Chapitre 2

Xavier

Avant

— Johnson ! Peux-tu arrêter de dévorer la bouche de ta copine deux secondes et venir m'aider à escalader cette foutue clôture ?!

La brise emporte la voix de Tyler jusqu'à mes oreilles, aussi agaçante qu'agacée. Avec un grognement, je presse le corps d'Eleanor plus étroitement contre le mien, mes lèvres glissant de sa bouche à sa mâchoire. Je la sens retenir son souffle et son regard d'un vert trouble vient trouver le mien quand je positionne une main derrière sa nuque pour joindre nos fronts. J'esquisse un sourire railleur en remarquant que ses joues sont écarlates et cette vision me fait extrêmement plaisir. Rien n'est mieux pour l'ego d'un garçon de presque dix-huit ans que voir sa copine comblée.

Sans même avoir besoin de jeter un regard en direction de Tyler, je sais qu'il est en train de faire les cent pas en marmonnant dans sa barbe que nous sommes complètement inutiles. Et il n'a pas tort. Nous ne lui servons strictement à rien, mais il devait s'y attendre. L'idée d'infiltrer un lycée réputé la nuit pour subtiliser un important trophée de football vient de lui. C'est l'objectif de sa vie, pas de la mienne.

D'ailleurs, je ne sais même pas pourquoi j'ai accepté de l'accompagner. Il devait me faire pitié.

— Tu crois qu'il remarquera notre départ ? soufflé-je après m'être éloigné de ma copine.

Eleanor darde son regard émeraude en direction de son cousin et ses lèvres roses s'ourlent. Elle coince une mèche dorée derrière son oreille et secoue légèrement la tête :

— Mon Dieu, évidemment ! Il est en train de nous assassiner du regard, là.

Je lève les yeux au ciel et pousse un soupir résigné. Je sais que Tyler est en train de perdre patience et que, d'un instant à l'autre, il pourrait se matérialiser à côté de nous pour me traîner jusqu'à la clôture. Et je sais aussi que je ne pourrais pas résister. Tyler est un peu plus grand que moi et beaucoup plus baraqué. Il n'est pas capitaine de l'équipe de football pour rien.

Tout dans les muscles, rien dans la tête.

— Souhaite-moi bonne chance, chuchoté-je à Eleanor en lui attrapant la main.

Elle me sourit, amusée, et une fossette unique vient se creuser dans sa joue. Elle me tapote avec gentillesse l'épaule.

— Je crois en toi.

Je souffle du nez et quitte notre perchoir — un modeste muret recouvert de moisissure — et me dirige à grandes enjambées vers Tyler. Une ébauche de sourire incurve ses lèvres, mais disparaît à l'instant où mon point vient heurter son épaule. Il grogne de douleur en faisant un bon en arrière, les yeux écarquillés de surprise. Il me dévisage comme si un troisième bras venait de me pousser en plein milieu du torse.

— Putain ! Mais qu'est-ce tu fous, espèce de malade ?! s'exclame-t-il en se massant l'épaule.

Mon regard le fusille quand je me passe une main dans les cheveux pour me cramponner à mes racines. J'ignore du mieux que je peux ma douleur aux jointures.

— Tu n'aurais pas pu te débrouiller, monter cette stupide clôture tout seul ? J'étais occupé avec Eleanor, je te signale !

— À vous bouffer les lèvres, ouais, t'inquiètes, j'ai vu. J'étais même à deux doigts de vous interrompre avant que vous ne commenciez à vous arracher vos vêtements. Mine de rien, je me tiens à ma pureté.

Je plisse des yeux.

— Ta « pureté », dis-je en mimant les guillemets, ne courait aucun danger. Même seuls, Eleanor n'aurait jamais retiré tous ses vêtements.

Tyler hausse un sourcil. La tête un peu inclinée, il me fourre son sac en toile et sa lampe de poche dans les bras avant de se tourner vers la clôture. Il l'observe de haut en bas, une moue sur les lèvres et les mains sur les hanches. Il reste quelques secondes dans cette position avant de me couler un regard par-dessus son épaule.

— Tu ne vas pas me faire croire que vous n'avez pas encore couché ensemble ! Vous avez dix-huit ans et vous êtes vaccinés, y a rien qui vous empêche de passer le cap.

J'allume la lampe, que je braque vers lui.

— Elle veut prendre son temps.

