Chapitre 25

Xavier

Avant

— Je ne pensais pas que tu allais venir, me lance Colombe en guise de bonjour en s'effaçant pour me laisser entrer.

Aujourd'hui, elle a opté pour un look détente. Elle a troqué sa robe blanche d'hier pour un sweat gris trois fois trop grand pour elle ainsi que des chaussettes dépareillées qui lui arrivent au niveau des genoux. Ses cheveux, lissés, sont amenés en un chignon approximatif sur son crâne et quelques mèches s'en échappent, encadrant son visage démaquillé où deux prunelles d'un gris saisissant me contemplent derrière ses lunettes. Après avoir refermé la porte derrière moi, elle m'invite à la suivre.

— Ne fais pas attention au désordre, me prévient-elle lorsque nous passons devant ce que je devine être le salon. Je n'ai pas eu le temps de ranger.

Je hoche la tête en balayant en vitesse la pièce du regard. Si ma mère voyait ça, elle ne ferait une attaque. Sur la table basse s'amoncellent des boîtes de pizza, des sachets de nourriture et des canettes vides de soda. La télévision est posée sur une pile de livres qui menace de tomber à tout instant. Des feuilles et des vieux journaux jonchent le sol, les rideaux sont fermés, empêchant la lumière de se déverser dans le salon. Le canapé, quant à lui, est acculé contre le mur du fond où le papier teint commence à se détacher. Il est recouvert d'un drap qui devait autrefois être blanc.

Je suis Colombe dans la cuisine et, hormis quelques boîtes de médicaments vides et des papiers éparpillés un peu partout, la pièce est propre. Loin du carnage qu'est le salon. Je me frotte le front avec deux doigts. Je n'aime pas juger sans savoir, mais comment font-elles, sa mère et elle, pour vivre dans un tel endroit ?

— Tu peux t'asseoir, me lance Colombe par-dessus son épaule en se dirigeant vers les placards. Par contre, prends la chaise noire.

— Pourquoi ?

— Je crois que c'est la plus solide, donc la seule qui pourra soutenir ton poids.

— C'est une blague ? demandé-je, incapable de savoir si elle se moque de moi ou non.

Colombe se hisse sur la pointe des pieds pour atteindre la plus haute des étagères. Je m'apprête à lui proposer mon aide quand je vois qu'elle galère à attraper le cacao, mais, après quelques efforts, elle y arrive. Elle calle la boîte sous son aisselle et prends quelques sachets de sucre avant de se tourner vers moi :

— C'est juste un conseil. Tu peux le suivre ou pas, c'est à tes risques et périls. J'essaie seulement de préserver ton coccyx d'une chute certaine.

Cette discussion est étrange.

Mais elle est amusante, aussi. Colombe, si on oublie le mystère qui plane autour d'elle, est un drôle de numéro. Et je crois que ça me plaît bien.

Je soupire en tirant la chaise vers moi :

— La chaise noire, donc. Je prends note.

Mon hôte m'offre un sourire qui dévoile deux rangées de dents blanches, et elle attend que je m'installe avant de se réintéresser à ses chocolats chauds. Elle verse une certaine quantité de lait dans une casserole, qu'elle place sur le feu. Elle y ajoute trois sachets de sucre ainsi que deux grosses cuillères de cacao et une plus petite de cannelle. Colombe verse de l'extrait de vanille sans me demander si c'est un arôme qui me plaît. Comme elle est concentrée sur sa préparation, elle ne tente pas de faire la conversation, et je ne cherche pas non plus à l'amorcer. J'aime bien ce silence entre nous, il est léger et doux, confortable. Je profite de ce temps pour observer ce qui m'entoure et mes yeux s'arrêtent sur une pile assez épaille de feuilles. Incapable de résister à ma curiosité, je la fais glisser vers moi et attrape la première, que je commence à lire. C'est une facture. De l'hôpital. J'arque un sourcil. Les sommes sont astronomiques et...

— On ne t'a jamais appris que c'était impoli de fouiller dans les affaires des autres ? s'exclame Colombe en m'arrachant la feuille des mains.

J'ignore son air mauvais et sa question, pointant le tas de feuilles du menton :

— Ce sont toutes des factures ?

Colombe ouvre la bouche, mais ne dit rien. Elle finit par secouer la tête et s'empare de la pire, qu'elle dépose sur le comptoir, le plus loin possible de moi. Elle glisse la feuille que je lisais dans la poche de son sweat. Derrière elle, de la fumée commence à s'échapper de la casserole.

