Chapitre 14

Céleste

Eden va mal. Comme la flamme d'une bougie, elle semble s'être entièrement consumée. La lumière qui l'enveloppe habituellement n'est désormais plus qu'une couverture opaque et triste. Elle me fait penser à une marionnette à laquelle on aurait coupé les fils avant de l'abandonner sur la surface d'une table. Ma sœur est vide, et ça me crève le cœur. La bonne humeur qui la caractérise si bien s'est envolée, ne laissant derrière elle qu'une fille malheureuse. Quelque chose me souffle à l'oreille que Samuel n'est pas indifférent à ce changement. Elle est dans cet état depuis presque une semaine maintenant, et je suis persuadée que cela a à voir avec sa visite.

C'est à peine si elle sort de sa chambre. Elle ne met le nez dehors que pour aller aux toilettes, cuisiner des plats fades et chercher des bouquins à dévorer dans la bibliothèque qui trône dans notre salon exigu. En cinq jours, elle en a lu six. Elle ne fait rien d'autre de ses journées, et je me sens coupable. Si elle est disputée avec Samuel, c'est à cause de moi. J'aurais dû tenir ma langue, rester à l'écart au lieu de jeter de l'huile sur le feu en abordant le sujet tabou qu'est Xavier. Pourtant, je l'ai fait. Sans aucune hésitation. Et je le regrette tellement. Certes, Eden devait se rendre compte qu'elle était en train de jouer un jeu à un jeu dangereux. Ma sœur est connue pour enchaîner les hommes comme s'ils étaient des verres d'alcool pendant les soirées, pas pour être enchaînée à eux. J'ai la sensation que son cœur ne sait plus où donner entre Samuel et Xavier. Comment choisir entre son amour d'enfance et le garçon qu'elle recherche depuis tant de temps ? Je lui ai peut-être facilité la tâche en effaçant Samuel du paysage, il n'empêche que ma culpabilité me ronge de l'intérieur, et je n'avais pas besoin de ça, de ce nouveau vide et de ces sentiments amers.

Réglée comme une horloge, Eden s'extirpe de sa tanière à midi pour préparer le dîner. Ses cheveux noirs sont grossièrement attachés en un chignon sur son crâne et elle porte encore son pyjama. Des cernes violacés grugent le dessous de ses paupières, trahissant son manque évident de sommeil, et sa beauté a en a pris un sacré coup. J'espère qu'elle se reprendra avec la reprise des cours, dans un peu plus d'un mois. Elle ressemble à un cadavre. Je la suis des yeux et ferme la télévision pour la rejoindre dans la cuisine. C'est à peine si elle me salue tant elle est plongée dans ses pensées, sans doute à réfléchir à la meilleure façon d'assassiner Samuel.

Elle ouvre un placard, qu'elle fouille rapidement des yeux avant de braquer son regard sur moi.

— Tu veux une omelette ou des pâtes ? On a que ça.

— Est-ce qu'une sœur en vie est sur le menu ? Parce que j'en prendrais bien une part.

Eden ferme la porte du placard.

— Nope, on est malheureusement en rupture de stock. Reviens dans trois ans.

Ma sœur fait volte-face et se hisse sur la pointe des pieds pour atteindre l'huile d'olive. Sa posture me rappelle celle que j'avais quand je faisais encore de la danse. Mon cœur se serre un peu. Elle verse une certaine quantité dans une grande poêle avant d'attraper quatre gros œufs dans le frigo.

Elle me montre le sachet de gruyère, le regard interrogatif, et hausse des épaules quand je réponds par la négative. Elle se rapproche du four, mais je lui attrape la main pour qu'elle s'arrête.

— T'as vraiment mauvaise mine, Eden. Tu m'inquiètes.

Et encore, c'est un euphémisme. Eden n'est pas moche, je crois même que c'est un concept dont elle ignore complètement l'existence. Mais depuis cinq jours, elle est loin, très loin d'être belle. Son teint est pâle, ses yeux pourtant si expressifs ressemblent à deux gouffres sans fond. Ses cheveux sont gras, son pyjama pue et ses lèvres sont gerces. Elle est prête pour Halloween avec deux mois d'avance.

— Toujours aussi douée pour faire des compliments, sœurette, ironise-t-elle avec un froncement de sourcils.