Et pour le prendre, elle le prend ! Officiellement, elle et moi sortons ensemble depuis presque huit mois, mais nous n'avons jamais dépassé les préliminaires. Des séances de pelotage ici et là, quelques vêtements en moins, jamais plus. Aucune main trop baladeuse, de bouche qui part explorer une zone interdite, Eleanor a été très claire là-dessus. Je respecte son choix, évidemment, mais ça m'agace. C'est lourd. Mes amis les plus proches me charrient à ce sujet, me glissent que ce n'est pas normal et ça commence à sérieusement me peser. Et s'ils avaient raison ? Et si c'était vraiment moi le problème ? Est-ce que je la repousse ? Peut-être que, au fond, elle n'a tout simplement pas envie que sa première fois se fasse avec moi et qu'elle cherche des excuses pour repousser ce moment.

La main de Tyler s'abat tout à coup sur mon épaule. Il enfonce ses doigts dans ma chair, un peu comme s'il cherchait à me faire revenir sur terre. J'arrête de ruminer — enfin... presque. Eleanor veut y aller lentement, étape par étape, cela n'a rien à voir avec moi. Je ne suis pas le problème. Je tente au mieux de me convaincre pendant que mon ami me demande de lui faire la courte échelle. Je ne pose aucune question et me contente de m'agenouiller et entrelacer mes dix doigts afin de lui donner une meilleure prise. Tyler est plus lourd que moi, mais ça devrait aller. Le brun, après m'avoir jeté un regard méfiant, se met à grimper.

L'air s'engouffre dans mes poumons et je ferme les yeux. Mes muscles tirent et un grognement de douleur m'échappe quand Tyler se hisse, à la recherche d'un meilleur appui. En équilibre sur un pied, il positionne ses mains sur la grille métallique. La clôture grince dangereusement sous son poids.

— T'as besoin d'aide ? lui lancé-je en me redressant et en essuyant mes mains sur mon jean.

Le joueur de foot secoue la tête, mais je peux bien voir à sa mâchoire crispée par l'effort. Tyler n'a pas réellement la morphologie adéquate pour ce genre d'activités : il est bien trop lourd. Après quelques minutes de galères, il arrive enfin en haut. Son visage est rouge vif et ses yeux noisette, écarquillés. Le buste penché vers l'avant, il reprend bruyamment son souffle.

— Bordel, qui a eu la stupide idée d'entrer par effraction dans un lycée ? marmonne-t-il en jetant une œillade dépitée en direction de l'établissement.

Je me détourne pour réprimer le fou rire qui me chatouille le fond de la gorge.

— Toi.

Tyler se rembrunit et grommelle quelque chose dans sa barbe que je n'arrive pas à saisir. Il jette un nouveau regard vers le lycée et, malgré la pénombre, je distingue un éclat de panique briller dans le fond de ses prunelles. Il vient de se rendre compte qu'il doit maintenant la descendre, cette foutue clôture. L'air terrorisé qui flotte sur son visage m'arrache un petit rictus mesquin. Lui qui, au début, paraissait si confiant vient de réaliser que ce n'était finalement pas très intelligent de sa part de proposer une telle expédition.

— Seigneur, souffle-t-il en basculant la tête vers l'arrière.

Alors que je m'apprête à le charrier un peu, une voix féminine s'élève dans les airs et mon sang se glace dans mes veines :

— Les garçons ! Les garçons, on est dans la putain de merde !

Je me retourne si brusquement que j'entends un os craquer. En haut, Tyler bascule vers l'arrière à cause de l'effet de surprise et se rattrape de justesse aux barreaux. Je dirige le faisceau lumineux en direction d'une Eleanor anormalement essoufflée. Les joues un peu rouges, elle s'arrête à ma hauteur et courbe le dos pour reprendre son souffle. Je fais un pas vers elle, inquiet, mais elle lève une main pour m'intimer de rester où je suis.

— Ça va, ça va, me rassure-t-elle en se redressant. Enfin. Ça va presque.

— Qu'est-ce qui se passe, El' ? demande Tyler.

Je tends ma main libre à Eleanor, qui la fixe quelques instants avant de s'en emparer et la serrer doucement. Je l'attire à moi et mes sourcils se froncent. Elle tremble. Elle tremble comme une feuille d'automne faisant face à une brise de vent.

Elle lève la tête pour observer son cousin.

— Un couple de joggeurs t'a vue monter la clôture, ils ont appelé la police ! Ils sont en route !

Je laisse échapper un juron. Tyler se passe une main sur le visage et donne un coup de poing dans le vide. Je ne suis peut-être pas dans sa tête, je sais exactement à quoi il pense : il prépare ce vol depuis plus d'un mois et voilà que tout vole en éclats.

