Chapitre 3
Nous déposâmes la valise au pied du lit et je repoussai les volets pour que nous puissions y voir plus clair. Tournant sur lui-même, Sacha contempla les murs bleutés, l'abat-jour de la lampe aux motifs enfantins et le bois sombre de la vieille armoire. A côté, des étagères croulaient sous les livres, les papiers, les boîtes et gadgets en tous genres.
Je m'assis sur le lit, désireux de souffler une seconde, et invitai mon compagnon à me rejoindre.
- Désolé, dis-je, je me suis laissé emporter. Avec ma mère.
- Pff, se moqua-t-il en secouant la tête.
- Quoi ?
- Avant, t'osais même pas dire que j'étais ton mec. Et maintenant tu cries sur les toits qu'on cou...
- Oui, bon, ça va.
Il se renversa sur le lit, qui était un peu plus large que celui de Paris. Sa tête sur l'oreiller était éclairée d'un sourire que je ne savais interpréter. Je m'étendis en face de lui pour mieux le scruter. C'était un sourire de ciel voilé.
Sous l'effet d'un courant d'air, le volet cogna légèrement contre la façade. En dehors de cela, aucun bruit ne venait ébouriffer nos sens. Nous flottions. La peau de Sacha portait des nuances vert d'ombre qui bordaient, imprécises comme l'écume, la grève sertie de coquillage qu'était aujourd'hui sa chair, bercée de chaleur.
Songeant que j'allais finir par le mettre mal à l'aise si je n'arrêtais pas de le fixer ainsi, je roulais sur le dos, étirai le bras, feignant de caresser les poutres du plafond. Je savais doux leurs bords irréguliers et j'espérais que Sacha le sentirait aussi.
- Tu penses que tu pourras t'y faire ?
- Hum. Question d'habitude.
Sa bouche demeurait entrouverte, présageant d'autres mots. Il lui fallut plusieurs secondes pour réussir à les formuler :
- C'est bizarre de se dire que ce matin encore on était au refuge...
Je crus que sa mâchoire tremblait ; c'étaient ses lèvres qui se contorsionnaient et sa langue qui s'agitait sans trouver où se poser. Les deux derniers mots, deux dernières gouttes collées au flacon de sa peine, dispersaient leur essence sur la paroi de verre. Sacha me regardait dans les yeux. Quand il avala sa salive, je compris que ses paroles n'avaient plus assez de poids pour se laisser tomber et qu'il les avait fait redescendre dans son âme où il me fallait aller. Ce que je fis en plaquant mon visage contre son torse dans le but de fouiller les battements de son cœur. Il émit une plainte en me sentant extraire le fil de sa douleur.
- Ce matin on était au refuge...
Je remontai sur le matelas, passai une main derrière sa nuque.
- Avec Symphonie.
- Mon amour...
Nous restâmes longtemps enlacés, oubliant notre installation et les sacs qui attendaient d'être montés. Le volet claqua encore deux ou trois fois, puis la brise se calma et la fournaise s'immisça dans les moindres recoins. Elle faisait fondre nos idées, rendait collants nos vêtements et malgré cela nous persistions à nous étreindre. A flotter.
Le soleil radieux refusait d'approcher la barre de l'horizon.
- Je suis tellement désolé, Sacha. J'aurais voulu que ça se termine autrement.
- T'y es pour rien. Je vois pas comment ça aurait pu être différent.
J'allai parler, mais il reprit immédiatement la parole, me court-circuitant en quelque sorte :
- J'en veux à personne. Pas non plus à tes parents. On leur a pas demandé leur avis pour la jument.
Je me tus, morose, incapable d'acquiescer à cette vérité avec autant de sincérité que lui. Oh oui, Sacha était gentil. Maman ne savait pas à quel point.
J'étais contrarié. Furieux, même, que son bonheur ait volé en éclats. Je voulais empoigner le malheur, le secouer, l'étouffer, je m'exclamai soudain :
- On va aller à la mer ! Et on ira voir des feux d'artifice ! On montera tout en haut du Mont Saint-Michel ! En buvant des litres de cidre !
Je m'excitai tant que le matelas sursauta comme une bouée sous nos corps. Sacha se redressa pour plonger à mon cou en prenant de l'élan.
- C'est pas une bonne idée de se bourrer la gueule, chuchota-t-il dans mon oreille, c'est carrément dangereux si on est en hauteur.
Ses murmures contenaient un brasillement vainqueur de l'atmosphère engourdie. J'exultai, jusqu'à l'apothéose quand il prononça :
- Je t'aime, Martin.
C'est alors que retentit l'appel du dîner :
- A table !
Mon cœur répondit en tambourinant et se contracta autour d'une fébrile conclusion :
- Ça veut dire que papa est rentré ?
- Je crois que j'ai entendu la porte claquer il y a dix minutes.
