Chapitre 22

Eden

Bon.

Je n'ai peut-être pas été totalement honnête dans mon dernier message. En réalité, je me pointe chez Xavier quinze minutes plus tard. Il est dans les alentours de midi et demi quand je gare ma voiture, un vieux cabriolet auparavant d'un rouge pimpant et désormais de la couleur de la rouille, dans sa rue. Mes doigts sont crispés autour du volant devenu humide à cause de mes paumes moites ; dire que je suis stressée serait l'euphémisme de l'année. Je suis aussi terrifiée qu'une enfant qu'on aurait enfermée dans une pièce plongée dans le noir et grouillant de montres. Cœur qui bat trop fort, sang qui pulse trop vite, respiration qui est trop bruyante... En soi, ce n'est pas la perspective de revoir Xavier qui me rend aussi nerveuse — même si cela pèse évidemment dans la balance —, mais plutôt les découlées qu'aura cette confrontation.

Car il est évident que cela ne se terminera pas en happy ending.

S'il ne me déteste pas déjà, ça risque certainement de changer.

Je lâche un profond soupir en roulant des épaules pour détendre mes muscles. Je m'observe dans le rétroviseur et, les yeux plongés dans ceux peu rassurés de mon reflet, m'intime d'adopter un air à la fois détaché et dur. Ne pas courber l'échine et, surtout, ne pas se briser en mille morceaux si cela tourne au vinaigre. Tout ça, je le fais pour Céleste, je ne dois pas l'oublier. Après tout ce qu'elle a traversé, vécue, elle mérite bien que je récolte quelques cicatrices pour lui offrir un semblant de bonheur, n'est-ce pas ? Sur cette dernière pensée, je quitte avec regret le confort et la sécurité de ma voiture. D'un pas qui se veut ferme, je m'approche de la porte de son domicile, qui, alors que je m'apprête à cogner, s'ouvre sur Xavier.

Je sursaute de surprise. Les yeux écarquillés, je balaie sa silhouette du regard, m'attardant sur sa mâchoire crispée et ses lèvres pincées en une fine ligne sévère. Ses cheveux bruns tombent devant ses yeux, mais j'y devine quand même une lueur de fureur mêlée à ce qui semble être de la panique. Un curieux mélange qui menace de m'exploser au visage d'un instant à l'autre. Le jeune homme se frotte la joue avec deux doigts en m'observant à travers ses cils, puis jette un coup d'œil par-dessus son épaule. Son manque d'assurance se lit sur ses traits faciaux, et je comprends qu'il n'a pas prévenu Océane de ma venue. Il devait guetter ma voiture, c'est pour ça qu'il a su quand m'ouvrir.

Franchement, qu'il n'ait pas prévenu Océane est loin d'être surprenant. S'il n'a pas tenu sa promesse de lui parler de Céleste, pourquoi aurait-il fait l'effort de la mettre au courant de ma venue ? Le pire avec les mensonges, c'est qu'ils nous collent à la peau. On ne peut pas les fuir, seulement s'enfoncer dans le déni.

Xavier secoue la tête. Il se glisse à l'extérieur et ferme la porte derrière lui. Sous mon regard attentif, il s'appuie contre la rambarde rouillée. Les bras croisés sur le torse, il arque un sourcil à mon attention. Beau, froid, si distant malgré notre proximité... Voilà l'image qu'il me renvoie. Celle d'un homme possédant un cœur en état pitoyable.

Xavier m'offre un petit sourire crispé qui semble lui coûter.

Tu as un problème avec le temps, Eden ? me demande-t-il. C'est une notion qui t'échappe ? Parce que je ne crois pas que ton dernier message date d'il y a trois heures.

Cela pourrait très bien être une plaisanterie, mais il n'y a aucune trace d'humour dans sa voix. Elle est lasse, un poil glaciale, et elle me comprime les poumons. Un peu plus de deux semaines se sont écoulées depuis le rendez-vous catastrophique au café, mais il n'a toujours pas digéré mes mensonges. Je me demande s'il me pardonnera un jour ou, au moins, qu'il comprendra que mon geste partait d'une bonne intention. Je cherchais à aider Océane. Je n'ai jamais voulu le faire souffrir, lui.

