Chapitre 34

Raph et Karen sortirent de la salle en babillant gaiement. Je me sentais quant à moi un peu amorphe, vidé de mon énergie, comme si j'en avais trop dépensé pour suivre la pièce. Ce qui était certain, c'est que je m'étais beaucoup investi émotionnellement et je n'avais plus le cœur à décortiquer les mots qui jaillissaient des bouches alentours. Quelques forces me revinrent en marchant, à mesure que l'éclat du soleil me reprenait tout entier, perçant les brumes de mon esprit. Cependant, je n'avais toujours pas envie de parler, persuadé de ne pouvoir produire que des paroles pesantes et inarticulées qui ne feraient qu'ajouter au bruit ambiant. Mes lèvres étaient cousues l'une à l'autre, scellées par une pellicule de salive séchée.

Sacha lui-même semblait perdu dans ses pensées. Il avançait les yeux fixés sur la pointe de ses chaussures. Au bout d'un moment, il jeta un coup d'œil furtif dans ma direction et, comme j'étais moi-même en train de l'observer, nos regards s'attachèrent l'un à l'autre. Il n'essaya pas de fuir, n'en éprouva pas de gêne. Au contraire, il avait l'air d'attendre que je dise quelque chose. Mais je ne me voyais pas prononcer une banalité sur la pièce dans l'unique but d'établir le contact. Il y avait entre nous plus d'authenticité que cela et j'étais content que nous ne nous soyons pas forcés à paraître subjugués par ce que nous venions de voir. Ce genre de chose, on le faisait quand on avait encore besoin de prouver à l'autre qu'on appréciait le temps passé avec lui.

- Martin... Je me sens bizarre.

Je souris en voyant Sacha se redresser et retrouver de la vivacité, soulagé d'une partie de sa peine dès l'instant où il en avait fait l'aveu. Songeant que j'aurais tout intérêt à l'imiter, je me confiai à mon tour :

- Moi non plus, je ne suis pas au meilleur de ma forme.

Un pli se creusa entre ses sourcils.

- Tu peux pas éviter de tout ramener à toi ? J'essaye de te parler d'un truc.

Une vague de froid me traversa malgré les trente degrés affichés au thermomètre.

- Pardon, dis-moi ce qui ne va pas.

Sacha répondit en coupant sa phrase en deux, comme s'il craignait, après mon interruption, de ne pas être pris au sérieux :

- J'ai peut-être eu tort... pour le poney d'Olivia.

- De quoi tu as peur, exactement ?

- Ben, je risque de ne pas vraiment pouvoir aider.

- Personne ne s'attend à ce que tu fasses des miracles. À part la gosse.

Mon compagnon poussa un soupir. Je compris qu'il était resté jusqu'à maintenant sur la retenue et qu'il se décidait enfin à avouer ce qu'il avait sur le cœur :

- Le problème, c'est que je n'ai même pas réfléchi. Il a suffi que j'entende parler d'un cheval pour perdre la tête. On dirait que j'étais obligé de me sentir concerné.

Il n'était pas question de le détromper, de lui changer les idées ou de lui lancer un banal encouragement. À sa place, je n'aurais pas voulu de cela. En attendant de trouver les bons mots, je posai une main sur son épaule. Je savais très bien quel sujet je devais aborder, mais j'avais peur d'être maladroit et il ne restait plus beaucoup de temps avant que nous n'atteignions la voiture. Cependant, je me voyais mal me taire maintenant et ressusciter la discussion plus tard : l'occasion ne se présenterait pas d'elle-même, il faudrait la forcer. Alors, après une longue hésitation, je me décidai à évoquer la question dont Sacha avait tant besoin de parler :

- Tu penses encore à Symphonie et à la dernière visite qu'on lui a rendue ?

Il dut sentir mes doigts se crisper sur son épaule ; j'étais presque certain d'avoir bien fait, mais il subsistait en moi un doute qui ne se dissipa que lorsqu'il répondit, à mille lieues de la colère :

- J'ai un peu honte de la réaction que j'ai eue ce jour-là, mais j'arrive pas à me sentir coupable pour autant. Je sais que t'étais parti d'une bonne intention et j'ai même été d'accord pour te suivre. Le truc, c'est que ça ressemblait trop à une célébration du passé. C'est comme si tu me disais que c'était mieux avant et que la vie ne serait plus jamais aussi joyeuse.