— Si on ne veut pas finir derrière les barreaux et croupir sur un vieux banc froid en attendant nos parents, on doit partir d'ici, et vite, nous alerte Eleanor en ouvrant grand les yeux. On fait quoi ?

Tyler reste silencieux et je baisse la tête pour réfléchir. Je tape alors dans mes mains pour attirer l'attention de mes amis :

— J'ai un plan.

Enfin... J'ignore si j'ai le droit d'appeler ce truc un plan, car il n'est pas complet. Dans ma tête, seule la première phase est visible, la deuxième est toujours en construction. S'il fallait l'imaginer, je dirais que je suis face à une copie d'examen où je n'aurais écrit que la date et mon nom. Tout le reste est vide.

— Eleanor, commencé-je en vissant mon regard au sien. Toi, tu prends la voiture et tu nous attends au coin de la rue. (Joignant le geste à la parole, je lui tends mon trousseau de clés.) La police va sûrement prendre du temps pour venir, mais je préfère m'assurer que tu sois hors de danger.

Ceci est mon plan.

Mon demi-plan, plutôt.

— Je veux rester avec vous ! riposte-t-elle en dégageant ma main de la sienne.

Pour toute réponse, je lui offre un piètre sourire où se mêlent amusement et agacement. C'est elle tout craché : peu importe la situation, elle veut aider.

— Et moi, je ne veux pas que tu aies le moindre problème. Sois logique, Eleanor ! Si tes parents te trouvent derrière les barreaux avec Tyler et moi, ça va mal aller pour toi. Alors, s'il te plait, ne discute pas et va prendre cette voiture.

Elle aspire sa lèvre inférieure entre ses dents, le trousseau de clés serré contre sa poitrine, et opine mollement du chef. Elle sait que j'ai raison. Ses parents la tueraient s'ils devaient la chercher dans un poste de police. Avec un dernier regard pour nous, elle tourne les talons et je ne détache sa silhouette menue des yeux que lorsqu'elle disparait complètement de mon champ de vision.

Dès que sa chevelure dorée n'est plus qu'un lointain souvenir, je fais volte-face et me rue vers la clôture, les bras tendus :

— Sautes, Tyler, je vais te rattraper !

Surpris par un tel ordre, il écarquille des yeux.

— Mais t'es con ou quoi ?! Tu ne peux pas rattraper, espèce de taré !

— Tu préfères qu'on attende gentiment les flics ? Et on leur proposera une tasse de thé avant qu'ils nous traînent au poste de police, où nos parents iront nous chercher pour nous étriper plus tard ? Je te connais, Tyler ! Tu vas prendre trente ans à descendre. Et devine quoi ? On n'a pas le temps, là.

Il pince des lèvres et semble en plein conflit intérieur. Il jette un regard peu assuré au sol, dégluti avec peine. Ses mains viennent enserrer les barreaux. Ce ne sont que quatre petits mètres, le rattraper ne devrait pas être trop compliqué. Je l'espère. J'ai déjà eu de la difficulté à soutenir son poids lors de la courte échelle, j'ignore comment je vais faire pour le rattraper.

— Je te jure, si tu ne me rattrapes pas, je t'étripe, me prévient-il en vissant son regard au mien, ses yeux assombris par la peur.

L'agacement monte en flèche en moi.

— Arrête de faire l'enfant et saute, merde ! Sinon, je me casse d'ici et je vais rejoindre ma copine. (À ces paroles, le jeune homme blêmit. Je décide de poursuivre plus doucement :) Écoute, Tyler. Saute comme si tu étais une princesse, je vais te rattraper comme un prince charmant.

Une courte inspiration et une poitrine gonflée comme un ballon plus tard, Tyler a repris quelques couleurs. Beaucoup moins blafard que tout à l'heure, il pose ses pieds à plat sur la grille et se penche en avant, les mains toujours cramponnées aux barreaux. À peine ses lèvres ont-elles articulé le mot « Seigneur » qu'il se projette dans les airs. Les jambes et les bras écartés en forme d'étoile, il s'approche dangereusement de moi, vite, toujours vite, beaucoup trop vite.

Je n'ai pas le temps d'esquisser le moindre mouvement : son corps s'écrase avec brutalité contre le mien. Dans ma cage thoracique, mes poumons se compriment, perdent de leur volume, se ratatinent, tentent de disparaître afin d'éviter cette vive douleur qui me gagne. Je laisse échapper un cri lorsque nous tombons tous les deux à la renverse, lui sur moi, les bras et les jambes entremêlées. Je ferme les yeux quelques secondes afin de reprendre un tant soit peu mes esprits. Putain, je ne m'attendais pas à un tel échec ! Tyler est tout sauf une princesse.

