Chapitre 26
Xavier
Hélène ne se débat même pas quand je l'attrape par le bras. Elle ne résiste pas, se laisse traîner jusqu'à ma voiture. Elle se glisse sur le siège passager, les mains coincées entre les cuisses et la tête tournée vers la vitre. Elle n'émet aucun son, mais tressaille quand je m'installe derrière le volant et ferme la portière juste assez fort pour la faire sursauter. Je suis certain qu'elle peut sentir les vagues de colère qui émanent de moi. Elles doivent lui brûler la peau, lui donner l'impression d'être misérable. Son visage a beau être caché derrière un rideau de cheveux blonds, je perçois le tremblent de ses lèvres, un peu comme si elle se retenait de fondre en larmes ou de me hurler dessus. Un mélange des deux peut-être.
Le trajet jusqu'à chez moi se passe dans un silence de mort. L'atmosphère qui plane dans l'habitacle de la voiture est dense de non-dits et lourde de reproches. Je dois prendre sur moi pour ne pas la bombarder de questions, arracher la vérité du fond de sa gorge. J'ai peur que, sous le coup de la colère, je dise des choses que je pourrais regretter plus tard. Je lui en veux, mais je ne la déteste pas. Je crois même que je suis plus furieux contre moi-même que contre elle. J'aurais dû le voir plus tôt, comprendre qu'un truc ne tournait pas rond. C'était là, juste sous mes yeux, et je n'ai rien remarqué. Je ne pensais pas Dave capable de faire ça. Tromper Gaby avec Hélène. Avec ma propre sœur.
Je lui jette un rapide coup d'œil. Elle n'a toujours pas bougé. La vision qu'elle m'offre me fait mal. Je souffre de la voir ainsi, tassée sur elle-même, malheureuse, misérable, le cœur fracassé, la mine honteuse et les yeux plein de larmes. J'ai l'impression de regarder une étrangère. Je connais ma sœur. Depuis qu'elle est toute petite, elle n'aspire qu'à une seule chose : trouver son prince charmant, l'homme qui la rendra heureuse en partageant son amour (Hélène a toujours été très fleur bleue). Je pensais qu'elle avait trouvé ce qu'elle cherchait avec Matthew, mais il semblerait que j'avais tort. Elle est tombée sous le charme de Dave. Il aurait pu être bon pour elle, je n'en doute pas une seule seconde, mais leur histoire s'est construite sur les bases de deux autres contes de fées. Et une relation qui se forge dans l'infidélité ne peut pas bien se terminer. À la fin, il y aura irrévocablement des cœurs brisés. C'est le prix à payer.
Une dizaine de minutes plus tard, je gare ma voiture devant ma maison et, après avoir envoyé un message à Gaby pour m'assurer qu'elle se porte bien, m'extirpe du véhicule. J'en fais le tour pour ouvrir la portière d'Hélène. Elle lève les yeux pour me fixer, mais elle ne semble pas me voir. C'est comme si elle regardait à travers moi, elle est plongée dans ses pensées. Elle détache sa ceinture avec maladresse et sort à son tour. Elle ramène ses cheveux derrière ses oreilles, ses yeux sont bouffis de larmes et elle pousse un couinement de surprise quand je lui lance mes clés pour qu'elle aille ouvrir la porte. Elle se penche pour les ramasser et gravit les marches deux par deux. Ses épaules sont si tendues qu'on pourrait croire qu'elle porte le poids du monde. Ou le poids de ses mensonges, au choix.
Dans le vestibule, le silence demeure. Ce n'est que lorsque nous débouchons dans le salon et qu'elle sort Barbie de sa cage pour la serrer contre sa poitrine que ses lèvres se délient.
En caressant la tête de l'animal, elle s'installe en tailleur sur le canapé :
— Je ne savais pas, je te le promets, Xavier. Quand j'ai commencé à sortir avec Dave, je n'avais aucune idée qu'il avait une copine. Et surtout pas qu'elle était enceinte. Ça, c'est toi qui me l'as appris la dernière fois, quand je suis venue pour le lit. Je... n'ai pas voulu te croire. (Elle retire ses doigts quand Barbie fait mine de la mordre.) Il voulait que l'on cache notre relation, mais je croyais que c'était parce qu'il avait peur de ta réaction si tu le découvrais. Je ne pensais pas qu'il cherchait à me cacher moi plus que notre relation.
Je me laisse tomber à ses côtés. Je lui jette un regard. Le sien, brillant de larmes, me supplie de la croire. Je croise les mains derrière la nuque et fronce des sourcils lorsqu'une partie de sa phrase fait clignoter une ampoule miniature dans ma tête.