Soudain mal à l'aise, je plonge les mains dans les poches de mon jean et me soustrais à son regard. Dans la rue, une petite fille qui doit avoir maximum cinq ans s'amuse à faire des bulles sous la supervision de sa mère. Plusieurs mètres nous séparent, pourtant j'entends parfaitement ses éclats de rire et ses exclamations de surprise. Je me mords l'intérieur de la joue. À quand remonte la dernière fois que j'ai entendu Céleste rire ? Des mois ? Une année entière ?

Je me reconcentre sur Xavier. Il est en train de fourrager sa main dans sa chevelure sombre. Même s'il adopte une posture détendue, tout son corps hurle qu'il n'a strictement aucune envie d'être là, et je crois que le mien clame la même chose. Je recommence le travail dans moins de deux semaines, je n'ai plus de temps à perdre si je veux régler cette histoire une bonne fois pour toutes et permettre à ma sœur d'enfin passer à autre chose.

Xavier évite avec soin mon regard et se contente de fixer un point invisible par-dessus mon épaule. Nous ne sommes qu'à un mètre l'un de l'autre, mais j'ai l'impression que des kilomètres nous séparent. Un mur s'est dressé entre nous depuis la dernière fois, et ça me blesse. Profondément. À peine retrouvés, déjà séparés. Xavier et moi sommes autant des amants que des amis maudits.

C'est précisément pour cette raison que je n'ai pas voulu lui dire la vérité à propos d'Océane. Je voulais préserver notre relation, nous donner une chance, devenir amis et pouvoir s'appuyer l'un sur l'autre quand notre monde s'écroule autour de nous. Mais Colombe m'a acculée au pied du mur et m'a forcé la main pour que je déballe tout. Et, même si je sais que c'était la bonne chose à faire, que c'était un sacrifice essentiel, ça fait quand même mal. La douleur est atroce. C'est comme si on m'arrachait mon cœur encore et encore.

— Je sais que tu veux aider ta sœur, Eden, mais je ne peux pas faire ça à Océane, souffle Xavier en se massant les tempes. Je suis désolé.

Je sors les mains de mes poches pour les poser dans le creux de mes hanches. Sentant mes jambes faiblir, je m'adosse contre la rambarde derrière moi et lève la tête pour croiser son regard.

— Dis-moi, Xavier, commencé-je d'une voix calme. Est-ce que tu sais ce qu'Océane a vécu ? L'accident ?

Je me déteste de mettre ce sujet sur le tapis. Cet accident regarde seulement deux personnes : Océane et ma sœur. Le choix d'en parler ou non ne devrait revenir qu'à elle, mais je suis désespérée. Xavier ne veut pas m'écouter alors je vais l'obliger à m'entendre. Je dois l'atteindre par les sentiments, toucher son cœur et son âme et le pousser à se sentir coupable jusqu'à ce qu'il capitule et me laisse entrer.

D'abord réticent, Xavier finit par hocher lentement de la tête, les paupières plissées.

Je prends cela comme une invitation pour continuer :

— Et tu sais aussi que son père est mort dans cet accident ?

À nouveau, il fait oui de la tête. Je réussis de justesse à avaler mon hoquet de surprise. J'ignorais qu'Océane avait suffisamment confiance en lui pour lui parler de son père ; j'ai sous-estimé leur relation.

J'ouvre la bouche pour continuer sur ma lancée, mais les mots refusent de sortir. Ils restent bloqués dans le fond de ma gorge. Mes lèvres se scellent malgré moi et je ferme le poing. J'enfonce mes ongles dans la paume de ma main et la douleur qui fuse dans mon bras me donne la force suffisante d'arracher les phrases de leur tanière, chacune syllabe que j'articule agissant comme des centaines de coups de poignard.