C'est un ogre.

— Tu devais me rattraper, pas me servir de matelas, marmonne-t-il en se massant l'épaule, la mâchoire crispée.

— T'as jamais pensé à faire un régime ? C'est pas normal d'être aussi lourd, le contré-je en le repoussant pour me redresser. Allez, on se casse d'ici.

***

— Elle n'est pas censée être là ? me questionne Tyler, une dizaine de minutes plus tard.

Le visage fermé, j'observe la rue faiblement éclairée par une poignée de réverbère, à la recherche de ma Mercedes. Il y a quelque chose qui cloche, je le sens. Ce n'est pas normal qu'Eleanor ne soit pas déjà là. Je connais ma copine presque aussi bien que je me connais ; ce n'est pas son genre de partir sans prévenir ou d'être en retard, surtout dans une telle situation. Ce n'est plus du sang qui coule dans mes veines, mais de l'inquiétude.

Comme s'il sentait ma nervosité, Tyler me presse amicalement l'épaule et m'offre un piteux sourire quand je me tourne vers lui. Je ne trouve pas la force de le lui rendre. J'en suis tout simplement incapable. Parce que j'ai peur. Peur que quelqu'un de malintentionné soit tombé sur Eleanor. Peur qu'elle s'est fait attaquer. Je ferme les yeux et déglutis laborieusement. Je grimace en sentant une boule au creux de mon ventre.

— Tu veux que je l'appelle de nouveau ?

Distraitement, j'opine du chef sans cesser d'inspecter la rue, dans l'infime espoir de la voir arriver. Si ça se trouve, elle s'est tout simplement trompée d'endroit. Tête en l'air comme elle est, elle a dû tourner au mauvais moment et nous attend à quelques mètres plus loin. Oui, c'est sûrement ça. Elle s'est perdue. Voilà. Pas besoin de me faire un sang d'encre.

Tyler compose en vitesse le numéro de sa cousine, puis me tend son téléphone. Pour la énième fois, je le colle à mon oreille. Les sonneries se succèdent, encore et encore, horribles intonations qui me font grincer des dents. Quand la quatrième sonnerie retentit, mes épaules se voûtent.

Je m'apprête à couper l'appel, mais m'arrête en entendant une courte inspiration à l'autre bout du fil. Tel un ressort, je me redresse d'un coup :

— Eleanor?

— Xavier ? Qu'est-ce que tu fiches avec le téléphone de Tyler ?

Le soulagement passé, un vent de colère vient s'abattre sur moi.

— Putain, mais t'es où ? Je te croyais morte, j'ai paniqué !

Je l'entends retenir son souffle.

— Désolée, chéri, j'ai eu un contretemps et j'ai oublié de vous prévenir.

Tyler fronce des sourcils en voyant ma mâchoire se crisper et me demande à mi-voix ce qui se passe. Je mets ma copine en haut-parleur.

— Un contretemps ? Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

Un silence pesant me répond. Je l'imagine sans mal se passer une main dans ses cheveux et s'amuser avec quelques-unes de ses mèches. Elle fait toujours ça quand elle est nerveuse.

— Eh bien... souffle-t-elle finalement. J'ai peut-être, je dis bien peut-être, trouvé une fille inconsciente dans la rue et je l'ai peut-être proposé de monter dans la voiture.

Mon cœur arrête de battre. Une fille ? Inconsciente ? Dans ma voiture ? Avec Eleanor ? Je secoue vivement la tête. Ce n'est pas possible. Elle n'est pas si idiote !

— T'es sérieuse ?! hurlé-je dans le combiné sans me soucier de déranger les résidents de la rue. Elle est peut-être dangereuse, bordel ! Descends immédiatement de cette voiture, je vais m'en occuper avec Tyler.

Ce dernier hoche la tête, le regard dur. On est sur la même longueur d'onde. Bien.

— Elle est gentille, ne t'inquiète pas, Xavier.

— Comment tu peux savoir qu'elle est sympa ? Tu viens de dire qu'elle était inconsciente.

— Elle l'était, mais elle s'est réveillée il y a quelques minutes et on a parlé un peu. Attends, je te la passe.

J'entends le bruit du cuir qui crisse et une voix féminine et délicate vient remplacer celle de ma copine :

— Coucou ! Je m'appelle Colombe. 

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