— Tu ne savais pas qu'il était en couple quand vous avez commencé à sortir ensemble ? répété-je, la mâchoire crispée. Et quand tu l'as su, tu es quand même restée avec lui ? Alors que tu étais déjà avec Matthew ?
— Tu ne savais pas qu'il était en couple quand vous avez commencé à sortir ensemble ? répété-je, la mâchoire crispée. Et quand tu l'as su, tu es quand même restée avec lui ?
Elle secoue la tête. Le mouvement effraie Barbie, qui s'échappe de son étreinte. Nous la regardons détaler vers la cage.
— Lorsque tu m'avais dit qu'il sortait avec Gaby, je l'ai quitté. Je ne suis pas... comme ça. Puis, environ deux semaines plus tard, il est revenu vers moi pour me dire que c'était terminé entre eux. Qu'il l'avait quitté pour moi parce qu'il m'aimait. Et, idiote comme je suis, j'ai tout gobé.
Je note dans un coin de ma tête qu'elle a évité de me parler de Matthew. Je vais devoir creuser un peu plus sur ce sujet.
Basculant la tête vers l'arrière, je rumine tout ce qu'elle vient de dire. Je visualise une ligne du temps dans ma tête et... quelque chose cloche.
Je fronce des sourcils.
— Tu te rappelles quand c'était ? Avant ou après son anniversaire ?
Hélène fait mine de réfléchir.
— C'était... en juin, je crois. Mais c'était bien avant son anniversaire, ça, j'en suis sûre. Genre trois semaines avant ? (Elle penche la tête sur le côté.) Pourquoi ?
Un rire m'échappe. Froid, sec, dénué de la moindre trace d'humour. Je me redresse, les coudes posés sur les genoux, et me prends la tête entre les mains. Mes doigts s'enfoncent dans ma tignasse et je tire sur mes racines tandis que j'assemble les dernières pièces du puzzle.
Le salaud.
Avec deux doigts, je me frotte le front et me tourne vers ma sœur :
— Parce que Dave n'a pas quitté Gaby début juin, mais le soir de son anniversaire. Après avoir appris qu'elle était enceinte, pour être plus précis. Je crois qu'il ne l'aurait même jamais quitté si elle n'était pas enceinte.
Mes mots font frissonner Hélène. Ma révélation agit en elle comme une arme chauffée à blanc qu'on aurait enfoncée dans son muscle : elle se recroqueville sur elle-même, se forge une sorte de bouclier. Elle enroule les bras autour de ses genoux, plaque ses cuisses contre sa poitrine. Elle met la capuche de son sweat sur sa tête et ouvre la bouche pour parler, mais Océane pénètre dans le salon au même instant, l'enlevant toute envie de s'exprimer. Ma copine — c'est toujours aussi déstabilisant de la nommer ainsi — a un temps d'arrêt en nous voyant. Son regard bleu et très perplexe navigue de ma sœur et moi.
— Tu ne devais pas aller chez Céleste, aujourd'hui ? lui demandé-je pour attirer son attention, qui était restée bloquée sur ma sœur.
Question idiote, car il est évident qu'elle s'apprête à sortir, mais je n'avais pas d'inspiration.
Coinçant une mèche derrière son oreille, Océane se tourne pour me faire face. La sangle de son sac pendouillant à son épaule, elle porte une robe d'été blanche accompagnée d'une veste en denim où les manches sont retroussées. Elle tient dans l'une de ses mains deux bottines noires et de l'autre, son téléphone. L'écran est allumé sur une conversation — avec Eden, sans doute.
— J'allais y aller, dit-elle simplement en agitant ses bottines comme si c'était une preuve suffisante. Est-ce que... ça va ?
Je fais oui de la tête, mais m'interromps dans mon mouvement quand je comprends que la question ne m'est pas adressée. Elle est pour Hélène, qui répond d'une voix qui sonne effroyablement faux, comme les cordes d'une guitare qu'on aurait mal accordée :
— Je ne me suis jamais sentie aussi bien de ma vie, Océane. Je viens juste d'apprendre que j'ai été prise pour un clown, mais, sinon, tout va pour le mieux !
Son ton suinte l'ironie, mais vibre aussi de rage. Le chagrin qu'elle ressentait quelques instants plus tôt semble s'être évaporé pour laisser place à une colère exclusivement dirigée vers Dave. Ma sœur se prend la tête entre les mains, la secoue, puis se lève d'un bond. Ses joues sont humides de larmes et elle bouscule Océane en passant à côté d'elle pour aller s'enfermer dans la salle de bain. On entend la porte claquer, puis l'eau couler.
