Chapitre 35
Je m'entendais bien avec les plantes. Elles appréciaient ma compagnie autant que moi la leur. C'était du moins ce qui me semblait lorsque j'allais à leur rencontre, un arrosoir, un seau de compost ou une serfouette à la main. Elles tendaient leurs feuilles vers moi et se laissaient manipuler sans chercher à me piquer ou à me glisser entre les doigts. En plus du champ de lavande, Yves et Salomé possédaient un potager où ils faisaient pousser quantité d'aromates et de plantes à tisane, ainsi que quelques légumes, pour le plaisir. Pour le plaisir, j'apportais les uns en cuisine, mettais les autres à sécher, couchés au soleil sur un drap, ou bien suspendus en guirlandes aux poutres du hangar ; quand midi approchait, je veillais à ce que les courges aient de l'ombre en déployant au-dessus d'elle une toile fixée à des piquets. J'aimais de tout mon cœur ces activités, mais je ne m'y étais pas engagé de ma propre initiative : on m'avait demandé d'accomplir ces travaux pour rendre service. Aussi, à la joie de consacrer mon temps au végétaux s'ajoutait celle de me sentir utile à la collectivité.
Plusieurs jours, déjà s'étaient écoulés, et je commençais à me créer des habitudes à mon goût. Le matin, je me réveillais avant tout le monde. C'était le moment que je préférais. Un souffle d'air et de lumière douce faisait onduler les minces rideaux de la caravane. Nous nous endormions les fenêtres ouvertes, de sorte que l'extérieur me parlait toute la nuit, glissant des grillons dans mes rêves et, à l'aube, des pépiements d'oiseaux. En ouvrant les yeux, j'étais chaque fois surpris de découvrir des cloisons autour de moi. Pendant quelques minutes, le temps que ma conscience réintègre mon corps, j'observais cet espace fermé tout en écoutant la respiration de Sacha.
Ce matin-là, elle me sembla différente, plus sage que d'habitude, comme s'il feignait seulement de dormir, mais je n'y prêtais pas longtemps attention. Je m'habillai rapidement et sortis sans faire de bruit, pressé de rejoindre le jardin. À cette heure, j'avais toujours l'impression de pénétrer en un lieu secret, de découvrir une terre inconnue. Il n'appartenait plus aux ombres, mais aucun être humain ne l'avait encore foulé.
Je devais admettre que mon plaisir avait été légèrement gâché la première fois, lorsque j'étais tombé sur une tente, cachée derrière un bosquet. C'était là qu'Hermine passait ses nuits. Néanmoins, le choc passé – et la jalousie étouffée – je m'étais accommodé de cette présence, et ce d'autant plus facilement qu'Hermine n'était pas une lève-tôt. Elle laissait volontiers aux autres les salutations au soleil, préférant dormir jusqu'à la dernière minute. Je ne risquais pas de la croiser en pyjama pendant que j'arrosais un massif d'œillets.
Telle était ma mission : abreuver le jardin. Il était encore plus beau une fois tout scintillant de gouttes, et j'aimais le regarder de très près, me pencher sur les feuilles luisantes, délicatement dentelées, et sur les toiles d'araignée emperlées. L'arrière-plan devenait flou, la tente bleu marine se parait de tons orangés.
Je me dirigeais ainsi vers mon petit paradis en savourant d'avance le contact de l'herbe sous mes pieds, perdu si loin dans mes rêveries que j'en oubliai l'arrosoir. Après avoir branché le tuyau au robinet, je repartis chercher le récipient manquant. Lorsque je reviens, le tuyau n'était plus comme je l'avais laissé. Son serpentin déroulé courait entre les arbres et les buissons derrière lesquels j'entendais un bruit d'eau. Surpris, j'en remontai lentement le fil, comme un chasseur suivant une piste, et tombais sur une scène inattendue : vêtu seulement d'un caleçon, Sacha s'aspergeait depuis la tête jusqu'aux pieds.
- Qu'est-ce que tu fous ?! m'écriai-je.
- Je prends ma douche.