Les mots ne veulent pas se faire entendre, mais je les oblige à parler :

— Savais-tu aussi que ma sœur les accompagnait ? Qu'elle était, elle aussi, dans cette voiture et que, cette nuit-là, elle a perdu l'usage de ses jambes et tout espoir de faire de son rêve une réalité ? L'étoile qu'elle était s'est éteinte avant même de s'allumer. Non... Je le vois à ton visage. Océane ne t'as pas parlé de cette partie de l'histoire.

Xavier se décolle de la rambarde, les mains croisées derrière la nuque. Il respire un peu plus fort que tout à l'heure, comme si cette révélation lui avait coupé le souffle pendant une poignée de secondes.

— Tu comprends pourquoi j'ai envie de les mettre au contact maintenant ?

Encore sous le choc, le jeune homme se frotte le menton. Il se met à faire les cent pas sur son pavillon et je me décale un peu pour éviter qu'il ne bouscule par mégarde. Ses yeux sont fixés sur ses chaussures et, pendant une seconde, je me demande s'il n'a pas oublié que je suis là.

— Non. Non, ce n'est pas une bonne idée, balance-t-il en ouvrant grand les bras. Océane tente de se débarrasser de sa phobie et tu me demandes de la mettre en contact avec l'une des survivantes de l'accident. Ça va la détruire !

— Ou peut-être que ça lui fera du bien ! m'exclamé-je en faisant un pas vers lui. Tu ne peux pas décider pour elle, Xavier.

— Je ne crois pas que tu es bien placé pour parler, ricane-t-il. C'est justement ce que tu as fait avec moi.

Je me mords la lèvre inférieure et le regarde recommencer à faire les cent pas. Il continue à répéter que c'est hors de question, qu'Océane n'est pas encore prête pour ça, mais j'ai arrêté de l'écouter. Trop concentré par ses pensées, il ne remarque pas que je suis en train de me diriger vers sa porte et, quand il se retourne, il n'a pas le temps de réagir : je suis déjà dans son appartement.

Tout ça, c'est pour Céleste.

Je me répète cette phrase tandis que mon ventre se noue d'appréhension. J'entends Xavier se lancer à ma poursuite et j'accélère le pas. J'atterris dans un salon joliment meuble, mais vide. Je me rends ensuite dans la cuisine, elle aussi dénuée de la moindre trace de vie. Xavier me rattrape quand j'ouvre la porte de la salle de bain : sa main s'enroule autour de mon poignet et il me tire vers l'arrière. Son geste, pourtant loin d'être violent, m'arrache une grimace de douleur lorsque je sens un élancement dans mon épaule.

Il me force à lui faire face. Mon regard vient à la rencontre du sien ; prunelles noires dans prunelles bleues. Nos visages sont séparés par quelques centimètres seulement, et son souffle, ardent, se mêle au mien. Je devine son agacement. Ses mouvements sont fébriles, ses doigts s'agitent nerveusement autour de mon poignet. Il n'est pas furieux que je sois entrée sans son autorisation, juste lassé de cette situation. Il veut que cela s'achève, et moi aussi. Mais, contrairement à lui, je ne peux pas arrêter. Pas avant d'avoir eu ce que je voulais.

— Tu ne vas pas lâcher l'affaire, hein ? dit-il d'une voix trainante comme s'il avait lu dans mes pensées.

Il sonde mon regard pour y trouver une réponse à sa question.

Je lui offre une moue d'excuse.

— Je veux seulement parler à Océane. C'est tout.

— Si elle refuse de voir ta sœur, tu t'en iras ?

Sous-entendu : si elle refuse de voir Céleste, tu me promets de partir pour de bon ? Tu me jures de ne plus jamais croiser ma route ?

Même si ça fait mal, je hoche la tête.

— Promis.

Il pousse un soupir résigné avant de m'indiquer du menton le salon. Il lâche mon poignet, que j'amène vers ma poitrine. Je m'installe sur le canapé, les mains posées sur mes genoux. Je coule un regard à ma gauche et arque un sourcil quand mes yeux tombent sur une grande cage où se trouvent deux furets blancs qui dorment paisiblement. Ils sont adorables. J'ignorais que Xavier possédait des animaux.