Océane réajuste l'anse de son sac à son épaule, clairement mal à l'aise. Elle bascule d'avant en arrière avant de venir s'installer à côté de moi. Elle dépose ses bottines sur le sol et ramène une jambe vers elle, posant la joue sur son genou pour diriger son regard vers moi.
— Cœur brisé ? devine-t-elle.
Je m'enfonce dans le canapé et lui attrape la main. Je commence à jouer avec ses doigts, et elle me laisse faire.
— Cœur brisé, âme en peine, confiance en soi et au sexe opposé à zéro. Je crois qu'elle a touché le gros lot.
J'entrelace nos doigts en soupirant. Cette situation m'affecte plus que je ne le voudrais. Ce n'est pas la trahison de Dave qui me touche le plus, mais plutôt le fait qu'il ait osé utiliser ma petite sœur. La mettre dans une position pareille. Je ne dis pas qu'Hélène n'est pas à blâmer, elle s'est aussi jouée de Matthew, il n'empêche qu'elle ne méritait pas ça, cette souffrance. Si mon ancien meilleur ami se trouvait devant moi, je crois que j'aurais déjà enfoncé mon poing dans sa joue. Et, contrairement à la dernière fois, je ne me serais pas arrêté.
Plus de dix ans d'amitié partie en fumée. Parce que si je me prévoyais déjà de renouer avec lui malgré ce qu'il a fait à Gaby, cette fois, je le sais, notre relation est bonne pour la décharge. Il peut me faire du mal. Me mentir. Me planter un couteau dans le dos. Me trahir. Mais toucher à ma petite sœur ? La faire souffrir, elle ? Ça, c'est hors de question.
On entend le bruit d'une porte qui s'ouvre.
Océane retire sa main de la mienne :
— Je crois que je vais vous laisser.
— Parce que tu es en retard pour ton rendez-vous ?
Elle grimace en secouant la tête.
— Non. Parce que vous avez besoin de parler, tous les deux. Hélène ne va peut-être pas très bien, mais tu n'as pas l'air de péter la forme non plus. Je crois que discuter et éclaircir certains points pourraient vous aider à vous sentir mieux. Il y a des personnes qui n'ont pas la chance d'avoir un frère ou une sœur. Vous, vous l'avez, alors saisissez-la. Soyez là l'un pour l'autre. (Elle se redresse pour poser la main sur ma joue, un sourire aux lèvres.) Et, je t'en prie, ne vous entretuez pas dès que j'aurais quitté l'appartement.
Je ricane, puis l'attrape par le poignet pour l'attirer à moi. Je dépose mes lèvres sur les siennes et l'embrasse, un bras autour de sa taille. Son contact apaise le temps d'un instant le feu ardent qui brûle dans le creux de mon ventre, me permettant quelques secondes de paix. Parce qu'Océane est mon paradis personnel. La seule personne qui me fait sentir bien alors que ma vie s'écroule autour de moi.
Je ne sais pas si c'est de l'amour, mais ça y ressemble grandement. Cette sensation de bien-être, d'apaisement.
Nous nous détachons seulement l'un de l'autre quand nous entendons les pas d'Hélène approcher. Les joues rouges, Océane lisse ses cheveux en arrière et, avec une petite moue, se lève. Elle enfile ses bottines, réajuste les manches de sa veste. Ma petite sœur revient dans mon salon et hausse un sourcil quand, en passant à côté d'elle, Océane lui presse doucement l'épaule, un peu comme si elle cherchait à la réconforter. L'instant d'après, Océane n'est plus là et Hélène m'observe avec les yeux ronds :
— J'espère que ta copine sait que ce n'est pas en me touchant l'épaule ou en m'enlaçant que je vais commencer à l'apprécier ?
— Je pensais que tu l'aimais déjà ? demandé-je en croisant les mains derrière la nuque.
— Non. J'ai juste dit que je pouvais la supporter.
Je lève les yeux au ciel, puis bondis sur mes pieds. Je pose les deux mains sur les épaules de ma sœur, la force à pivoter et la pousse dans la cuisine. Elle grogne et me traite d'idiot, et je sens un sourire étirer mes lèvres. Voilà ! Maintenant que la tristesse est partie, elle est à nouveau fidèle à elle-même. Chiante et de mauvaise humeur.
— Qu'est-ce qui est mieux pour une peine de cœur et un interrogatoire ? Du jus, du thé à la framboise, du café ou de l'eau ?