À l'entendre, il n'y avait rien de plus naturel que de confondre la pelouse avec une salle-de-bains. Pareille insolence méritait une punition. Je tentai de lui arracher la tuyau, mais il esquiva avant de diriger le jet sur moi. En moins d'une seconde, je me retrouvai trempé comme une soupe. J'attendis qu'il ait fini de s'amuser et baisse son arme pour lui dire ma façon de penser ; à peine avais-je ouvert la bouche que l'eau me revint dans la figure et s'engouffra dans ma gorge. Mon agresseur s'étouffait lui aussi. Il ne parvenait plus à respirer tant il riait. Je m'élançai à sa poursuite, le tuyau rampant derrière nous se prit dans une racine, s'enroula autour d'une chaise. Tendu à l'extrême il arrêta la course de Sacha devant la maison.
Juste au moment où je saisissais mon petit ami, un volet claqua derrière nous. Mon sang se figea. J'avais un homme nu dans les bras ! Ce fut la première idée qui me vint. La seconde, ce fut que l'eau coulait toujours et que nous étions en train de la gaspiller avec nos gamineries. Nous allions nous faire gronder. Sacha aussi le savait et ne riait plus du tout.
- Bonjour les garçons, nous salua Yves en mettant le nez à la fenêtre.
Il était plus amical que prévu, mais je ne pouvais m'empêcher de rester méfiant.
- Bon... Bonjour.
- Tu es toujours partant pour aller voir le poney, Sacha ?
Mon compagnon se passa nerveusement la main sur le corps, l'air de chercher à s'éponger. Le tuyau était tombé à nos pieds qu'il continuait de noyer.
- Euh, oui...
- Je me disais qu'on pourrait faire ça cet après-midi. J'aurai un peu de temps pour vous emmener en voiture.
- Cet après-midi. Très bien.
- Je vais prévenir Olivia, elle va être contente.
Notre hôte quitta le rebord de la fenêtre où il s'était accoudé. Je poussai un soupir de soulagement. Nous avions échappé à la tempête. C'est alors qu'un grondement menaçant retentit depuis les profondeurs de la chambre :
- Et arrêtez de jouer avec l'eau !
Le déjeuner achevé et les assiettes débarrassées, je me faufilai à l'arrière de la voiture, du côté opposé à Sacha. Toute la matinée, j'avais cherché un prétexte pour justifier ma présence, sans le moindre succès. Par chance, Yves ne me posa pas de questions. Tâchant de me faire le plus petit possible, je n'osai pas lui demander d'avancer son siège lorsqu'il s'installa au volant. La place à côté de lui était prise : l'enfant voulait absolument s'asseoir à l'avant. Elle faisait la grande en s'inspectant dans le miroir du pare-soleil. De là où j'étais je pouvais voir la voiture de Raph, garée à quelques mètres, s'y refléter.
Bizarrement, mon meilleur ami n'avait pas témoigné du désir de se greffer à la troupe. J'aurais pourtant parié qu'une séance de travail avec un cheval l'aurait intéressé. Se pouvait-il qu'il soit toujours en froid avec Sacha ? Il n'y avait pas eu de nouvelle dispute depuis l'épisode de la station-service, mais pas de rapprochement non plus. Tous deux se toléraient. J'avais pensé que les choses finiraient par se tasser, mais leur animosité l'un envers l'autre devait être plus grave que je ne le pensais si Raph allait jusqu'à se priver du plaisir de voir un équidé pour éviter de côtoyer Sacha. Cependant, nous étions bien allés ensemble au théâtre sans que cela pose le moindre problème. C'était à n'y rien comprendre.
Le trajet ne dura qu'une dizaine de minutes, écourtant mes réflexions. Contrairement à la ferme d'Yves et Salomé, cernée de collines, l'exploitation de leurs amis était installée sur une plaine. J'aperçus tout de suite le pré du poney, ainsi que ce dernier dont le nez rasait le sol à la recherche de brins d'herbe que le soleil n'avait pas brûlés. Il était plus grand que je ne l'avais imaginé et, si ses jambes paraissaient courtes, c'était seulement dû au contraste qui existait entre elles et le large poitrail qu'elles supportaient.