— Faut bien que quelqu'un te dise la vérité ! On dirait que tu viens de perdre ton mari mort d'un cancer. Tu dois te reprendre en main, je t'ai laissée cinq jours pour le faire toute seule, mais tu ne sembles pas prête à recoller les morceaux de ton cœur brisé.

Elle dépose le paquet de fromage sur le comptoir. Ses gestes maladroits trahissent la colère qui rugit en elle.

— Mon cœur va très bien, mais merci de t'en préoccuper. Ce n'est pas comme si Samuel comptait suffisamment à mes yeux pour que je devienne une épave à cause de lui. Je ne suis pas ce genre de filles. (Elle croise les bras sur sa poitrine et secoue la tête.) D'ailleurs, il ne compte pas du tout pour moi. Ces deux baisers n'étaient qu'une grossière erreur, un moment de faiblesse de ma part. Ça ne voulait rien dire et ça ne se reproduira jamais, je t'en fais la promesse.

Je tique.

— Comment ça, deux baisers ?

Je suis un peu vexée qu'elle n'ait pas trouvé judicieux de m'en parler. Elle m'a tenue à l'écart alors qu'elle m'avait juré de ne jamais le faire.

Mon cœur se serre à nouveau.

Un tout petit peu.

Eden agite la main devant son visage pour signifier que ce n'est pas assez important pour être raconté. Voyant que j'insiste, elle me tourne le dos et me demande si je n'ai changé d'avis à propos du fromage. Je soupire pour toute réponse et l'observe préparer les omelettes. Elle dépose les assiettes sur la table et nous mangeons en silence, elle concentrée sur sa nouvelle lecture et moi, cherchant le meilleur moyen d'amorcer la discussion sans la brusquer.

Je picore mon omelette sans réel appétit. J'ai une boule qui me pèse dans le creux du ventre depuis plusieurs jours. Au bout d'un moment, je finis par repousser mon assiette sur le côté et croise les bras devant moi.

— Ça te dit d'aller au centre commercial aujourd'hui ? On pourrait aller m'acheter cette robe.

Eden lâche son livre. Elle le lâche vraiment. Il tombe dans ses œufs, mais c'est à peine si elle y prête attention alors qu'elle vient de le ruiner.

— Tu rigoles ? est la seule chose qu'elle trouve à dire alors que ses yeux s'écarquillent de surprise.

Je secoue la tête.

— Non, je suis sérieuse. Ça fait plus d'une semaine qu'on en parle et ça te ferait du bien de sortir un peu. Je ne voulais pas te le dire, mais tu ne sens pas bon du tout. L'escapade au centre commercial semble être une excellente raison pour prendre une douche.

Eden éclate de rire avant de lever le bras pour humer son odeur. Elle grimace.

— T'as pas tort. Une douche ne me ferait pas plus de mal. (Elle se lève.) J'en ai pour une trentaine de minutes, on pourra partir directement après, si tu veux.

Elle n'attend pas ma réponse et court presque jusqu'à la salle de bain. Je rigole devant son empressement, mais le cœur n'y est pas. Ma gorge se noue soudain et je me tais. Mes yeux commencent à me brûler sans aucune raison et je sens quelque chose de mouiller atterrir sur ma joue. Je porte une main à mon visage et grimace en comprenant que je suis en train de pleurer. Pour rien. Rien ne peut expliquer cette crise de larmes. Et pourtant... J'éclate en sanglots et étouffe mes reniflements du mieux que je peux, car je n'ai pas envie d'inquiéter ma sœur. J'attrape une serviette et, quand Eden revient, toutes les perles salées ont disparu.

***

Au total, nous avons fait dix boutiques avant qu'Eden ne jette son dévolu sur une simple robe noire serrée à la taille. Elle m'arrive un peu en dessous des genoux, a des manches longues et le décolleté est assez discret. Le dos est nu, mais comme je suis constamment assise, ça ne me dérange pas. Je la soupçonne justement de l'avoir choisi pour ça, car elle recouvre le corps. Elle a compris que je me sentais davantage à l'aise avec une tonne de tissus sur moi. Après avoir payé, elle fourrage le sac dans mes bras et me demande si j'ai envie de manger une glace. Mon ventre répond par la négative, mon esprit me supplie de rentrer à la maison et de dormir, mais je me retrouve à hausser des épaules et la laisse me pousser jusqu'à la seule crémerie du centre commercial.