Hélène me lance un regard interrogatif en tirant une chaise vers elle pour s'installer derrière la table. Je lui montre les sachets de thé et elle grimace de dégout. Elle marmonne que le café est la meilleure option et je hoche la tête. J'allume la machine et me laisse tomber devant elle quelques minutes plus tard, deux tasses dans les mains.
Je lui en tends une.
— Maintenant, petite sœur, tu vas pouvoir m'éclairer sur un sujet : à quel moment tu t'es dit que tromper Matthew était une bonne idée ?
Hélène prend une gorgée de son café, mais s'étouffe en entendant ma question. Elle dépose sa tasse sur la table et tousse dans son coude, les joues rouges.
— Tu te penses... (Elle tousse.) que tu es légitime à me poser... (Elle tousse encore.) cette question ? Tu te rappelles d'Eleanor ?
J'ignore pourquoi, mais j'avais le pressentiment qu'elle allait mettre ce sujet sur le tapis. Ce ne serait pas la première fois : elle l'aborde dès qu'elle veut fuir une discussion, car elle sait que je n'aime pas en parler — d'ailleurs, je ne lui ai jamais raconté l'histoire en détail. Elle pense la connaître, et elle se trompe. J'imagine que c'est le temps de rectifier le tir. Peut-être que si je lui dis la vérité, elle en fera de même avec Matthew.
Avec un soupir, je pose mon menton sur mon poing. J'ai un petit pincement au cœur rien que d'y penser, mais je décide de ne pas y faire attention.
— Je n'ai jamais trompé Eleanor. (Hélène ouvre la bouche, mais je lève la main pour l'intimer de garder le silence.) J'ai toujours été loyal. Je passais du temps avec Colombe en tant qu'ami, je n'ai jamais eu le moindre geste à son égard lorsqu'Eleanor et moi étions encore ensemble. Nous nous sommes embrassés une seule fois quand j'étais en couple, elle et moi, et je n'ai même pas été consentant. Mes sentiments pour elle se sont développés contre mon gré, je ne le voulais pas, mais mon cœur n'était pas du même avis que mon cerveau. Je n'ai jamais voulu être amoureux de Colombe, d'accord ? Jamais, répété-je pour qu'elle se le rentre dans la tête.
À court de mots, Hélène m'observe un long moment. Elle reprend sa tasse de café pour avoir un semblant de constance. Quelques mèches blondes tombent devant ses yeux, mais elle ne les écarte pas. Elle semble plongée dans ses pensées, à ruminer. Au moins cinq minutes s'écoulent avant qu'elle ne visse son regard dans le mien.
Elle secoue la tête.
— Avec Matthew, notre relation était plus chaotique qu'autre chose. Il n'a jamais été méchant ou toxique avec moi, s'empresse-t-elle d'ajouter lorsqu'elle remarque que ma mâchoire se crispe, mais ça ne marchait... juste pas. Certains ressentent une alchimie, et ce n'était pas notre cas. Il y avait rien. C'était juste vide. On a décidé de tout arrêter après un mois de relation. La dernière fois, avec les parents, on était en train de rompre quand tu as cogné à la porte pour savoir ce que nous étions en train de faire.
— Pourquoi tu ne me l'as jamais dit ? demandé-je en fronçant des sourcils. Pourquoi tu m'as fait croire que vous étiez encore ensemble ?
Elle hausse des épaules avec nonchalance, s'amusant à tracer des formes invisibles avec son index.
— La honte ? J'en sais rien. Je ne ressentais pas le besoin de te le dire. Tu n'étais jamais à la maison, on se voyait rarement, on parlait à peine par messages. Je ne voyais juste pas l'intérêt de te parler de ma vie amoureuse alors tu ne t'intéressais déjà pas à ma vie.
J'ouvre la bouche pour parler, mais la referme la seconde suivante. Elle n'a pas entièrement tort. J'ai quitté la maison de mes parents après avoir échoué ma dernière année au lycée. Sans diplôme et sans aucune envie d'entrer dans le monde du travail, j'ai préféré mettre les voiles, car confronter mes parents tous les jours était un vrai supplice. En mettant une barrière entre eux et moi, je n'avais pas remarqué que j'en mettais aussi une entre Hélène et moi.
— Je suis un peu nul comme frère, non ? gloussé-je en secouant la tête.
— Un peu, me confie Hélène.
Je lui souris et nous terminons nos cafés en silence, mais, contrairement à tout à l'heure, c'est un silence agréable. Celui que partagent un frère et une sœur qui ont enfin remis les pendules à l'heure et effacé tous les non-dits qui planaient entre eux.
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