Un homme à la barbe grise, vêtu d'une chemise à manches courtes, sortit du bâtiment central, la maison familiale, en nous entendant arriver. C'était vraisemblablement le grand-père de la petite Lorie. Yves lui serra la main et s'efforça de nous présenter, comme le voulaient les convenances, mais il avait l'air de ne pas savoir ce qu'il devait dire précisément :
- Bon, eh bien, voici Sacha. Et Martin. Qui sont venus nous aider à la ferme cet été. Ils avaient envie de... voir Trèfle.
Sacha, qui s'était focalisé sur l'épreuve à venir dès qu'elle était apparut dans son champ de vision, tourna la tête en entendant son nom et sembla soudain douter de ce qu'il était venu faire là. Yves nous faisait pratiquement passer pour deux enfants qui espéraient faire un tour de dada. Le grand-père ajouta à la confusion en essayant de nous mettre à l'aise :
- Il n'est pas méchant, juste un peu craintif.
Mon compagnon ne répondit rien. Il devait se sentir de plus en plus inutile.
- On va le voir ? Demanda Olivia qui commençait à s'impatienter.
Nous nous mîmes en marche en direction du pré. Nous avions parcouru la moitié du chemin quand une voix fluette nous interpella :
- Attendez-moi !
Une fillette s'élança depuis la maison. Son apparition arracha un cri de joie à Olivia qui ouvrit grand les bras pour la réceptionner. Lorie se jeta sans ralentir contre son amie et les deux enfants tournoyèrent ensemble en savourant l'ivresse d'un équilibre précaire.
- On va apprendre à Trèfle à ne plus avoir peur, déclara Olivia une fois les embrassades terminées. Après, on pourra l'emmener en promenade partout où on voudra. Hein, Sacha ?
- Je ferai de mon mieux, promit l'intéressé qui afficha un sourire gêné, davantage destiné au vieil homme qu'à son interlocutrice.
Cette dernière avait parlé sur le ton de l'évidence, plaçant Sacha sur un piédestal, lui accordant tous les pouvoirs, nullement inquiète de sa jeunesse, ni de son inexpérience. Une fois n'est pas coutume, je lui en fus reconnaissant. Sa candeur teintée d'arrogance avait offert à mon petit ami la possibilité de jouer son rôle avec sérieux sans avoir peur de paraître présomptueux. Le rôle du grand frère qui s'applique pour faire plaisir aux enfants.
- Olivia ! Je reviens vous chercher tout à l'heure, d'accord ? prévint Yves au moment où le grand-père poussa la porte du pré.
Elle ne montra pas qu'elle l'avait entendu. Alors il resta un peu à côté de moi, le temps d'observer sa fille se porter au-devant du cheval, comme cherchant à obtenir par lui-même l'assurance, qu'elle ne lui avait pas donnée, que tout irait bien.
Lorie et son grand-père s'étaient arrêtés devant un cabanon attenant à l'abri du poney, duquel ils sortirent un licol et un sac contenant le matériel de pansage. À quelques pas, Sacha les regardait faire, les bras ballants, jetant de temps à autre des coups d'œil du côté de Trèfle qui tendait une paire d'oreilles sceptique à tout ce remue-ménage. Le grand-père ne mit pas longtemps à l'attraper. Il le ramena près de son abri où un anneau fixé dans le bois permettait d'attacher la longe. Mais au lieu de le faire lui-même, il mit la corde entre les mains de Sacha et s'éloigna vers la sortie.
Un instant décontenancé, mon compagnon fit lentement le nœud qu'il avait appris au refuge, une longue suite de boucles entrelacées. Sentait-il la masse du cheval reposer au bout de la longe ? Ses doigts bougeaient avec mille précautions. Olivia et Lorie se tenaient déjà chacune d'un côté, armées d'étrilles. Elle devaient avoir l'habitude de panser Trèfle ensemble. Cependant, elles ne passèrent pas immédiatement à l'action. Olivia fit preuve d'une retenue que je ne lui soupçonnais pas : elle tendit sa brosse à Sacha, attendant qu'il dirige les opérations. Il l'accepta tout en lui posant une question que nous n'entendîmes pas de là où nous étions. Nous vîmes les deux fillettes se concerter, l'air perplexe. La seconde d'après, Lorie nous partagea le mystère en criant :
- Est-ce qu'on a un « stick », papy ?