— Je ne suis pas un pro de la cuisine, mais je crois que ton lait est en train de cramer.

Colombe suit mon regard. Elle lâche un juron en voyant la fumée. Des effluves de brûlé nous parviennent et elle se dépêche de retirer la préparation du feu. Elle la dépose sur un torchon, mélange le lait, mais, à ses épaules tendues, je comprends que c'est trop tard. Son chocolat chaud est irrécupérable.

Avec un soupir résigné, elle jette la casserole dans l'évier.

— Putain... marmonne-t-elle en glissant une mèche derrière son oreille. Ce n'était pas prévu. Pas prévu du tout.

Je me lève en ignorant la chaise qui grince son mécontentement. Je rejoints Colombe qui, adossée contre le comptoir, me regarde avec un air mauvais sur le visage.

— C'est à cause de toi ! dit-elle soudain en se décollant du comptoir. Si tu ne m'avais pas déconcentrée en fouillant dans ce qui ne te regarde pas, je n'aurais pas oublié le lait et on serait présentement en train de boire ce putain de chocolat chaud, merde !

Nous nous immobilisons au milieu de la pièce, une trentaine de centimètres nous séparent l'un de l'autre. Même si Colombe hurle, elle semble davantage agacée que furieuse. Je m'apprête à m'excuser et elle doit le voir dans mon regard, car elle lève la main pour me signifier que ce n'est pas grave. Elle tourne les talons et part ouvrir le robinet. Elle commence à laver la casserole, récurant comme une folle le fond brûlé, mais lorsqu'elle voit que ça ne veut pas s'en aller, elle jette l'éponge dans l'évier, de la mousse jusqu'aux coudes.

Elle croise les bras sur sa poitrine. Je ne crois pas qu'elle se rend compte qu'elle vient de mouiller son sweat, parce qu'elle ne réagit pas. Elle secoue la tête, les lèvres tordues en une grimace.

— Ma mère va me tuer, dit-elle davantage à elle-même qu'à moi. Elle va me tuer quand elle verra que j'ai détruit sa seule casserole.

— Tu ne serais pas un peu excessive sur les bords ?

Colombe me fusille du regard.

— Tu ne connais pas ma mère, Xavier. S'il y a quelque chose qu'elle aime plus que moi dans ce monde, ce sont ses casseroles. Et ses poêles. Et son appareil à smoothies. Surtout son appareil à smoothies.

Je me pince les lèvres pour m'empêcher de rire, mais c'est tellement ridicule qu'un gloussement m'échappe. Ça me vaut une tape de la part de Colombe. Sa main s'attarde une seconde de trop sur mon bras, ses doigts glissent sur ma peau et, quand elle s'en rend compte, elle s'excuse précipitamment en reculant d'un pas. Je fronce des sourcils, fixant l'endroit qu'elle a touché. Ça me picote et ça me brûle. Bizarre.

Je décide de mettre ces réactions sur le compte de la mousse sur sa main. Parce que c'est la seule explication plausible. Les picotements ne sont quand même pas dues au contact de sa peau contre la mienne. N'est-ce pas ?

— On fait comment pour ce chocolat chaud, du coup ? me demande Colombe, sa voix me sortant de mes pensées. Il est hors de question que tu aies séchés les cours pour rien. Je vais m'en vouloir si tu es en échec scolaire.

Je refoule de justesse un sourire. Si tu savais, Colombe...

Fourrant les poings dans les poches de mon jean, je penche la tête sur le côté :

— Starbucks, ça te dit ?

***

Au final, le chocolat chaud se transforme en plusieurs chocolats chauds. Depuis maintenant trois semaines, je sèche les cours de l'après-midi pour rejoindre Colombe chez elle ou au Starbucks. Le lycée noie mes parents d'appels pour leur signaler mes absences répétées, et je sais que ma mère doit rencontrer mon proviseur dans deux jours afin de discuter de ma situation qui, je cite, est un véritable carnage irrécupérable.

Je devrais me sentir coupable de foutre ma vie en l'air ainsi, mais la vérité est que je n'ai aucun remord. Pas même un petit pincement au cœur. Pourquoi m'en vouloir alors que je n'ai jamais été aussi heureux de ma vie?