La limpidité avec laquelle il était capable d'exprimer ce qui n'allait pas ne cessait jamais de me surprendre. Souvent, il s'enfermait dans une coquille. Or, quand il le voulait, il savait se polir comme un cristal, dévoilant le fond de son âme. Et la lumière qui le traversait ricochait ensuite dans mon monde intérieur.

J'eus envie de me pencher vers lui pour l'embrasser. Mais la rue était pleine de regards inconnus.

Le lendemain matin, lorsque nous entrâmes dans la cuisine pour recevoir nos missions, cet échange nous était sorti de la tête. Quand Sacha avait eu fini de parler, je lui avais offert la seule réponse possible à ce moment : « Je comprends. » Nous arrivions au parking. La soirée, ensuite, fut bien remplie, ne nous laissant pas une seconde à nous. Salomé nous monopolisa pendant près d'une demi-heure, voulant connaître notre avis au sujet des couleurs de sa future salle-de-bains, celle de l'étage. Très vite, ce fut l'heure du dîner. Sortis de table, nous enchaînâmes sur plusieurs parties de jeux de société, jusqu'à nous ne puissions plus tenir debout.

Nos états d'âme furent emportés dans le courant de la fatigue. De toute façon, qu'aurions-nous pu dire de plus ? Déjà un autre souci attendait de prendre la place du précédent : désormais, Sacha et moi allions certainement nous retrouver dans deux équipes séparées. La suite me donna raison. J'avais beau m'y être préparé, c'est avec un pincement au cœur que je le regardai prendre la direction de la cour, où il allait participer à la restauration du muret en pierres, tandis que je restais seul, encore ignorant de mon sort et rongé par le sentiment d'être totalement inutile. Cela me coûtait de l'avouer, mais le fait est que je m'en faisais moins pour Sacha que pour moi-même car je savais qu'on avait planifié par journée sans me consulter.

- Tu viens avec moi ?

Le départ était donné. Hermine s'était approchée et me tendait un panier en osier. Je le pris en sentant pétiller en moi une étincelle de soulagement. Je n'aurais su expliquer pourquoi, mais j'étais content d'apprendre que j'allais passer les prochaines heures en sa compagnie.

Elle quitta la cuisine en prenant soin de me tenir la porte ; je lui emboîtai le pas. Nous contournâmes la maison et nous engageâmes dans la côte dont j'avais noté l'existence à notre arrivée pour ne plus y penser ensuite, satisfait de mon enclos naturel qui s'étendait de la cour au jardin. Sacha leva la main gauche pour me saluer au passage. La droite était armée d'une truelle. Le voir ainsi motivé et si bien à sa place m'insuffla un peu de douceur.

J'entrepris l'ascension de la pente en balançant distraitement mon panier. Hermine en transportait un elle aussi. Elle avait troqué son vêtement de yoga contre un pantalon de randonnée qui n'altérait en rien l'aura d'insouciance laissée dans son sillage. En la regardant marcher devant moi de son pas élastique, sachant parfaitement où elle allait, sûre de ses chevilles et de ses pieds qui la porteraient sans encombre jusqu'à son but, je compris enfin ce qui m'apaisait en elle. Son personnage me montrait combien vivre pouvait être facile. J'étais protégé par son contact : dans son monde, il était impossible qu'il arrive quelque chose de mauvais. Aussi avançait-elle confiante, le regard porté au loin.

J'étais encore perdu dans mes pensées lorsqu'apparut le sommet de la pente, bordé de petits rochers. Deux pas de plus et une couronne violette vint gonfler leurs contours. Je plissai les yeux, me demandant de quoi il s'agissait cependant que mes narines s'éveillaient, piquées par un parfum qui ne leur était pas inconnu, celui-là même que j'avais respiré le premier jour, sans parvenir à l'identifier. Le mystère, dont je pressentais la clé, s'évanouit définitivement quand Hermine m'interpella :

- Prêt pour la cueillette ?

Un vaste champ de lavande s'étendait sous nos yeux. Les grappes de fleur colorées offraient un contact saisissant avec la blondeur de la terre. J'étanchai la soif ardente que j'avais sentie naître au fond de mes pupilles en me brûlant la rétine sur ces rangées odorantes.