En fait, je ne connais pas grand-chose à son sujet.

D'ailleurs, mes yeux me sortent presque des orbites quand il pénètre dans le salon accompagné d'Océane. Ils sont presque collés serrés l'un à l'autre. Il a son bras enroulé autour de sa taille et lui parle à l'oreille. Un sourire fugace étire les lèvres de la jeune femme, qui disparaît à l'instant où ses prunelles se braquent dans ma position.

— Eden ? lâche-t-elle, deux énormes points interrogatifs dans les yeux. Qu'est-ce que tu fais là ?

Je soupire. Bien sûr. Xavier ne lui a même pas dit pourquoi il voulait qu'elle vienne au salon. Pour un peu, j'en rigolerais.

Je me lève pour venir à leur rencontre. Xavier retire son bras et Océane se passe une main dans ses cheveux tout en l'interrogeant du regard. J'avais oublié à quel point elle était jolie. Deux grands yeux bleus expressifs, une chevelure sombre, une silhouette élancée et des lèvres roses qui ne semblent pas esquisser des sourires très souvent. Sur le coup, je comprends pourquoi Xavier n'a pas voulu lui parler de Céleste. Océane semble pouvoir se briser d'un instant à l'autre. Aussi fragile qu'une rose, il ne suffit que d'un petit coup pour qu'elle se rompe en deux.

Je suis sûre qu'elle est loin d'être faible, mais elle n'est pas assez forte pour affronter un nouveau combat. Cette année a dû être éprouvante pour elle, et je suis contente qu'elle ait pu s'appuyer sur Xavier pour passer au travers tout ça. Je ne devrais pas être surprise par leur relation. Au fond, leur amour était une évidence, ils ont seulement pris du temps à le comprendre. Xavier a été là pour elle comme je l'espérais, mais, alors que je m'attendais à ce qu'ils deviennent seulement amis, des sentiments bien plus puissants ont fleuri. Et je ne suis pas jalouse. Ils méritent d'être heureux, plus que n'importe qui d'autre.

Je me demande seulement comment je vais l'annoncer à Céleste.

Mes lèvres frémissent d'un sourire et j'ouvre la bouche pour demander à Xavier s'il peut nous laisser, mais il me devance :

— Si tu me cherches, je suis dehors.

Sous mes yeux, il dépose un baiser sur les lèvres d'Océane. Je détourne le regard et ne le pose à nouveau sur la jeune femme que lorsque la portée d'entrée claque pour annoncer son départ.

Les bras croisés sur sa poitrine, Océane s'éclaircit la gorge :

— Tu veux du café ?

***

Océane dépose une tasse fumante devant moi avant de s'installer sur la chaise face à la mienne. Elle a relevé ses cheveux en chignon où quelques mèches s'échappent pour encadrer son visage.

— Merci, soufflé-je en prenant le verre entre mes mains.

La jeune femme hausse une épaule en s'amusant avec un morceau de papier qui trainait sur la table. Il y a quelque chose qui a changé chez Océane, je me rends compte en l'observant par-dessus le rebord de ma tasse. Je ne l'ai pas vu très souvent, trois ou quatre fois à tout casser, mais je perçois quand même cette lueur nouvelle chez elle. Elle est plus détendue, moins sur ses gardes. Il y a toujours un éclat triste dans le fond de ses prunelles, mais elle a nettement diminué, ne devenant qu'une petite étincelle. Elle n'a rien à voir avec la fille que j'ai entraperçue dans l'hôpital et encore moins celle qui avait quitté précipitamment le restaurant, il y a un mois de cela.

Je savais que Xavier allait lui faire du bien, mais pas à ce point. Elle s'est métamorphosée. Le jeune homme s'est révélé être un véritable baume pour son cœur. Il a réussi à trouver les bons accords pour permettre à Océane de recouvrer un certain équilibre dans sa vie.

