Chapitre 4
Autour de la table, les effets de la canicule s'étaient d'un coup évanouis tandis qu'un peu plus loin les rayons du soleil continuaient de brûler les murs et le dessus du canapé, nous précipitant dans le piège d'un contraste malaisant.
Après avoir ignoré Sacha avec une grossière désinvolture, mon père s'était mis à le fixer d'une manière qui me révoltait. Mon esprit chercha à toute vitesse une manière de me mettre entre eux. Ma mère fut plus rapide.
- Oui, racontez-nous comment vous vous êtes rencontrés ! s'exclama-t-elle d'une voix guillerette. Si tu savais, Martin... Ton père a marmonné des histoires extravagantes de cheval et de refuge, je n'y ai strictement rien compris.
Je ne savais si sa réaction était spontanée ou si elle avait flairé le pépin et tenté de le désamorcer. Toujours est-il que mon père laissa mon compagnon lui répondre, se retranchant derrière la buée que le bœuf fumant avait déposé sur ses lunettes. Encore une fois, la parole fut trop longue à me venir, mon petit ami s'élança en première ligne :
- C'était le fruit du hasard, expliqua-t-il. On est entré en collision dans la rue.
Ce dernier mot fit tiquer mon père. Du coin de l'œil, je vis sa fourchette manquer la pomme de terre qu'elle visait. Cependant, Sacha continuait son babillage dans lequel je discernais, malgré sa bonne volonté, une pâleur, un voile de brume.
- On a discuté et on s'est tout de suite bien entendu, acheva-t-il quelque peu hâtivement. On n'a pas eu à débattre longtemps pour savoir si Martin emménageait chez moi ou si j'emménageais chez lui.
Il avait tenté un trait d'humour. L'ébauche d'un sourire pendait à ses lèvres. Cela fit tout sauf rire mon père qui ne pouvait s'enlever de l'esprit la façon dont j'avais bien vite adopté un certain mode de vie.
- A propos, reprit-il les rênes de la conversation, comment t'es-tu retrouvé dans cette situation ?
Le fourbe était parvenu, malgré la diversion de ma mère, à reprendre le fil des choses qui lui importaient. Et, au risque de se montrer blessant, il filait droit au but, comme jamais je n'aurais osé le faire.
- Papa, je t'ai déjà expliqué, réussis-je enfin à infiltrer la discussion.
Il m'ignora royalement : ce n'était plus mon tour de parole. Dans ma détresse, je croisai le regard de ma mère qui me parut autant paniquée que moi, mais elle se tourna finalement vers mon père, estimant qu'il était de son devoir, en définitive, d'accorder à son mari confiance et soutien. Elle chassa une miette qui était tombée sur son col et lissa la nappe du plat de la main, l'air de penser que tout était sous contrôle.
Une illusion de calme flottait dans la salle à manger, accentuée par la danse immobile des reflets irisés sur le ventre de la carafe. On entendait le pépiement frivole des oiseaux qui entrait par la fenêtre mais, en vérité, tout était trop silencieux. Plus personne ne bougeait. Il n'y avait que mon père qui continuait de manger avec énergie.
- Il n'y a vraiment personne qui puisse te soutenir ? insista-t-il, se rendant peut-être compte que le bruit de sa mastication était seule à meubler.
- C'est stupide comme question, fis-je sentir mon irritation. Sacha n'aurait pas grandi en foyer si ç'avait été le cas !
- Je parle des travailleurs sociaux.
- Tu parles précisément d'un système qui l'a laissé sans ressources !
Au lieu de me regarder, mon père s'obstinait à molester un cube de légume, lui faisant effectuer des glissades dans la sauce sans faire mine de me prêter l'oreille. Il dessinait de grandes fractures, mettant partout à nu la surface osseuse de son assiette. Ses couverts semblait rythmer un air de violon endiablé dont il était seul capable d'apprécier le grincement virtuose. Sa main, quand elle avait chassé toute la couleur d'un côté, revenait y apposer des taches brunes par touches précises et insensées.
Fatigué à la fin de le voir recomposer les lignes du dîner, je me reculai pour vérifier plutôt si mes paroles avaient eu quelque effet outre-père. Je découvris, effaré, qu'il aurait mieux valu me taire : de la même manière que l'indifférence de mon père me condamnait au soliloque, chacune de mes répliques avait fait accroître en Sacha le sentiment d'être un intrus. Les coutures entre nous quatre se distendaient de plus en plus. Mon compagnon avait baissé les yeux sur son assiette qui ne lui disait plus rien. Sa chaise était décalée par rapport aux nôtres, légèrement plus en retrait. Je me renfonçai sur la mienne en poussant un soupir, au grand soulagement de ma mère qui se pencha pour remplir nos verres à tous, manière de célébrer le cessez-le-feu. Mais mon père n'attendit pas dix secondes pour repartir de plus bel :
- Tu as le bac ?
