Chapitre 32

- La dernière fois, tu dis ?

- Oui...

- Pourquoi ?

- À ton avis ?

- Je ne sais pas. Il part à la retraite ?

- Non, quand même pas, ha ha ! Trèfle n'est pas vieux. Il a mon âge. C'est pas encore vieux pour un poney.

- Il ne s'est pas blessé, au moins ?

Je pressentis que ce petit jeu allait durer un certain temps et décidai de monter prévenir Raph que le déjeuner serait bientôt servi. Évidemment, je ne trouvai personne à l'étage. Tout à l'heure, ne voyant pas mon ami près du poulailler, j'avais supposé qu'il avait rejoint ses quartiers, ce qui n'était pas très intelligent de ma part, car alors j'aurais dû l'apercevoir en passant dans le couloir, mais je n'y avais pas prêté attention, trop heureux d'être délivré d'un labeur pour lequel je n'avais aucune prédisposition. La chambre de Raph était donc déserte. Ses vêtements de la veille gisaient sur le lit, entre les plis du drap qui s'était à moitié déversé sur le sol. J'hésitai à ouvrir la fenêtre pour aérer la pièce, ou au contraire à fermer les volets pour préserver la fraîcheur. Finalement, je n'en fis rien : il n'avait qu'à se débrouiller. Il avait besoin d'apprendre à s'organiser.

Je redescendis lentement les marches, prenant le temps d'écouter les bribes de conversations qui me parvenaient afin de ne pas être trop perdu une fois assis à table.

- Mais maman !

- Il n'y a pas de mais. Si le grand-père de Lorie en a décidé ainsi, il y a une bonne raison.

Lasse de chercher à se faire plaindre, Olivia était semble-t-il passée à la négociation. En entrant dans dans la salle à manger, je la découvris assise au centre de la table, entre ses deux parents. Sa queue-de-cheval se balançait de droite à gauche, suivant les mouvements de sa tête qui ne cessait de passer d'Yves à Salomé. Ces derniers commençaient à élever la voix. Loin de s'en effrayer, l'enfant reprenait chaque fois un ton plus haut :

- Y a pas de bonne raison ! On est jamais tombées, d'abord !

- Jusqu'au jour où ça arrivera et il ne nous restera plus que les yeux pour pleurer.

- Le grand-père connaît son cheval mieux que nous, ma puce.

- Je suis pas une puce et Trèfle est le poney de Lorie ! C'est pour elle que son grand-père l'a acheté.

- De toute façon, nous n'avons pas notre mot à dire.

- Ouais, ben c'est pas juste.

Je gagnai ma place au côté de Sacha en m'efforçant de ne pas prêter attention à la querelle familiale. Difficile, cependant, de faire abstraction d'une colère qui enfle et empêche toute discussion. Les plats étaient posés sur la table, mais personne n'osait se servir. Cynthia, Hermine et Sacha semblaient faire la prière, concentrés sur leurs assiettes vides, et je ne tardai pas à les imiter.

Les parents prient le parti de ne plus répondre à leur fille, caressant l'espoir qu'elle se taise enfin. Yves déploya une serviette sur ses genoux en un geste ostentatoire et nonchalant, preuve qu'il était passé à autre chose. Quelqu'un croyait-il réellement que l'enfant allait se résigner si vite ? Olivia n'avait nullement besoin de la participation d'autrui pour relancer son moulin :

- Trèfle n'est pas méchant. Il est seulement un peu bête.

Elle avait la manie enfantine d'appuyer sur certains mots et de faire avec les mains de longs discours obscurs. Pénétrée de sa propre importance, elle s'évertuait, sinon à nous faire accepter sa version des choses, du moins à nous faire comprendre qu'elle était plus lucide que nous tous.

- Il a peur des arbres. C'est pas pour autant qu'il est dangereux.

- Il a... peur des arbres ?

Sacha avait imperceptiblement relevé la tête. Malgré la discrétion avec laquelle il avait marqué sa surprise, Olivia l'avait très bien entendu et elle fixa aussitôt son attention sur lui.

- Impossible d'aller dans la forêt. Il s'arrête dès qu'on s'en approche et, si on insiste pour le faire avancer, il finit par s'énerver.

Peu entraînée à la subtilité, elle n'avait pas perçu la nuance d'incrédulité dans la question de mon petit ami qui, du coup, explicita :

- C'est la forêt qui lui fait peur, pas les arbres en général.

L'enfant prit un temps de réflexion durant lequel mon poing se serra sur ma cuisse, hésitant à se tendre vers Sacha pour lui faire signe d'arrêter avant qu'elle ne s'aperçoive qu'il n'était pas sérieux. Démontrer à une gamine qu'elle avait tort par A plus B ne me paraissait pas être la meilleure tactique face à ses braillements.