Je l'observe dicter nos commandes et, sur le coup, j'ai l'impression d'avoir retrouvé ma sœur. Le fossé qui nous séparait il y a encore quelques jours semble s'être totalement volatilisé. On retrouve timidement notre complicité d'autant, et ça me fait plaisir. Peut-être avais-je tort. Peut-être que notre relation n'était pas complètement brisée et que la solitude que je ressentais, ce vide béant dans ma poitrine, n'était que dans ma tête. Eden va mieux, un peu comme si cette sortie avait suffi à recoller les morceaux fracassés de son cœur — car, même si elle clame le contraire, je sais que Samuel a réduit son cœur en charpie. Ma sœur est une fille sensible, très fleur bleue. À pleurer pour un rien. Elle est aussi fragile qu'un château de cartes : elle s'écroule à la première brise.

— Et un cornet pistache pour madame, chantonne-t-elle justement en me tendant ma glace. Je ne comprends toujours pas comment tu fais pour aimer cette saveur. C'est écœurant.

Elle ponctue son commentaire d'une grimace et nous dirige vers une place détente. Elle s'installe sur un canapé après avoir convenablement positionné mon fauteuil afin qu'il ne gêne personne. Elle me prend le sac des mains, qu'elle dépose à ses pieds.

— La seule chose qui est écœurante, c'est l'odeur que tu avais il y a moins d'une heure, rétorqué-je avec un demi-sourire.

Ma sœur secoue la tête en gloussant et déguste sa glace.

— J'ai compris, j'ai compris. Je puais. Promis, c'est la dernière fois que je me laisse aller comme ça.

— J'espère. Tu es beaucoup plus belle quand tu es propre.

Et c'est vrai. Eden est resplendissante. Elle a récupéré toutes ses couleurs, toute sa clarté. Les ténèbres qui l'enveloppaient se sont entièrement dissipées, rendant à sa beauté toute sa splendeur. Ses cheveux noirs tombent en cascade brillante derrière son dos et sa peau a retrouvé sa teinte hâlée habituelle. Ses yeux de la couleur de la nuit s'illuminent et ses lèvres roses s'incurvent en un rictus amusé. Peut-être que son cœur a encore une ou deux cabosses à cause de Samuel et Xavier — même si elle ne m'a pas reparlé de ce dernier depuis plusieurs jours —, mais ça ne se remarque pas du tout.

Je goûte ma glace et écoute Eden me parler de la rentrée scolaire qui approche à grands pas. Il ne lui reste que deux semaines de vacances, tout au plus. Elle ajoute qu'elle compte bien profiter du début du mois d'août avant de se retrouver piégée avec une horde d'élèves qui ne veulent pas apprendre le français.

— J'espère qu'Ally ne reviendra pas, cette année, marmonne-t-elle, Ally étant l'une de ses collègues. Je ne déteste pas beaucoup de personnes, tu le sais, mais elle, je n'y arrive pas. Tout est insupportable chez elle. (Elle se tape la cuisse.) Tu te rends compte que, l'année dernière, elle m'a accusée d'avoir volé les copies des examens pour désavantager ses élèves au profit des miens ?

Elle continue son partage de potins, mais j'arrête de l'écouter. Je fronce un peu des sourcils et focalise mon attention sur un jeune homme qui nous observe. Il se trouve à environ cinq mètres de nous, mais son regard est tellement intense qu'il semble n'être qu'à une vingtaine de centimètres de l'endroit où nous nous trouvons, Eden et moi. Je ne suis pas du tout portée vers les garçons, mais je dois admettre qu'il est très beau. Cheveux bruns ondulés qui caressent son front, deux prunelles d'un bleu saisissant, qui rappelle celui du ciel avant la tempête. Il est assez grand, la carrure sportive sans pour autant être imposante et une mâchoire carrée.

Je donne un petit coup de coude discret à ma sœur pour qu'elle se taise.

— Dis-moi, est-ce que tu vois aussi le garçon ou je suis en train d'avoir une hallucination ?

Eden me lance un regard incrédule.

— Quel garçon ?

Je le lui indique du menton. Elle suit la direction des yeux et hoquète de surprise. La seconde suivante, elle s'est levée. Elle se prend le sac dans les pieds tant elle s'est redressée avec précipitation, mais elle recouvre assez vite son équilibre. Par sa réaction, je comprends que ce n'est pas une mauvaise blague jouée par mon cerveau détraqué. Il est bel et bien réel.