— Tu sais, lâche tout à coup Océane, me faisant sortir de mes pensées. J'ai vraiment l'impression de te connaître, de t'avoir déjà rencontré avant la cata au restaurant. Désolée d'être partie en furie, d'ailleurs. Je n'étais pas au meilleur de ma forme.

Je prends une gorgée de mon café.

Évidemment que mon visage lui dit quelque chose. Céleste est mon portrait craché. Je suis étonnée qu'elle n'ait pas déjà fait le lien — même si, après tout, elle n'a vu ma sœur qu'une seule fois dans sa vie, la nuit de l'accident.

Je tapote ma tasse en penchant la tête sur le côté.

Y aller en douceur ou lui avouer d'un coup que Céleste est ma sœur. J'ignore quel chemin prendre, car les deux m'amèneront au même point. La deuxième option est un peu plus choquante, mais aussi plus rapide.

Et du temps, je n'en ai pas des masses.

— Je ressemble beaucoup à ma petite sœur, lui avoué-je, décidant d'emprunter le chemin le plus abrupt. Tu la connais. Plus ou moins.

Océane plisse des yeux, un air confus sur le visage.

— Céleste, ajouté-je avec douceur.

Là, son air confus se mue en un regard étonné et un poil paniqué. Son teint déjà pâle blêmit et elle laisse tomber le morceau de papier qu'elle était en train de chiffonner. De l'endroit où je me trouve, je jurerai entendre son cœur cogner un peu plus fort dans sa poitrine, lui aussi abasourdi par cette révélation.

Alors que je m'attends à ce qu'elle fasse une crise de nerfs et me hurle de m'en aller, elle me surprend en me posant une question qui me va droit au cœur :

— Comment va-t-elle ?

Son ton affolé me fait monter les larmes aux yeux. Une véritable inquiétude tord son visage.

— Pas trop bien, réponds-je en déposant ma tasse, les mains toujours autour. Je crois que tu sais qu'elle ne peut plus marcher.

Océane hoche la tête, la mâchoire crispée. Je vois bien qu'elle se retient de pleurer. Elle doit se remémorer cette nuit où tout a basculé.

— Je n'ai jamais eu de nouvelles d'elle, murmure-t-elle en braquant son regard dans le mien. Personne n'a voulu m'en donner et je n'avais pas son numéro de téléphone parce que je l'ai rencontrée à cette fête débile. Je suis tellement, tellement désolée ! Si je ne lui avais pas proposé de la raccompagner chez elle, rien de tout ça ne serait arrivé.

Elle se confond en excuse et je la fais taire en posant ma main sur la sienne.

— Ce n'était pas ta faute. Tu étais ivre.

La jeune femme fronce les sourcils d'incompréhension et secoue la tête. Elle ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais la referme la seconde après.

— Je ne comprends pas, finit-elle par bredouiller. Qu'est-ce que tu fais là ?

Je relâche sa main et m'adosse à ma chaise.

— Je n'avais pas le choix de venir. J'avais demandé à Xavier de t'en parler, mais il a décidé de ne pas le faire. (Je coince une mèche derrière mon oreille en soupirant.) Céleste n'est pas au meilleur de sa forme. Je savais qu'elle ne s'était pas complètement remise de l'accident même s'il remonte à plus d'un an, mais son état se dégrade. Ses rendez-vous chez sa psy ne donnent aucun résultat, encore moins ses rendez-vous hebdomadaires à l'hôpital pour sa rééducation. Elle n'arrive pas à tourner la page, et ça me rend folle. Je sais que ça a été difficile pour toi, Océane, perdre un parent ne doit pas être facile, et je suis désolée pour toi.

Elle hoche avec gravité de la tête. Si le sujet la met mal à l'aise, elle n'en laisse rien paraître et m'encourage même d'un sourire à continuer :

— Céleste pense que te voir ou simplement te parler pourrait l'aider à aller de l'avant et, même si j'étais réticente au début, je crois que tu pourrais lui apporter beaucoup de bien. (Je sors de ma poche un morceau de papier, que je lui tends.) C'est mon numéro. Tu pourras m'envoyer ta réponse. Je ne te la demande pas aujourd'hui, mais ce serait sympa si tu ne tardes pas. Oh, et : si tu ne sens pas à l'aise, tu peux dire non. Je comprendrais totalement. Je ne veux pas que tu te sentes obligée.