- Bon, c'est vrai qu'il a pas peur de tous les arbres, mais quand même. Il y en a un près de la sortie de son pré qui le fait sursauter à chaque fois.

- Où exactement ?

- Tout près de la porte.

- Et c'est une grande porte ?

- Non, pas trop. En fait, c'est même une ouverture assez étroite. Trèfle est trop gros pour qu'on passe avec lui. On est obligées de se mettre devant, mais à chaque fois il essaye de nous doubler parce qu'il veut s'éloigner de l'arbre le plus vite possible. Alors, évidemment, il nous bouscule et ça arrive qu'il nous marche sur les pieds.

Sacha ne posa pas d'autre question. On aurait pu croire que cette histoire le laissait perplexe. Il n'en était rien. Au contraire, son expression était celle de quelqu'un qui vient de parvenir à une conclusion logique. Je ramenai définitivement ma main contre moi en me félicitant de ne pas l'avoir découragé. Il avait compris quelque chose qui nous échappait à tous. Cette conviction, néanmoins, ne nous avançait pas : il ne disait rien et gardait le nez baissé sur son assiette. Yves et Salomé cherchèrent une explication auprès de moi en m'adressant un signe du regard. Je ne pus que leur retourner une grimace qui avouait mon ignorance. Finalement, ce fut Olivia qui l'obligea à cracher le morceau. Elle n'acceptait pas de s'être soumise à un interrogatoire pour ne rien obtenir en retour :

- À quoi tu penses ?

Sacha se redressa légèrement, l'air surpris qu'on s'intéresse à son diagnostique. Il se tenait la tête encore à moitié rentrée dans les épaules lorsqu'il répondit :

- Ben, ton Trèfle a peur des passages étroits. Enfin, je crois. Je ne l'ai jamais vu mais, d'après ce que tu me racontes... C'est assez courant chez les chevaux. Dans la nature, ce sont des proies, ils ont besoin d'espace pour fuir si un prédateur s'approche alors, quand ils se sentent piégés, ça les angoisse. Je peux me tromper, hein...

C'était mignon de le voir maquiller ses certitudes en hypothèses pour ne pas paraître présomptueux. Nous avions tous compris qu'il était sûr de lui et son explication tenait parfaitement debout. Elle était autrement plus plausible que cette affaire d'arbres.

- Tu t'y connais, dis donc, remarqua Yves, saisissant enfin les couverts à salade et invitant du même coup les autres à se servir.

- J'ai eu l'occasion de travailler avec des chevaux dans un refuge. On m'a expliqué deux-trois trucs.

- Tu as fait du bénévolat ?

Le soir dernier, Raph et moi avions eu tout le loisir d'exposer notre parcours. Ce n'était pas le cas de Sacha, resté muet comme une carpe. À présent, nos nouvelles connaissances témoignaient du désir d'en apprendre plus sur son compte. Salomé, Cynthia et Hermine et se tenaient attentives, curieuses de savoir ce qu'il allait répondre. Le gnome, cependant, n'en avait pas fini avec mon petit ami :

- Et alors ? On peut faire quelque chose pour qu'il ait plus peur ?

- Un travail de désensibilisation, répondit Sacha en rentrant un peu plus la tête dans son col, contraint de donner la priorité à l'enfant impatiente.

- Oh, génial ! Et c'est quoi ?

- Des exercices pour apprendre au cheval qu'il ne risque rien.

- Tu nous montreras, hein ? On essayera avec Trèfle ?

Je m'étonnai qu'Olivia ait tout de suite conclu que Sacha savait s'y prendre et qu'il était en plus à sa disposition. Peut-être, en réalité, n'avait-elle rien conclu du tout. Peut-être s'était-elle simplement dit qu'essayer de forcer les choses était sa meilleure chance.

Sacha se tourna vers moi, non pour me demander, comme je le crus d'abord, de voler à son secours, mais pour me montrer une flamme qui s'était allumée au fond de ses pupilles. Il voulait mon opinion, mon approbation, ou bien seulement me lancer un défi, à défaut d'avoir le courage d'exposer aux autres son pari. Quoi qu'il en soit, je n'eus pas le temps de déchiffrer son message. Il répondit avant que le silence n'ait eu le temps de semer le doute et il s'exprima d'une voix un peu molle qui laissait penser qu'il n'avait pas réfléchi sérieusement car ces choses n'avaient pas tellement d'importance pour lui :

- Je suis pas un expert, mais ça me dérange pas de filer un coup de main.

Olivia tapa dans ses mains comme si l'affaire était entendue.