À côté de moi, Hermine enfila une paire de gants. Une autre paire reposait au fond de son panier, ainsi que deux sécateurs. Les objets attendaient que je finisse de me remplir les mirettes. Il est vrai que je m'éternisais. Ma coéquipière, cependant, ne chercha pas à me presser.

- C'est magnifique, hein ? dit-elle, profitant tout autant que moi du spectacle.

J'acquiesçai, pris dans une vision. Du beau linge blanc tiré d'une armoire profonde ; un drap immense suspendu à une corde, après la lessive. C'était cela que m'évoquait la lavande : une odeur saine et vivifiante, mais aussi ancienne que cette lourde armoire d'ébène qui mêlait en son sein pénombre et résonance. Et comme mon imagination s'enfonçait à l'intérieur du meuble, les couleurs devant moi s'éteignaient, se fanaient.

Ça n'allait pas. Je tachai d'étouffer ces images trop littéraires en attrapant un sécateur et en me concentrant sur les tiges à couper. J'aurais voulu saisir un chuchotis venu des plantes ou des abeilles qui leur tournaient autour, un éclat du réel, un sourire du moment présent, et non m'enfermer une fois de plus dans mes propres projections. Le monde resplendissait, mais sa beauté m'était inaccessible. Elle se tordait en volutes angoissant derrière la vitre de mes yeux.

Envahi de frustration, je m'étais mis à travailler en oubliant que je n'étais pas seul. J'avais auprès de moi un binôme qui avait naturellement envie de bavarder. Sans préambule, Hermine me demanda si j'avais réussi à retrouver ce que j'aimais dans le théâtre. Je ne compris pas tout de suite pourquoi elle me posait cette question. Nous avions parlé de théâtre le jour précédent, au cours du déjeuner, mais il me fallut fouiller dans mes souvenirs pour me rappeler ce que j'avais dit à ce sujet. Effectivement, j'avais laissé entendre qu'il s'agissait d'une vieille passion pour laquelle j'avais perdu la flamme. À la fois gêné par le malentendu et incapable de le dissiper, je répondis du bout des lèvres :

- Je ne suis pas sûr. En fait, c'est moi le problème, pas le théâtre. Il y a un rôle que j'aimerais jouer, mais je n'y arrive pas, et ça me désespère.

Je fus le premier surpris de ces mots. Je n'avais pas prévu qu'ils sortiraient de ma bouche.

- Tu l'as choisi il y a longtemps, ce rôle ? Peut-être qu'il ne te convient plus, suggéra Hermine.

- Je ne vois pas ce que je pourrais jour d'autre.

- Tu n'as pas besoin d'avoir la réponse immédiatement. Regarde combien de temps il a fallu à Salomé pour trouver sa voie !

La pointe de mon outil me piqua méchamment. J'avais lâché des yeux mon ouvrage au moment où j'aurais dû le plus contrôler mon geste. À présent, la pulpe de mon index gauche était rougie – mais non sanglante, et c'était pour fuir la remarque d'Hermine que je me focalisais ainsi sur mon éraflure. Moi qui croyais monologuer, je me retrouvais face à une réponse qui me mettait le cœur plus à vif que le doigt. Comment avait-elle deviné que je ne parlais pas réellement de théâtre ? Mon malaise était-il donc si apparent qu'on pouvait lire en moi comme un livre ouvert ? Dans ce cas, pourquoi Sacha ne voyait-il rien ? Cette dernière question, insupportable, me fit repousser toutes les autres.

Je reportai mon attention sur la femme qui, imperturbable, continuait de récolter des fleurs à deux pas de moi. Clic-clic. Son action était simple, légère. En comparaison, la sécheresse que je dégageais semblait aussi rugueuse que les pierres qui encerclaient notre carré bleu, ondulant dans la brise. Clic-clic. Les coupes nettes et régulières d'Hermine disaient tout de sa sérénité quand mon rythme saccadé dénonçait les pensées qui me parasitaient. « Oui, parlons de Salomé ! C'est elle qui me fait douter. » Je fus à deux doigts de me plaindre à haute voix, mais un fond de respect et d'amour-propre que je gardais en réserve me dissuadèrent de déverser ma mauvaise foi. Cela ne m'empêcha pas d'éprouver de la honte car je savais que je ne me serais pas retenu en d'autres circonstances. Par exemple, devant Sacha. Mais la personne agenouillée à mes côtés n'était pas mon petit ami. C'était Hermine, l'incarnation parfaite de la force tranquille.