Elle contemple le morceau de papier, qu'elle serre dans son poing tremblant. Je lui jette un dernier regard avant de tourner les talons pour quitter la maison. Je me rends à ma voiture et ignore du mieux que je peux Xavier lorsque je passe devant lui. Je l'entends m'interpeller, mais je fais la sourde oreille et me glisse dans l'habitacle de mon vieux cabriolet. J'actionne la marche arrière et ce n'est que quand je m'engage sur la route que mes barrages cèdent. Les larmes affluent et viennent me mouiller les joues. Toute la pression, la nervosité, la peur, la panique... disparaissent avec mes sanglots.

Je pleure toujours quand je me gare devant mon immeuble. Ma vue est tellement brouillée par mes larmes que je ne remarque Samuel que lorsqu'il se détache du mur pour venir à ma rencontre. J'ai envie de rire d'hystérie. Super, il ne manquait que lui pour rendre cette journée complètement merdique. Il ne dit rien tandis qu'il calle ses pas aux miens pour me suivre. Il reste silencieux comme une carpe, le regard fixé droit devant lui, mais je comprends à sa posture ce à quoi il pense : tu vois, je te l'avais bien dit. À force de jouer avec le feu, on finit par se brûler.

Je ne me suis pas seulement brûlée, Samuel. Je suis complètement carbonisée. Réduite en cendres.

Quand sa main effleure la mienne, je grogne :

— Fiche-moi la paix, Samuel. Ce n'est pas le bon moment pour venir me faire chier. Tu n'as pas des petits chiots à tuer ?

Je l'entends étouffer un ricanement et je le fusille du regard avant de sortir les clés de l'immeuble de mon sac. Il ne parle toujours pas. Je crois qu'il n'a jamais gardé le silence aussi longtemps, et je m'en fiche. Tant qu'il me laisse en paix, je ne vais pas me plaindre. J'ouvre la porte et ne réagis même pas quand il se glisse à l'intérieur avec moi. Il a beau être un connard arrogant, il est la seule personne qui me comprend et je n'ai pas envie d'être seule. Nous attendons côte à côte l'ascenseur et pénétrons dans la cabine métallique.

— Je l'ai fait, le confié-je en m'adossant au fond de la cabine. J'ai détruit ma relation avec Xavier. Je me suis brûlée au troisième degré. Et je me sens tellement mal. Je suis pathétique. Même quand je cherche à faire du bien, je fais tout de travers. (Je me passe une main sur le visage et rigole nerveusement.) Je ne sais même pas pourquoi je te raconte ça, je suis censée te détester, merde !

Mes yeux recommencent à brûler, signe que je suis à deux doigts de craquer à nouveau. Je secoue la tête en me laissant glisser au sol. Les portes de l'ascenseur s'ouvrent, mais nous ne sortons pas.

— Le truc, Samuel, c'est que je ne sais pas si je déteste vraiment, chuchoté-je plus pour moi que pour lui. Je ne sais plus rien. Je suis complètement perdue...

Je lève la tête pour le regarder, mais il n'est plus là. Je fronce les sourcils et, en tournant le visage vers la droite, sursaute.

Agenouillé à ma hauteur, Samuel s'installe à côté de moi. Nos cuisses sont collées et nos épaules s'effleurent.

Il encercle ma taille de son bras.

M'attire à lui.

Et je ne résiste pas.

Je n'en ai ni la force ni l'envie.

Je pose mon front sur son épaule, hume son odeur, menthe et nicotine, et pleure jusqu'à mouiller son t-shirt.

Il semblerait que, quand toute notre vie s'écroule et qu'il ne reste rien d'autre que le désespoir, la seule personne sur qui l'on peut compter, c'est celle qu'on pensait être son pire cauchemar, mais qui, en réalité, se révèle n'être pas aussi terrifiant qu'on le croyait. 

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