- Papa, tu nous emmènes chez Lorie cet après-midi ?

- Tu en reviens tout juste.

- Et alors ?

- Tu crois que ses grands-parents n'ont que ça à faire de s'occuper de toi ?

- Mais c'est Lorie que je vais voir, pas eux.

- Non, c'est non.

- Pff !

Je me demandai si la dénommée Lorie était aussi effrontée que ce spécimen-là.

Incapable de rester de marbre face à la frimousse boudeuse de sa fille, Yves se mit à inventer des histoires avec des feuilles de salade pour lui changer les idées. Puis, comprenant que cela ne suffirait pas à lui tirer un sourire, il lui glissa une promesse :

- Tu y retourneras avec Sacha dans quelques jours.

- Retourner où ? s'enquit une voix familière.

Je fis volte-face et découvris Raph qui revenait visiblement de l'extérieur, une casquette enfoncée sur la tête. Karen se tenait juste derrière lui.

- J'espère qu'on n'est pas trop en retard, s'excusa-t-il en rejoignant la place qu'il occupait hier.

- On vient à peine de commencer, le rassura Salomé.

- J'ai eu envie d'explorer les environs avant le déjeuner, alors Karen a eu l'idée de me montrer un chemin de promenade.

Pendant que cette dernière s'installait parmi nous, je notai que son coup de soleil ne s'arrangeait pas.

- La conversation portait sur un cheval, informai-je mon meilleur ami. Un cheval à rééduquer.

- Désensibiliser, rectifia Sacha.

Comme je m'y attendais, Raph ouvrit grand les oreilles, vivement intéressé, et ne fit plus attention à ce qu'il faisait. Une tache de vinaigre s'élargit sur sa chemisette. Je lui résumai en deux phrases ce qu'il avait manqué et annonçai, avec prudence :

- Sacha s'est proposé pour essayer de régler un problème de comportement.

En disant cela, je goûtai en même temps que Raph l'émotion que me procurait cette idée. Je n'avais pas encore digéré la soudaine initiative de mon compagnon, pensant qu'il allait refuser de rencontrer le poney, par peur de raviver la tristesse. Étrangers à ces blessures, nos nouveaux amis n'y voyaient quant à eux que du positif.

- On a un éthologue parmi nous ? s'exclama Karen, admirative.

- C'est un as ! confirma Raph.

L'intéressé se bourra la bouche de rondelles de concombre pour ne pas avoir à répondre.

Soudain, une pensée traversa la jeune femme :

- Du coup, changement de programme ?

- Quel programme ? réagit sa sœur.

Raph gigota sur sa chaise.

- Ce sont les derniers jours du festival de théâtre et Martin avait envie d'y aller.

C'était nouveau. Nous n'en avions pas reparlé depuis que j'avais émis la suggestion. Suggestion qui, je me souvenais bien, n'avait pas soulevé un grand enthousiasme. J'ouvris la bouche pour le rappeler, mais Raph n'avait pas fini d'exposer l'affaire :

- Karen a dit que ça l'intéresserait de venir avec nous.

Ah, je comprenais mieux. Maintenant qu'il avait invité quelqu'un, il aurait été malvenu d'annuler l'excursion. La séance de dressage ne pourrait donc avoir lieu aujourd'hui et, pour que Sacha ne lui en veuille pas, Raph avait décidé de me faire porter la responsabilité de l'activité. Ces petites manœuvres m'agaçaient. D'abord, j'étais certain qu'elles ne trompaient personne. Si je n'étais pas dupe de cette comédie, il n'y avait pas de raison pour que les autres le soient.

- Alors comme ça tu aimes le théâtre ? m'interrogea Hermine, le plus candidement du monde.

Je clignai des yeux.

- De moins en moins.

Je n'avais même pas songé au décalage entre les paroles de Raph et la froideur de ma réponse. Les mots avaient simplement jailli sous le coup de l'irritation. Encore une fois, Hermine me prit au pied de la lettre, absolument désarmante :

- Je vois. Tu as raison de persévérer. Au festival, tu verras peut-être de belles choses qui rallumeront la passion.

- Espérons-le...

- Mais oui, il faut garder confiance, renchérit Karen, juste avant de réaliser qu'elle n'avait pas encore eu de réponse à sa question : Ah, mais finalement, vous allez voir le cheval cet après-midi ?

- Non, non, assena Yves, une pointe d'affolement dans la voix. J'ai déjà dit que ce serait pour un autre jour. Faites votre sortie.

Il nous encourageait clairement à prendre le large.

- Une virée entre jeunes, c'est une super idée, approuva Salomé.

J'avais déjà entendu cette expression quelque part. 

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