moi. (Je relève la tête et tourne ma chaise de sorte à faire face à Dave.) Autant je mourrais d'envie de coucher avec elle, je ne lui ai jamais forcé la main, car je savais qu'elle avait besoin de temps et c'est sa décision à elle et que, même si je ne suis pas d'accord, je dois la respecter. Mais elle ? Elle, elle n'a pas hésité à m'enfoncer pour que j'aille dans son sens, assené-je en plongeant les yeux dans ceux de Dave.
Aimer quelqu'un, ce n'est pas seulement lui ouvrir son cœur et lui susurrer des mots doux. C'est bien plus. Parce que j'aime Eleanor, j'accepte autant ses qualités que ses défauts. Parce que j'aime Eleanor, je respecte chacun de ses choix même s'ils ne s'accordent pas aux miens. Parce que j'aime Eleanor, je prends ses avis en considération. Et ça, cette démarche, c'est censé fonctionner des deux côtés. Parce qu'Eleanor m'aime, elle devrait accepter mes défauts, respecter mes choix, prendre mes avis en considération.
Mais non.
Quand je souffle du chaud, elle décide de souffler du froid. Quand je dis oui, elle clame non. Avoir des différents est légitime, ainsi fonctionnent les couples, mais ne pas être sur la même longueur d'onde n'enlève en rien la notion de respect. Elle aurait dû me soutenir lorsque je lui ai annoncé mon envie de ne pas me battre pour mon diplôme. Je ne lui ai jamais demandé de l'accepter, seulement de le respecter.
Et elle n'a pas su le faire.
Elle a refusé le seul sacrifice que je lui ai jamais demandé : respecter mes choix. Ça fait... mal.
Le bruit de feuilles que l'on froisse me sort de mes pensées. Dave quitte mon matelas et s'approche de moi. Il pose ses deux mains sur mes épaules, les enveloppant complètement. Perplexe, je le dévisage, mais ouvre grand les yeux quand il glisse ses paumes sous mes aisselles.
— Eh ! m'exclamé-je. Bas les pattes ! Ce n'est pas parce que je suis peut-être célibataire que tu peux me tripoter à ta guise, Dave. Surtout que t'es avec Gaby-la-sorcière maintenant.
Le surnom fait relever les coins de sa bouche.
— Je ne te tripote pas, soupire-t-il, le ton amusé.
— Tu es en train de me toucher, Dave.
Il lève les yeux au ciel, clairement dépité, et les mains coincées sous mes aisselles, se met à tirer. Il me force à quitter ma chaise et, lorsqu'il voit que je ne bouge pas d'un iota, il enfonce ses doigts dans ma peau, ses ongles traversant presque mon t-shirt.
La douleur se diffuse dans mon corps et, pour y mettre un terme, j'arrête de résister : je le laisse me soulever. Nous nous retrouvons alors face à face et je lui lance un regard bizarre.
— Tu aurais pu me demander de me lever, tu sais. Ça aurait été plus rapide.
— Mais moins drôle, sourit-il en prenant sa fidèle casquette qui jonchait la surface de mon bureau, qu'il visse sur son crâne. Tu devrais penser à perdre du poids, t'es franchement lourd.
Mes lèvres frémissent d'un sourire et je le regarde se diriger vers ma penderie et s'y enfoncer. Il en ressort quelques minutes plus tard avec un jean et un sweat, qu'il me lance. Je les attrape, l'air confus.
— On sort, m'explique-t-il en réajustant sa casquette sur son crâne. Tu t'es terré pendant une semaine chez toi, tu dois remettre les pendules à l'heure avec Eleanor. J'en ai marre de voir ton air de chien battu.
— Je n'ai pas un air de chien battu ! me défends-je en le fusillant du regard.
— Oh, si. On dirait un homme qui vient d'apprendre que sa femme le trompait. On va aller chez Eleanor et vous allez vous réconcilier !
J'ouvre la bouche pour protester, mais la referme lorsque je me rends compte que son idée n'est pas si mauvaise. Il a raison, Eleanor et moi devons parler, mettre cette situation et cette dispute derrière nous. En vitesse, je me change et attrape mes clés de voiture sur mon bureau. Dave m'ouvre la porte de ma chambre. Dans le couloir, on croise ma petite sœur qui sort de la douche. Les cheveux mouillés, elle est simplement vêtue d'un de mes t-shirts. Mon meilleur ami lui offre un sourire aimable, mais maladroit. Incroyablement forcé. Sa timidité revient au galop, il n'ose pas croiser son regard. Même s'il connait Hélène depuis plus de sept ans, il est toujours aussi gêné face à elle. En retirant l'un de ses écouteurs, ma sœur nous salue avant de s'enfermer dans sa chambre.
— Votre relation m'émeut toujours autant, lui lancé-je, ironique, une fois dehors.
— Ferme-la. Tu devrais être content que je n'en pince pas pour ta petite sœur.
En les imaginant ensemble, j'éclate de rire. Impossible. Je déverrouille les portières et Dave s'installe sur le siège passager et, tandis que j'actionne la marche arrière, il connecte son téléphone à la radio et lance une playlist.
Je fronce des sourcils :
— Tu écoutes du Shawn Mendes ?