Parce que oui, je me sens incroyablement bien. Colombe est une véritable bulle d'air frais : sa simple présence suffit à mettre tous mes problèmes en sourdine le temps d'un instant. Elle est le bouton pause qu'il me manquait. Avec elle, je n'ai plus à me soucier de rien. J'oublie que la remise des diplômes approche à grands pas, que mon avenir est plus qu'incertain et que ma relation avec ma copine se dégrade un peu plus chaque jour. Eleanor est mon exacte opposé : elle est intelligente et ambitieuse. Elle a une multitude de projets et, dans sa tête, j'en fait partie. Elle veut que nous fréquentions la même université l'année prochaine ; j'ai beau lui répéter que ça ne sera sans doute pas possible, elle refuse de m'écouter. Elle va à Stanford. À Stanford, putain ! Comment suis-je censé la suivre alors que je n'ai pas le profil de l'élève modèle ?

Il y a quatre jours, nous avons eu une dispute à ce sujet. Depuis, elle refuse de répondre à mes messages ou à mes appels. Mais ça ne m'empêche pas de lui en envoyer. Quand je tombe pour la sixième fois sur sa boîte vocale, je lui glisse que je l'aime, fourre mon téléphone dans la poche arrière de mon jean et pousse la porte vitrée du Starbucks. Colombe est déjà là. Elle m'accueille d'un large sourire après avoir retiré ses pieds de la banquette face à la sienne pour que je puisse m'installer. Il y a déjà deux gobelets sur la table, elle me tend le plus des deux.

Avec Colombe, nous avons décidé de tester toutes les boissons disponibles sur la carte. Aujourd'hui, c'est au tour du caramel Macchiato. Horriblement sucré, la boisson m'écœure après deux gorgées. Les coudes posés sur la table, son gobelet entre les mains, Colombe amorce la discussion en me parlant de l'état de santé de sa mère qui se dégrade.

— Elle a mangé depuis la dernière fois ?

— À peine, soupire Colombe.

Elle m'apprend ensuite que les médecins sont de moins en moins optimistes. Elle lève les yeux au ciel et une larme en profite pour couler le long de sa joue. Je lève le bras pour l'essuyer, Colombe m'offre un piteux sourire.

Si j'ai appris une chose à propos de Colombe au cours de ces trois semaines, c'est qu'elle est incroyablement forte. Elle continue à s'accrocher au mince espoir que sa mère vaincra son cancer alors que tout son entourage lui dit d'abandonner. Si elle se bat encore, c'est parce que sa mère est tout ce qu'il lui reste. Colombe refuse de renoncer à elle, à la famille qu'elles composent toutes les deux ensemble.

Et ça, le fait qu'elle ne baissera jamais les bras, m'épate. Malgré les mauvaises nouvelles, elle garde le sourire. Elle se refuse à pleurer, à s'écrouler, à laisser libre court à ses émotions. Elle reste forte pour sa mère, aussi difficile cela soit-il. À sa place, je ne sais pas si j'aurais survécu à une telle épreuve. Le simple fait d'imager l'un de mes parents malade me donne envie de mourir.

Mon bras retombe, ma peau quitte celle de Colombe, je m'apprête à lui rendre son sourire quand un corps se heurte au mien pour m'obliger à me décaler vers la gauche.

Je rattrape mon gobelet avant qu'il ne tombe par terre et, les yeux écarquillés, je tourne la tête pour voir qui vient de s'inviter sur ma banquette. Quand mon regard croise celui moqueur de Gaby, je m'étouffe presque.

La sorcière me dévisage de longues secondes avant de me sourire :

— Alors c'est là que tu te caches pendant les cours de l'après-midi ! Avec une fille qui n'est pas ta copine ! (Elle se tourne vers Colombe, un sourcil arqué.) Ouais, c'est définitivement pas Eleanor.

Le muscle de ma mâchoire se tend, tout comme ma main qui forme désormais un poing reposant sous mon genou. Je n'ai pas parlé à Gaby depuis l'incident à la cantine, et je dois admettre que ça ne m'a absolument pas manqué. Je me porte mieux lorsque je suis loin d'elle.

Adossée contre sa banquette, le regard de Colombe navigue de Gaby à moi. Ses sourcils sont si froncés qu'un pli apparaît au plein milieu de son front. Sur son visage se succèdent plusieurs émotions : perplexité, agacement, colère, mais c'est la curiosité qui domine. Elle dévisage la rouquine comme si elle était une drôle de créature qu'elle tentait de comprendre.