Sacha releva juste assez le menton pour le secouer de droite à gauche. Je me frottai les yeux, exaspéré et plus certain que jamais qu'il venait d'être étiqueté « mauvais parti ».
- Bon, il ne faut pas rester sans activité. Même sans diplôme, Martin aurait pu t'aider à dégoter un job étudiant ou quelque chose de la sorte.
Sa voix faussement courtoise ne me trompait pas. Lorsqu'il cligna des yeux dans ma direction, m'autorisant à répondre, je fis comme si je n'avais pas compris le signe qu'il m'envoyait. Qu'il aille se faire voir.
Las d'attendre en vain, il se détourna de nous, partant méditer sa prochaine question. Mais alors Sacha nous surprit tous, intervenant sans prévenir au moment où son adversaire s'était laissé aller au plaisir d'une bouchée imposante. Sacha commença à parler, d'une petite voix, pendant que l'autre se dépêchait de déglutir bruyamment :
- C'est que...
Mon père se pencha pour mieux l'entendre et le pressa plutôt qu'il ne l'encouragea :
- Oui ?
- Bah, en fait... Un jour, je me suis fait voler le sac où j'avais toutes mes affaires. Et dedans... y avait mes papiers... Alors, pour travailler, c'est un peu... Enfin, c'est compliqué, quoi.
Ma mère appuya sa serviette sur ses lèvres, l'air choqué, et se tourna une fois de plus vers mon père en quête de son aide, comme si elle n'avait pas compris que le but de cet homme, depuis tout à l'heure, était précisément de martyriser Sacha. Je devais néanmoins reconnaître qu'il y avait là du spectacle. L'aveu de mon ami, pour une raison mystérieuse, avait rendu mon père pratiquement hilare. Les yeux exorbités, la bouche pincée, il semblait sérieusement sur le point d'éclater de rire.
- Ça fait partie des trucs qu'on doit faire pendant les vacances, grognai-je.
- Lui refaire des papiers ? Passer par les affres de l'administration ? Je vous souhaite bien du courage !
Mon père riait parce que Sacha avait dépassé toutes ses attentes. Il se révélait un cas encore plus désespéré que prévu et il y avait, dans ce triomphe de l'infortune, une certaine beauté tragi-comique.
Sacha, lui, ne comprenait pas la subite transformation de mon père, il n'avait pas saisi ce qui venait de se produire, sinon qu'on se moquait de ses balbutiements. En se fanant la surprise sur ses traits se durcit imperceptiblement. Quelqu'un qui aurait manqué la scène aurait lu sur son visage non pas des traces d'étonnement mais une aigreur dont il valait mieux se méfier. En ce qui le concernait, Sacha était précisément passé de la timidité à la méfiance et je ne pouvais que l'imiter. Sacha et Martin devait se tenir prêts pour la prochaine crise, quand le père se plaindrait de les nourrir à rien faire.
Je me ressaisis de ma fourchette, songeant qu'il fallait faire des réserves tant que les vivres ne nous étaient pas coupés. Après tout, ce ne serait pas la première fois.
Le chaos consumait doucement les restes du dîner quand ma mère fit trembler la table :
- J'ai oublié le gâteau dans le four !
L'impossible se produisit. Le visage de Sacha reprit son habituelle tendresse. Il bondit pour aller sauver le dessert, ma mère lui courant derrière :
- Laisse-moi faire mon chéri, tu vas te brûler !
Les rides se reformèrent sur le visage de mon père, outré de voir ce branle-bas rompre la raideur morose sur laquelle il régnait. Je me délectai de son expression et me réjouis que Sacha ait retrouvé quelque vigueur.
- J'allais pas me brûler, assura-t-il une minute plus tard en prenant la part de moelleux au chocolat que ma mère lui tendait, servie dans une petite assiette.
- Je ne doute pas que tu aies plus de compétences que Valérie se l'imagine, railla mon père.
Il n'en loupait pas une. Mais Sacha ignora son sarcasme aussi superbement qu'il avait lui-même été mis à l'écart au début du repas. Je le connaissais assez bien pour percevoir l'énervement qui commençait à pointer. Sa figure avait soudain gagné en élasticité. Capable de passer en quelques secondes de l'affabilité à la défiance, il prenait à présent sur lui pour garder au fond de sa pupille la foudre qui couvait. L'interruption pâtisserie lui avait magnifiquement réussi. Ma mère n'aurait-elle pas pu se rappeler plus tôt de ce satané gâteau ?
- Je suis pas un imbécile, répliqua-t-il insolemment.
- Personne n'a dit cela, répondit mon père.
- J'ai bossé au refuge. C'est pas parce que c'était du travail bénévole que c'était pas du travail.
Mon père lâcha du regard sa part de gâteau pour venir le fixer. Ayant enfin son attention, Sacha renchérit ses dires :
- Je sais faire des choses.
Une lumière brillait en lui et tout autour de lui.
- Je sais m'occuper des chevaux.
- Eh bien voilà qui est utile !
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