Et le sourire niait qui étire les lèvres de ma grande sœur m'apprend qu'elle le connaît. Qu'elle le connaît très bien même. Cet homme n'est sûrement pas qu'un coup d'un soir qu'elle aurait eu il y a quelques semaines. D'ailleurs, il se dirige vers nous, une main plongée dans la poche de son jean et l'autre tenant un petit sac de la pharmacie. Une boule se loge dans le fond de ma gorge tandis qu'une idée s'insuffle dans mon esprit.

Ce ne serait pas...

— Xavier, quelle bonne surprise ! s'exclame ma sœur, confirmant mes doutes.

J'écarquille des yeux.

Je prends une courte inspiration pendant que mon cœur se tord violemment dans sa prison osseuse. De peur ou de surprise, je n'en ai aucune idée. Je commence à fixer mes genoux, incapable de porter mon regard sur eux. Je les entends discuter, rigoler, échanger des propos banals avant que le sujet ne dévie sur moi.

— C'est ta sœur ? demande-t-il d'une voix rauque que je méprise à l'instant où elle me parvient.

Lève les yeux, fais au moins cet effort. Tu en es capable.

La petite voix dans ma tête m'agace, mais elle a raison. Je dois au moins ça à Eden. Je pousse un petit soupir et lève la tête. Mon regard vient à la rencontre de celui de Xavier. Je lui offre un sourire en lui tendant la main.

— Oui, je suis la petite sœur d'Eden. Je m'appelle Céleste, enchantée.

La paume de Xavier vient se coller à la mienne et je dois me retenir pour ne pas retirer ma main. Mes intestins se tordent brutalement, mais mon sourire résiste. Je sens ma sœur se tendre derrière moi. Elle sait que je ne porte pas Xavier dans mon cœur. Elle a peur que je fasse tout un drame en lui ordonnant de ne plus jamais s'approcher de ma sœur. Que je lui fasse le même coup qu'avec Samuel.

— Xavier, répond-il en libérant ma main.

— Je sais.

Il arque un sourcil et je me dépêche de rétablir le tir :

— Ma sœur m'a parlé de toi. Beaucoup. À un moment, elle n'avait que ton prénom en bouche.

— Céleste ! s'exclame la principale intéressée en piquant un fard.

Les yeux de Xavier balancent entre Eden et moi. Il finit par éclater de rire en lâchant que, lui aussi, il n'avait que le prénom de ma sœur sur les lèvres il y a quelques mois. Eden devient encore plus rouge et toussote pour dissiper le malaise qu'elle seule ressent. Je lève mentalement les yeux au ciel.

— Est-ce que tu es pressé ou tu veux bien t'asseoir un peu avec nous ? lui propose Eden avec un petit sourire. On ne s'est pas reparlé depuis la soirée au restaurant, je voulais savoir si tu allais mieux.

Je fronce des sourcils.

Pourquoi devrait-il aller mieux ? Je pensais que la soirée s'était bien passée.

Xavier se pince l'arête du nez avant de s'installer sur le canapé, imité par ma sœur.

— Si je suis ici et pas dans le fond d'un bar, je crois que la réponse est positive. (Il secoue légèrement la tête.) Ouais. Ouais, ça va vraiment mieux.

Eden me jette un regard discret avant de lui poser une autre question :

— Est-ce que tu as réglé tes problèmes avec... elle ?

Elle hésite sur le « elle ». Nouveau regard en biais. Je fronce davantage les sourcils. C'est quoi, ce cirque ? J'ouvre la bouche pour lui demander à quoi elle joue, mais Xavier reprend la parole :

— Je lui ai d'abord laissé le temps et l'espace dont elle avait besoin. Ce soir-là, elle était plutôt agitée, du coup je voulais lui laisser l'occasion de se calmer un peu avant de lui reparler et mettre les points sur les i. Je l'ai coincée dans un parc pour qu'on puisse discuter. Et je lui ai proposé de venir vivre chez moi.

Eden recrache la bouchée de glace qu'elle venait de prendre. Elle relève vivement la tête, si vite que j'entends ses cervicales craquer.

— Quoi ?! s'exclame-t-elle.

Xavier ne semble pas percevoir la note de panique dans sa voix, car il fait oui de la tête. Un sourire épanoui vient éclairer son visage.

— J'ai été surpris aussi qu'Océane accepte. D'ailleurs, c'est pour elle que je suis allé acheter ces médicaments.

Eden fait tomber sa glace.

Et moi... je crois que si mes jambes fonctionnaient encore, je serais tombée aussi. 

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