- Et toi, comment tu as su vers quoi tu voulais te diriger ?

Après m'être dangereusement égaré sur les rives de la rancune, cette question fut la plus intelligente qui me vint à l'esprit, mais la curiosité que je pensais légitime étonna Hermine, qui n'avait pas de secret à me livrer :

- Oh là, je n'ai jamais su. Je me suis laissée porter. Il n'y a pas plus nulle que moi pour faire des choix.

- Mais tu exerces une activité, non ? osai-je m'avancer.

Prof de yoga, magnétiseuse ou astrologue, elle devait bien gagner sa vie d'une manière ou d'une autre.

- Je suis graphiste à mon compte. Pendant que vous rafistolez la maison ou que vous faites du tourisme, moi, je m'occupe de mettre au point un site internet pour la ferme.

- Vraiment ? Trop bien !

J'étais sincère. Ma surprise de la savoir dans un domaine aussi peu ésotérique n'avait pas duré longtemps : c'était un métier créatif qui lui allait bien.

- Tu vois, reprit-elle, mon métier est sans attache, comme le reste. Je n'ai jamais fondé de famille, ni acheté de maison, ni même adopté un animal. J'ai trop peur des responsabilités, alors je ne prends jamais d'engagements.

Elle me fit un sourire gêné, me priant d'être indulgent. Je ne sais si elle était réellement inquiète de mon jugement ou si elle faisait seulement semblant de l'être pour me donner de l'importance. La seconde option était la plus probable.

- Ne pas faire de choix, c'est déjà faire un choix. Je trouve ça courageux, dis-je.

- C'est le philosophe qui parle ?

Je rougis.

- Au moins, tu restes ouverte à toutes les possibilités. Je vais peut-être t'écouter et songer à essayer d'autres rôles.

Je n'en étais pas au point de me reconvertir avant d'avoir donné mon premier cours. Celui que je ne voulais plus être, c'était surtout ce Martin geignard qui passait ses journées à se morfondre. Hermine émit un son étouffé pour signifier qu'elle m'avait entendu, le genre de souffle que j'étais libre d'interpréter comme je le souhaitais.

Un moment, nous nous concentrâmes sur la récolte. Mon panier se remplissait progressivement. J'essayais de couper des tiges de même longueur afin de former, plus tard, des bouquets harmonieux. Ce n'était pas toujours possible. Parfois, une branche se cassait au mauvais endroit ou présentait une forme étrangement courbe. Pendant ce temps, mes pensées se comportaient comme des insectes, butinant un instant la lavande, reprenant aussitôt leur envol, revenant sans cesse aux mêmes fleurs et aux paroles lancées dans les airs. Je trouvais curieux qu'elles n'aient pas eu de suite.

- Tu n'as pas des conseils à me donner ? m'enquis-je enfin.

- Oh non, pitié ! J'ai déjà trop parlé.

Qu'avait-elle dit exactement ? Je revis le jardin, les poules, le tapis de yoga et je réentendis sa voix qui me guidait dans mon oreille : « Profite de l'inversion ». J'avais fait de mon mieux au théâtre : quand la mise en scène m'avait changé en acteur, j'avais tenté d'oublier mes problèmes pour embrasser un rôle idéal, mais je n'avais pas pu être dupe. Le tableau n'était pas complet sans cette part de moi qui frissonnait. M'armant de courage, je pris le risque d'examiner ce que j'avais laissé de côté.

Cette pièce aussi était capable de pivoter. Vue sous un autre angle, ma mélancolie était le signe que j'avais vécu un grand bonheur. Je pouvais la célébrer au lieu de la blâmer. Ces derniers mois fantastiques, passés en pleine nature avec Sacha et Symphonie, m'avaient marqué à tout jamais. Le parfum de la rosée, qui chaque matin emplissait nos poumons, était encore présent à mon esprit, de même que le sentiment de liberté qui m'enveloppait quand je m'asseyais dans ma salle de classe à ciel ouvert. Sacha avait eu raison de pointer ma nostalgie. Je ne pensais pas que nous ne serions plus jamais heureux, mais je peinais à me détacher de cette période bénie. Je voulais prendre le temps de savourer son arrière-goût. J'avais envie d'un été triste.

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