— Non, grimace mon amie en tirant sur une boucle de ses cheveux. Je ne suis pas Eleanor, mais Colombe. (Elle lui tend la main.) Enchantée...?

S'il n'en tenait qu'à moi, j'aurais déjà trainé Gaby par les cheveux jusqu'à la sortie, mais il y a bien trop de témoins, alors je prends sur moi et reste complètement immobile tandis qu'elle se met à son aise. Je ne réagis même pas lorsqu'elle me prend mon gobelet des mains pour en prendre une gorgée.

— Tu peux m'appeler Gaby.

— Tu es une amie de Xavier ? la questionne Colombe en posant son menton sur son poing.

J'ignore qui éclate de rire en premier. Gaby ou moi ? Dans tous le cas, nous nous esclaffons tant cette question est incongrue.

— Je vaux mieux que ça, quand même, lui dis-je en roulant des yeux.

— Je préfère plus le terme ennemi qu'ami, soupire Gaby au même moment en plongeant son doigt dans la mousse. Il est insupportable.

Je siffle :

— Si je suis insupportable, tu peux te trouver une autre table à squatter. Ton départ ne nous affectera pas, ne t'inquiètes pas.

Gaby me coule un regard ennuyé et prends une autre gorgée de ma boisson. Je la lui arrache des mains. Elle ricane, puis commence à noyer Colombe de questions. Alors que je m'attends à ce que Colombe reste mystérieuse, elle me surprend en lui répondant. Elle s'ouvre à Gaby. Alors qu'elle refusait presque de me parler, trois semaines auparavant.

Gaby est vraiment une sorcière.

Je ne sais pas ce qu'elle fait ici, mais quand Dave passe la porte, une petite ampoule s'allume dans ma tête. Les mains plongées dans les poches de son blouson, mon meilleur ami semble tout sauf à l'aise. Il jette des regards incertains autour de lui et, quand ses yeux s'arrêtent sur notre table, il arque un sourcil. Un tas de questions passent dans le fond de ses prunelles, l'une dominant les autres : Que fout Gaby avec moi ?

Je donne un coup de pied sous la table à Gaby. Fort. Je souris intérieurement lorsqu'elle pousse un cri de douleur. Elle interrompt sa discussion avec Colombe pour me demander ce qui ne tourne pas rond chez moi et, sans un mot, je lui pointe l'endroit où se trouve présentement Dave.

— Maintenant que ton rencard est là, tu peux débarrasser le plancher, lui soufflé-je à l'oreille après m'être penché vers elle.

Son odeur de fleurs me titille les narines, les brûlant.

Elle m'oblige à reculer en enfonçant son coude dans mes côtes. Elle se retourne vers Colombe et lui demande son téléphone. Mon amie me lance un regard interrogatif, qui devient perplexe lorsque je secoue avec virulence la tête.

— Ce n'est pas une bonne idée. À coup sûr, elle va te mettre plein de virus.

Gaby me frappe à nouveau aux côtes. Cette fois, je n'hésite pas à lui rendre le coup. Elle grogne.

— Vous vous détestez vraiment, souffle Colombe en m'observant masser l'endroit que Gaby a frappé. Mais tiens, Gaby.

Elle lui tend son téléphone et Gaby entre en vitesse son numéro. Elle se lève ensuite et, sans un regard pour ma personne, se dirige vers Dave qui n'a pas bougé d'un iota. Ils s'installent à une table éloignée de la nôtre et je bascule la tête vers l'arrière.

Je tends la main.

— Passe ton téléphone. Je vais effacer le numéro de cette sorcière.

Colombe pouffe en faisant non de la tête.

— Hors de question. Gaby a l'air sympa.

— Cinq minutes de questions-réponses te permettent de savoir si une personne est gentille ou pas ?

— Je ne sais pas, mais je ne vais pas te laisser trifouiller dans mon téléphone.

— Je t'aurais prévenu, soupiré-je en me levant. Ne viens pas te plaindre quand elle te donnera en sacrifice à l'une de ses déesses.

Les lèvres de Colombe frémissent d'un sourire et, après avoir jeté nos gobelets, vient me rejoindre. Nous quittons le Starbucks et, avant de passer le seuil de la porte, je jette un regard derrière mon épaule juste à temps pour Dave et Gaby s'embrasser. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top