— Il chante bien, lâche-t-il en guise d'explication.
Je ricane et, la musique en bruit de fond, il me raconte à quel point ses révisions sont infernales. Je fais mine de l'écouter et hoche de temps à autre la tête, mais mon esprit dérive vers Eleanor. Elle et moi avons eu énormément de disputes, mais c'est la première fois qu'un tel froid s'installe entre nous. Un fossé s'est creusé, et j'ignore si nous serons capables de le traverser. À l'idée que notre relation est arrivée à son terme, mon cœur se serre douloureusement.
Je jette une œillade en direction de Dave et je me surprends à regretter que ce ne soit pas Colombe qui est assise à sa place. Sa seule présence aurait suffi à apaiser les battements frénétiques de mon cœur. Elle a ce genre de pouvoir sur moi : il ne faut qu'un regard de sa part pour que je me sente bien, à ma place.
Quand je me gare devant la maison d'Eleanor, je demande à Dave de rester dans la voiture. Il opine du chef, me lance un « bonne chance » et sort son téléphone — sans doute pour appeler Gaby. Avec un sourire crispé, je m'extirpe du véhicule. Une grimace m'échappe quand je remarque que mes mains tremblent d'appréhension. C'est stupide, mais j'ai un mauvais pressentiment qui laisse un goût désagréable dans ma bouche. Un poids dans la poitrine, je gravis les marches deux par deux et donne trois petits coups sur la porte. C'est sa mère qui m'ouvre. Mon regard se heurte au sien, aussi vert que celui de sa fille. Ses cheveux bruns sont coiffés en une tresse et quelques mèches encadrent son visage épuisé.
En me reconnaissant, ses lèvres frémissent et forment un maigre rictus.
— Xavier, me salut-elle. Quelle bonne surprise.
Je ne soulève pas le manque d'enthousiasme dans sa voix. Je lui adresse un petit sourire et un sentiment d'inconfort me gagne quand je remarque que son regard se met à fuir le mien.
Je m'éclaircis la gorge et me dandine, mal à l'aise.
— Euh... est-ce qu'Eleanor est là ? J'aimerais lui parler.
Jane, la mère d'Eleanor avec qui je m'entends bien, m'observe et un air désolé s'affiche sur son visage. Je fronce les sourcils. Dans ma tête, une petite voix me susurre que ce qui va suivre ne me plaira pas et que j'ai encore le temps de tourner les talons et de fuir.
— Eleanor est en train d'étudier pour ses derniers examens.
Je hoche la tête :
— Je comprends. Ça ne prendra que quelques minutes, promis. Je ne la dérangerais pas très longtemps.
Je fais mine d'entrer, mais Jane lève le bras pour me barrer la route.
— Elle est en train d'étudier avec Kimberley, dit-elle en appuyant bien sur le prénom, le regard navré.
Je recule d'un pas comme si elle venait de me frapper. Mes poumons se compriment, en soudain manque d'oxygène. Kimberley. Ma bouche s'assèche. Mon cœur commence à saigner. C'est le prénom de l'ex-copine d'Eleanor, celle qui l'a rejetée après qu'elles aient couché ensemble.
L'ex de ma copine est présentement dans sa chambre. Et, à l'expression de la mère d'Eleanor, je comprends que ce n'est pas la première fois que Kimberley vient.
Ma mâchoire se crispe et je hoche lentement de la tête. Une seule grosse dispute, et Eleanor se jette dans les bras de la fille qui lui a brisé le cœur et son estime de soi. Pendant que je m'apitoyais sur mon sort et que Dave me ramassait à la petite cuillère, elle devait prendre du bon temps.
Encore un peu et j'en rirai. Et dire qu'à un moment je me suis senti coupable de passer du temps avec Colombe sans la mettre au courant. Quelle ironie.
Jane me demande si je vais bien et je me surprends à opiner du chef.
— Oui, bien sûr. Merci, Jane. Est-ce que vous pourriez dire à votre fille que je suis passé ?
Je commence à reculer, mais Jane m'attrape par le poignet pour me retenir.
— Tu veux que j'aille la chercher ?
— Pas la peine, je ne voudrais pas la déranger dans ses études.
Je lui adresse un dernier sourire avant de faire volte-face. Je dévale les marches et fonce vers ma voiture. En me voyant arriver, Dave range son téléphone et me demande comment ça s'est passé et pourquoi je suis revenu aussi tôt. Je ne lui réponds pas, les joues rouges et les yeux brûlants, et sors mon propre téléphone.
Dave continue à me noyer de question, mais il finit par abandonner quand il se rend compte que je ne répondrais à rien. Il s'enfonce dans son siège et je sens son regard sur moi tandis que je pianote comme un fou sur mon téléphone.
De moi : Je peux passer chez toi, ce soir ?
Je commence déjà à ranger mon téléphone, car je sais que Colombe prend parfois des heures avant de répondre, mais suspends mon geste quand mon portable se met à vibrer.
De Colombe : Non, désolée. Je suis occupée. Demain, ça te va ?
Je jette mon téléphone sur la banquette arrière, le cœur lourd, et enclenche la marche arrière. Cette fois, quand Dave me demande comment je vais, je lui réponds :
— Absolument pas, mec.
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