- Un quoi ?
Sacha se retrouva finalement avec une simple cravache. L'objet était beaucoup plus court qu'il ne l'aurait voulu, mais c'était ce qui se rapprochait le plus de l'outil de travail qu'Eva lui avait montré comment manier. Il détacha le poney, le fit marcher une dizaine de mètres pour s'imprégner de sa présence, de ses mouvements, découvrir son caractère. Puis il lui demanda de déplacer ses postérieurs en gardant les antérieurs immobiles et inversement. Voir ces exercices reproduits sous mes yeux m'emplit de nostalgie. C'était toujours par eux que Sacha commençait lorsqu'il s'amusait avec Symphonie. Trèfle répondait bien, quoique distraitement. Les mouches l'ennuyaient, il secouait violemment sa queue, et quelquefois sa tête, faisant claquer le mousqueton de la longe.
Deux autres insectes voletaient autour d'eux, cherchant où se poser. Sacha tira profit de cette réserve d'énergie inexploitée :
- J'aurais besoin de plots ou de cubes, leur dit-il.
- Des caisses, ça irait ? demanda Lorie après un instant de réflexion.
Il hocha la tête. Aussitôt, les deux fillettes se précipitèrent hors du pré. En attendant leur retour, Sacha essaya de caresser le chanfrein du poney, mais celui-ci réclama qu'on le laisse brouter. Alors il ne lui resta plus qu'à tourner son attention vers nous, ce qu'il fit en tâchant de dissimuler son embarras derrière un signe de la main, un sursaut des sourcils. Lorie et Olivia revinrent encombrées chacune d'une boîte volumineuse, bien trop lourdes pour elles. Aussi surprenant que ce soit, je fus le premier à accourir pour les débarrasser avant qu'elles ne se cassent le dos.
- Il faut en apporter encore, on y retourne ! lança Olivia alors que son amie étirait ses bras douloureux.
- Restez-là, on y va, la retint Yves qui, malgré son départ annoncé, était toujours parmi nous.
Accompagné du grand-père, il partit récupérer deux autres caisses pour compléter la panoplie. Trèfle continuait de brouter, mais son regard et ses oreilles montraient qu'il se posait des questions. Il alla jusqu'à se cacher derrière Sacha lorsque j'ouvris la porte du pré pour y transporter les caisses.
- Je te les mets où ?
- N'importe. Ici, c'est bien. Tu pourrais les empiler ?
Je posai mon deuxième chargement sur le premier pour les soulever ensemble et, comme j'arrivais tout près de Sacha, je ne pus m'empêcher de lui adresser des encouragements.
- Tu n'as pas perdu la main.
Il rougit, les yeux baissés sur mes bras et plus précisément sur mes biceps gonflés par le poids de mon fardeau. Cela me fit rougir en retour tant il était rare qu'il trouve à mon corps une sensualité digne d'éveiller la sienne. Il devait pourtant bien se douter que ces caisses n'étaient pas si lourdes que cela puisque des enfants de dix ans avaient pu les porter. L'excitation était née du compliment et s'était fixée sur le premier détail venu pour s'épanouir et diffuser sa chaleur dans le cœur de Sacha. Elle tenait au secret qui flottait entre nous : l'euphorie du passé.
Ces secondes volées de complicité s'achevèrent avec le retour des deux hommes qui empilèrent leurs boîtes à côté des miennes, pas trop près, afin de former un passage assez large à la demande de Sacha. Celui-ci tira sur la longe, tel un pêcheur ramenant sa ligne. Sa prise poussa un ronflement, fatiguée d'être encore dérangée dans son repas. Mon petit ami fit faire un arc de cercle à Trèfle et le dirigea entre les piliers ainsi érigés. Le poney y passa docilement. Il voulait bien faire preuve de bonne volonté, pourvu que le laisse bientôt retourner traquer les brins d'herbe. Mais Sacha avait d'autres plans en tête et les choses se compliquèrent quand on resserra le passage.
Trèfle freina des quatre fers et essaya de contourner les caisses. L'obstacle lui semblait soudain insurmontable.
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