Perdu dans mes pensées, je n'y avais même pas prêté attention. C'était pourtant un fait d'importance qui entraînait une autre conclusion :
- Prêt à rencontrer mon père ?
- Hum ! assura Sacha. Et toi, pressé de le retrouver ?
- Absolument pas...
Après avoir partagé un dernier sourire en coin, nous quittâmes la chambre en nous tenant la main. Je lâchai mon compagnon dans l'escalier, sous prétexte qu'il n'était pas facile de descendre les marches accrochés l'un à l'autre, en réalité pour éviter de jouer les tourterelles devant mes parents. A toute vitesse, je réfléchis également aux paroles qu'il conviendrait de dire : « Papa, voici Sacha. » Et pour que les choses ne prennent pas la même tournure qu'avec ma mère : « Sacha, mon petit ami. »
Au rez-de-chaussée, les stores avaient été relevés et les fenêtres entrouvertes pour tenter d'aspirer à l'intérieur des miettes de la fraîcheur du soir. Il n'y aurait plus un coin d'ombre où se cacher. Je m'apprêtai à articuler les mots préparés le plus distinctement possible quand fusa un reproche qui me priva de mes moyens :
- Je vois qu'à peine arrivé tu mets déjà ton bazar partout.
Assis à table, mon père considérait d'un œil sévère le recueil de contes déplacé sur le comptoir, la valise abandonnée et les divers sacs éparpillés autour. J'éludai sa remarque au moyen d'un soupir contrôlé.
- Ravi de te revoir. Bon. Eh bien, voilà Sacha.
Tout en faisant mine de rajuster les manches de sa chemise aux tons clairs, mon père planta son regard dans celui de Sacha.
- J'espère qu'il ne te cause pas trop de problèmes, dit-il.
Il toisait si intensément mon petit ami que j'en déduisis facilement qu'il s'adressait à lui, ce qui n'était pas très sympathique pour moi. En tout cas, ses paroles ne pouvaient pas m'être destinées, ç'aurait été d'une exceptionnelle indécence. Mais Sacha semblait en douter. Il déglutit laborieusement, se sentant davantage objet que sujet de la phrase. Mon père avait la technique pour se montrer glaçant.
Maman passa entre nous, chargée d'une poêle et d'une corbeille de pain.
- Christian, tu peux approcher le dessous de plat, s'il te plaît ?
Il nous laissa tranquilles pour accéder à la demande. Ma mère, nous voyant désemparés, indiqua en souriant une chaise à Sacha. Par la force des choses, je me retrouvai installé en face de mon père qui repartit à l'attaque aussitôt que nous fûmes servis :
- Alors, Martin. Qu'est-ce que tu as prévu de faire pendant l'été ?
- On va aller à la plage, répondis-je sans hésitation, assez content d'avoir profité de larver sur le lit pour former des projets.
- Ah bon ? s'étonna-t-il, haussant un sourcil réprobateur. Tu ne dois pas t'occuper de choses importantes ?
Depuis que je m'en étais saisi, ma fourchette flottait désespérément en l'air, impossible à enfourner. Tout de même, il n'était pas en train de me demander de travailler pour lui rembourser une somme d'argent qui, si elle n'avait certes pas été dépensée à son goût, l'aurait été de toute façon ?
- Je t'en prie, c'est mon dernier été en tant qu'étudiant ! Je peux bien le savourer un peu.
Il déchira férocement un morceau de baguette.
- Ta dernière année d'étudiant, répéta-t-il lentement, sentencieusement. Tu m'inquiètes, là.
- Attendons au moins les résultats du CAPES, grognai-je en levant les yeux au plafond.
- Tu as pensé à ce qui se passerait si tu ne l'obtenais pas ?
- Évidemment. C'est même quasiment sûr qu'il faudra que je le tente plusieurs fois avant de l'avoir.
J'espérais au fond ne pas mettre trop d'années à décrocher le titre de professeur mais, devant mon père, il valait mieux dédramatiser l'échec, et ce plutôt trop que pas assez.
- S'il se trouve que je l'ai raté, poursuivis-je, je me préparerai pour le repasser à nouveau et je ferai en sorte d'avoir un petit job à côté pour économiser. Peut-être que je m'inscrirai aussi à une formation complémentaire, un truc professionnalisant. On verra bien.
- Ah bon.
Son intonation était plus détendue. Je m'étais suffisamment bien débrouillé pour le convaincre et, cette fois, il me laissa commencer mon assiette. J'étais un peu surpris : il ne m'avait pas resservi le couplet attendu sur le je-m'en-foutisme et l'inconscience juvénile, ni ne semblait vouloir revenir sur ma folle épopée, ma fuite de Paris et autres joyeusetés. Je croyais que nous allions enfin pouvoir dîner en paix. C'était trop de naïveté. Jugeant qu'il en avait terminé avec moi, il se tourna vers sa nouvelle source d'ennuis :
- Et toi, mon garçon ?
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